Le monde de la nuit

Derrière les fenêtres fermées, la lumière tamisée indique que la vieille dame ne dort pas ou qu'elle a omis d'éteindre la lampe du salon. Sans bruit, Sacha, suivie par Jérémie, se faufile dans l'entrée. Dès que la porte est entrouverte la jeune femme se retourne, fait barrage de son corps, et le garçon ne peut accéder à l'intérieur.

— Je crois qu'il vaut mieux que nous nous quittions ici, ne crois-tu pas ? Je ne voudrais pas réveiller Adélaïde ; elle n'aimerait sans doute pas trop cela.
— Je ne suis pas persuadé que ma tante dorme ; elle veille si souvent… mais je veux bien admettre que tu aies envie de rester seule. Puis-je espérer te revoir ? J'en serais ravi.
— Alors bonne nuit, Jérémie, et merci encore pour cette charmante sortie. Je ne veux rien te promettre comme suite à ce merveilleux diner ; j'ai besoin de temps pour faire le point. Ça n'a rien de personnel, rien contre toi.
— Bonne nuit alors, belle dame.
— Bonne nuit et bon retour, Jérémie.

Elle suit des yeux dans la nuit qui l'emporte la silhouette de l'homme qui baisse la tête en partant. Sans doute est-il déçu : il avait peut-être imaginé une autre fin à ce dîner, mais c'est au-dessus des forces de Sacha. Elle tire la porte sur elle, referme la serrure à double tour et s'engage dans le couloir quand une petite voix la surprend.

— C'est vous, Sacha ?
— Oui, Madame. Je vous ai donc réveillée ? J'en suis marrie. Je regrette…
— Allons, ne soyez pas aussi dure avec vous-même ; je ne dors jamais tout à fait. C'est un reste de toutes ces années où j'ai veillé sur mon petit monde. J'espère seulement que mon garnement de neveu ne vous pas trop importuné. Je dois aussi avouer que j'avais un instant imaginé qu'entre vous deux…
— Désolée pour vous, mais… j'ai besoin de faire le point sur ma vie, et pas forcément envie de recommencer une nouvelle histoire… avec un homme, s'entend.
— Venez donc un moment vous asseoir près de moi. Il y a du feu dans l'âtre et nous serons tellement mieux pour bavarder… Venez. Venez me raconter ce que vous attendez de l'avenir. Je n'ai jamais vu Jérémie aussi souvent que depuis que vous êtes chez moi, alors j'ai pensé qu'il pouvait y avoir une relation de cause à effet. Tant pis si je me suis fait des illusions.
— Oh, il est charmant, mais c'est moi qui ne suis pas à la hauteur de ses attentes. Je ne parviens pas à me remettre… vous comprenez ?
— Je sais que c'est difficile pour vous. Mais qu'allez-vous faire en quittant cette maison ? Car je suppose que toute la lumière va se faire sur votre histoire et que vous irez retrouver vos souvenirs. Il va vous falloir du courage pour affronter seule les exigences de cette nouvelle vie. Vous avez un travail ? De quoi gagner votre vie ?
— Il faudra bien que je trouve quelque chose, que je reprenne une activité. J'ai toujours cru que David subviendrait toujours à mes besoins ; apparemment, je me trompais lourdement.
— Vous savez, il y a trente ans de cela, je vous aurais proposé une place dans ma maison : je suis certaine que vous avez les épaules pour cela. Ne vous offusquez pas de ce que je vais vous dire. Vous avez des atouts pour ce métier que mes filles faisaient, et vous êtes même tellement plus jolie que la plupart de celles avec qui j'ai travaillé jadis.
— J'ai du mal à vous croire et à m'imaginer… couchant avec Pierre, Paul, Jacques, juste pour de l'argent.
— Alors fermez les yeux et imaginez. Vous les voyez, toutes ces petites bourgeoises qui couchent deux ou trois fois par mois avec un mari dont le ventre est aussi épais que le matelas de billets qu'ils entassent jour après jour ? Pensez vous que ce soit si différent de vivre avec l'argent d'un homme avec lequel elles restent par principe, sans plus trop d'amour ? Que ce soit moins propre d'en recevoir pour leur donner l'amour qu'ils attendent, sans avoir aucune attache ? La vraie liberté, c'est sans doute de n'avoir aucun compte à rendre, et surtout de ne pas craindre un divorce qui peut ruiner la santé autant que la vie.
— Je n'ai pas vraiment envie de réfléchir à la question. Je ne sais pas ce qu'il va advenir de moi, de cette liberté physique dont vous parlez ; alors m'aliéner dans une relation comme celle dont vous me parlez… je suis bien loin de tout cela. Et je suis encore désolée pour votre neveu, mais je ne me sentais pas vraiment le courage… bien que j'avoue que l'idée m'ait traversé l'esprit, que mon corps ait réclamé lui aussi.
— Si un jour vous envisagiez quand même de suivre mon conseil, vous pourrez toujours revenir me voir ; j'ai gardé quelques contacts dans ce métier que l'on ne quitte jamais tout à fait.
— Ne gardez pas vraiment d'espoir : je ne suis pas faite pour cela.
— Ma belle, je crois que je suis mieux placée que vous pour en juger. Enfin, je vous souhaite une bonne nuit.

Jérémie est revenu pratiquement chaque jour pendant les semaines suivantes. Puis un matin, Sacha a reçu une convocation du juge d'instruction. Cet homme, sans un mot d'excuse, lui annonce que finalement elle est mise hors de cause dans le meurtre de son mari. Il ne s'étend pas sur le sujet, et après avoir signé une ordonnance de non-lieu elle se retrouve dans la rue avec les clés de chez elle. Un rapide passage chez Adélaïde pour récupérer ses affaires et l'avertir de son départ imminent, et elle voit arriver dans sa chambre le flic.

— Ça y est ? Tu rentres chez toi ? Je t'y accompagne, si tu le permets. Tu pourrais avoir un choc suite au désordre que nous y avons mis.
— Comme tu veux, mais ne te sens pas obligé de le faire. C'est vrai que ta voiture me serait bien utile pour emmener mes quelques frusques et bibelots que j'ai entassés dans ma valise.
— Alors je t'emmène, bien sûr !
— Merci, tu es un véritable ami. Juste un instant, le temps que je prenne congé de ta tante. Tu peux prendre mes affaires ?

L'homme empoigne la valise et se dirige vers la sortie pendant que Sacha se rend au salon. La vieille dame est assise comme d'habitude dans son large fauteuil. Au premier regard, elle a saisi que son hôte va la quitter.

— Ah ! Alors vous m'abandonnez ? Je savais que ce moment allait arriver ; je l'espérais plus lointain, toutefois. Je vous souhaite donc de retrouver une vie plus calme puisque la justice vous a rendu votre liberté et votre dignité. Mais si un jour vous aviez besoin de moi, de mes services, je serai toujours là pour vous. Et n'oubliez pas que je n'ai pas changé d'avis sur le potentiel que vous avez en vous.
— Merci pour votre hospitalité, merci pour cet accueil chaleureux. Par contre, pour votre proposition, je ne peux encore une fois que la décliner. Je garderai de vous un souvenir impérissable et je viendrai vous rendre visite de temps en temps, si vous me le permettez.
— Allez ! Allez vite, ma belle, je n'aime pas les « au-revoir » pas plus que les « adieux ».

La messe est dite quand la voiture qui traverse la ville ramène Sacha vers ses souvenirs. Le chauffeur est étrangement silencieux. Quelques pas dans la maison, et les images d'un temps révolu remontent en boucle dans la tête de la jeune femme. Chaque meuble, chaque objet, tous transpirent l'odeur qu'ils gardent incrustée en eux : le passage de celui qui ne reviendra plus. Et pourtant c'est une étrangère qui regagne son chez elle, suivie comme son ombre par Jérémie qui ne perd pas une miette des réactions de la femme qui retraverse une partie de sa vie. Les larmes qui devraient jaillir de ses yeux ne sont pas au rendez-vous.

Sur le seuil de la porte d'une chambre qui a connu des jours heureux, Sacha s'appuie au chambranle, les yeux écarquillés sur les habits, les papiers qui jonchent le sol. Elle serre les poings, pas vraiment pour le désordre, mais pour ces fantômes qui surgissent de tous les coins de cette demeure où elle a été si longtemps enchantée. Rien ne lui semble être vrai, plus rien ne la rattache à cet endroit qui lui a donné tellement de joies. Dans la cuisine où elle est revenue pour prendre un verre d'eau, il lui paraît qu'elle n'a plus rien à faire ici. Elle se retourne vers Jérémie qui l'a suivie sans jamais poser sa valise.

— Tu veux bien m'emmener à l'hôtel le plus proche ? J'enverrai demain quelqu'un pour prendre mes affaires. Je crois que je hais cette maison.
— Tu veux retourner chez tante Adélaïde pour la nuit ?
— Non, non, surtout pas : je veux un endroit neutre. Une chambre d'hôtel sera le refuge parfait, et demain je chercherai un autre endroit pour… revivre.
— Bon. C'est toi qui décides.

Il a repris le volant et la route. Au centre-ville, il trouve un deux-étoiles où il dépose sa passagère. La valise repart encore une fois pour une autre chambre. Jérémie pousse la porte et s'efface devant elle.

— Te voici chez toi pour la nuit. Tu n'as besoin de rien ? Tu veux que nous allions dîner ensemble ?
— Non ; mais attends, Jérémie, ne pars pas tout de suite. Reste un moment près de moi, tu veux bien ? Tu es la seule personne sur laquelle j'ai pu compter depuis… les événements. Tu veux bien me tenir un peu compagnie ?
— Oui, si tu veux ; mais j'ai peur d'avoir…
— Oui ? Tu as peur de qui ? De quoi ? Pas de moi, j'espère !
— Non, juste de moi et de mes sentiments pour toi… Je n'ai pas cessé d'y croire depuis ce premier jour au parloir…
— Pourtant à ce moment-là, je faisais figure de tueuse, non ? La coupable idéale.

L'homme s'est approché d'elle. Il lui tient la main. Ses yeux sont rivés aux siens.

— Ne dis donc pas d'ânerie. Je n'ai jamais cru un seul instant que tu étais une meurtrière.
— Tu te doutes bien que je n'ai jamais touché un autre homme que David depuis notre mariage. Je ne l'ai jamais trompé, et je ne sais pas si je saurai…
— Ne parle pas de cela, veux-tu ? Il ne s'agit pas de tromper, mais d'une deuxième chance que la vie nous offre.

Il presse contre lui la femme qui ne résiste plus. Les mains de Jérémie sont sur le dos de Sacha, et quand l'une d'elles lui prend délicatement le cou pour l'attirer contre lui, elle sait bien que le baiser est inévitable. Les lèvres qui se soudent lui donnent un coup au cœur, un coup de chaud. La jeune femme frémit au contact de la langue qui entraîne la sienne dans une danse époustouflante. Pourtant, au fond de son crâne une petite lumière s'allume, un avertisseur qui se met à clignoter. Un sixième sens qui la fait se raidir, et gentiment, malgré son envie, elle repousse le jeune homme.

— Non. Non, s'il te plaît. Pas maintenant, pas comme ça. Je ne peux pas. C'est vrai, je n'y arrive pas.
— Je ne te plais pas ? Tu me donnais pourtant l'impression que tu en avais envie.
— Écoute, c'est trop… Mon mari est encore entre nous pour le moment… Désolée, mais je n'arrive pas à sauter ce pas que tu aimerais me faire franchir. C'est comme… si c'était lui qui… tu comprends ?
— Je comprends surtout que tu te refuses à moi. Tu ne peux pas me laisser dans cet état là…

En se reculant de deux pas, Jérémie désigne du doigt sa braguette. La bosse qui déforme son pantalon est conséquente.

— Je sais ce que je te dois, mais ne me demande pas de me forcer pour… te payer les services rendus. C'est encore aujourd'hui au-dessus de mes forces. Cette histoire est trop présente à ma mémoire. Je ne veux pas faire l'amour avec toi, en tous cas pas là, pas maintenant, et pourtant… oui, j'en ai eu envie, mais cela ne m'oblige en rien.
— Je respecte ton choix. Pourtant ta décision me navre. Mais tu es maîtresse de ton corps et de tes sentiments.
— Parlons-en, de mes sentiments ! Je sais à peine qui je suis suite à ce remue-ménage qui a détruit presque tout dans ma vie. Et puis ma confiance dans les hommes est limitée depuis que j'ai appris que celui que je chérissais le plus au monde m'avait même menti sur son métier. Tu es, toi aussi, dans ce monde-là ! Un monde un peu pervers et pourri finalement ; alors, côté confiance… excuse-moi, mais tu repasseras demain.
— C'est toi qui décides. Pardon de n'avoir pas su te charmer, te plaire. Et pardon aussi d'avoir eu et d'avoir encore envie de toi. Tu es une belle, une très belle femme. Tu peux toujours compter sur moi et m'appeler quand tu le voudras. Pour toi, je serai disponible n'importe quand.

Il baisse le regard, se retourne brusquement, et la porte doucement se referme sur lui. Le silence, immense, imposant retombe sur la solitude de Sacha. Elle jette un œil par la fenêtre sur la voiture qui lentement démarre. Elle est un peu triste d'avoir imposé cela à cet homme, mais c'est vrai que le fantôme de David plane au-dessus de sa tête, ombre qu'elle n'a pas encore classée, rangée dans un coin de ses souvenirs. Et puis tout ce qui touche de près ou de loin à un uniforme la dégoûte un peu. Chez Jérémie, le costume de flic la dérange de plus en plus.

Dans la soirée qui suit, elle range ses maigres effets dans l'armoire de cette chambre qui lui assure un confort relatif. La nuit porte conseil, dit-on ; alors, ivre d'une fatigue anormale, elle se couche et s'endort pour une nuit, cette fois sans rêves ni cauchemars.

À son réveil, le soleil est déjà bien haut dans le ciel bleu de sa liberté retrouvée. La première chose, c'est de se précipiter dans la salle de bain attenante à sa chambre. Quel plaisir que cette douche tiède qui noie sa peau sous un déluge de gouttelettes piquantes ! Elle se savonne avec ardeur, comme si le fait de frotter pouvait un moment enlever la crasse laissée par le cloaque qu'est devenue son existence.

Lentement, la main qui navigue vigoureusement sur son épiderme se fait plus câline. Elle s'attarde sur des endroits dont elle a interdit l'entrée à son chauffeur de la veille. Ses doigts deviennent insistants, se livrant à un bien étrange manège sur deux monticules roses aux bouts plus foncés. Puis ils glissent, remplis de mousse, vers des replis camouflés par quelques poils bruns. La boule de nylon verte que la main tient bien serrée se trouve lâchée et tombe au fond de la douche alors que les phalanges qui viennent de la perdre insistent sur une autre fleur. Les doigts s'attardent, apportant avec eux des sensations connues, reconnues, mais jamais oubliées. Elle se redécouvre, se retrouve femme jusqu'au bout des ongles, femme dans les plus petits détails, femme dans toute sa splendeur.

Le petit jeu féminin dure longtemps, et sa poitrine, toujours dégoulinante d'une eau tiède, se soulève au rythme des soupirs d'aise qui emplissent la salle de bain. La violence de l'orgasme qui s'ensuit lui fait plier les genoux, et si elle ne tombe pas c'est simplement parce que ses mains se raccrochent au montant de la porte de la douche au dernier moment. Heureuse mais vidée par cette avalanche de sensations de toutes sortes, Sacha finit de redevenir celle qu'elle aurait toujours désiré rester. Le maquillage rehausse un habillement des plus sexys, bien qu'elle déplore la misère de sa garde-robe actuelle. Retourner dans la demeure où elle a vécu avant lui semble tellement… compliqué.

Sa journée débute par la ronde des agences de location, sa priorité absolue du moment étant de trouver un endroit pour se poser. Elle ne veut plus de ces lieux où flotte toujours le parfum d'un bonheur moribond. Sacha visite une bonne dizaine d'appartements tous plus impeccables les uns que les autres. C'est à la dernière visite que son choix s'arrête sur les soixante-quinze mètres carrés d'un trois-pièces agréablement situé. Au premier étage d'un tout petit immeuble, la dame de l'agence qui le lui présente en vante le calme, la proximité aussi du centre-ville et surtout celle, plus sympa, des magasins. Puisque tout s'allie pour lui plaire, elle signe finalement le contrat que la belle blonde, qui lui a fait la visite, lui présente.

Les clés dans le sac à main, elle se sent mieux. Reste à régler le problème des meubles, mais ce n'est là encore qu'une simple formalité.

Sacha ayant accompli toutes ces démarches dans la journée, elle retourne dans sa chambre d'hôtel pour y jouir d'un repos bien mérité. La réceptionniste qui la regarde entrer est une très jeune fille. Elle tend à l'arrivante le passe magnétique qui permet l'accès à son nid. Le visage de la belle gamine s'illumine d'un sourire. Finalement, elle rassure sa cliente uniquement par celui-ci.

Une douche rapide pour calmer la fatigue des longues jambes qui ont trottiné toute la journée ; pour faire oublier la solitude aussi, peut-être. La jeune femme, étendue sur son lit dans une petite nuisette dont elle a fait l'acquisition dans la matinée, tente de détourner la marée de souvenirs qui explose dans son crâne. Puis la soif qui la tenaille va en s'amplifiant. Rien à boire, sauf de l'eau du robinet, mais elle aurait besoin de quelque chose de plus… de plus fort. Un bon alcool, juste un, pour se faire plaisir. Mais Sacha ne se sent pas d'humeur pour se rhabiller et descendre dans un bar des environs. Alors juste par instinct, elle décroche le téléphone.

— Allô ? Bonsoir, ici la réception, je vous écoute. Que puis-je pour vous ?
— C'est la chambre 101. J'aimerais savoir si vous aviez quelque chose à boire, ou s'il était possible de trouver une bouteille à cette heure-ci.
— Tout est toujours possible, bien sûr ! Vous désireriez quel genre de boisson ? Avec ou sans alcool ?
— Ben… je préférerais avec… Quelque chose comme un whisky ou une vodka, avec soit du soda, soit un jus d'orange.
— Bien, Madame ; je vais voir si je peux vous trouver ce genre de produit. Je vous demanderai seulement quelques minutes de patience. Le temps que ce que vous désirez me soit livré.
— Je vous en prie, prenez votre temps.

Le combiné est à peine raccroché que déjà Sacha regrette presque sa démarche. Elle allume le téléviseur, mais son esprit est ailleurs. Impossible de se concentrer sur les images qui défilent. De guerre lasse, pour un semblant de paix, elle appuie sur le bouton mettant fin à ce flot incompréhensible que débite l'écran. Armée d'une lime et d'un coupe-ongle, elle entreprend de faire une beauté à ses mains qu'elle a négligées depuis des semaines. La serviette posée en travers de ses cuisses, le dos appuyé à la tête de son lit, elle se concentre sur son minutieux ouvrage. Quand sa râpe lui tombe des doigts sans même qu'elle ne le sente, c'est que la somnolence l'a totalement gagnée.

Trois petits coups discrets frappés contre la porte la sortent de l'antichambre du sommeil dans lequel elle patauge depuis quelques minutes.

— Oui ? Entrez.
— C'est la réceptionniste, Madame. Je vous apporte votre boisson.
— Ah, c'est vrai, je m'étais presque assoupie. Entrez. Allons, faites comme chez vous.
— Voilà une bouteille de vodka, une de jus d'orange, et quelques glaçons que j'ai pris dans le réfrigérateur du personnel de l'hôtel ; j'espère que cela vous conviendra… Je vous ai mis également deux verres, mais… je vois que vous êtes seule…
— Merci pour votre prévenance. Vous voulez bien poser le plateau sur la table, là ? Merci. Dites, vous avez bien une minute, juste une, pour trinquer avec moi. Je fête ma liberté ; c'est banal, non ? Si vous saviez pourtant ce que c'est important aussi quelquefois, la liberté…

La jeune blonde de la réception, dans son tailleur rouge, ne sait plus sur quel pied danser. La femme brune qui lui parle est sans doute âgée de quelques années de plus qu'elle, mais pas tellement non plus. Puis elle se dit qu'elle a déjà entendu tellement de demandes farfelues de la part de certains clients, que prendre un verre avec celle-là n'est pas aussi extraordinaire.

— C'est que je suis en service et que… normalement, c'est interdit ; je risque d'avoir des ennuis.
— Des ennuis ? Ma pauvre, si vous saviez desquels je sors, moi, d'ennuis, vous auriez encore plus peur ! Allons, soyez chic, juste un doigt de vodka, seulement pour trinquer.
— Bon, je veux bien vous faire plaisir, mais surtout vous ne le répéterez à personne. Vous me le promettez ?
— Évidemment que je n'en parlerai pas. Ces derniers mois, j'ai appris à me taire. Servons nous, j'ai vraiment envie de boire un verre. Avec ou sans glace ?
— Avec, si cela ne vous dérange pas, et surtout beaucoup de jus d'orange.
— Vous voilà servie. Levons nos verres à toutes les femmes libres de ce monde ! À toutes celles qui ne le sont pas non plus.
— À votre santé… Madame.

Sacha boit pratiquement cul-sec ce premier verre. Puis, sans en avoir l'air, elle se remet une rasade de vodka, sans pour autant ajouter de jus d'orange. L'alcool qui descend dans son gosier lui arrache une quinte de toux. Mais la première gorgée passée, les autres suivent, et petit à petit la dose qu'elle ingurgite commence à produire son effet. La tête qui chauffe, les jambes un peu plus molles obligent Sacha à s'asseoir sur le lit. La blonde regarde la scène en se demandant ce qu'elle doit faire. Devant les yeux de la brune, le rouge des vêtements de la jeune fille semble déteindre, se diluer dans de larges taches qui dégoulinent partout. Des étoiles de sang qui obligent la cliente à fermer les paupières.

Mais dès que celles-ci sont closes, c'est encore pire : c'est un flash-back qui remue les tripes de la pauvre Sacha. Elle ouvre de nouveau les yeux, s'attendant à voir ses mains souillées de ce raisiné maudit, puis ce sont les bruits de la cavalcade des flics qui resurgissent et elle se met à sangloter.

— Ça ne va pas, Madame ? Vous n'avez pas l'air bien, pas bien du tout. Je vais appeler le médecin.
— Non ! Non, s'il vous plaît, n'en faites rien. C'est juste un malaise ; je n'ai pas l'habitude de boire de l'alcool, et celui-ci est fort. Ça va passer, je vous l'assure. Oh, restez encore un instant avec moi, j'ai besoin de votre présence. Vous voulez bien, dites, vous voulez rester encore ?

L'autre devine que quelque chose cloche dans ce comportement plutôt anormal, mais elle ne se sent pas le courage de laisser cette belle femme se saouler, comme cela, presque sans raison, ou alors pour une bien mystérieuse déraison.

— Ne vous agitez pas ainsi ; je vais vous aider à vous coucher. Je vois bien que vous n'avez pas l'air en forme. Là, c'est ça, étendez-vous. Comme ceci, c'est parfait. Je tire le drap ; glissez-vous entre les deux.

Docile, Sacha se laisse guider par cette voix qui lui demande de s'aliter. Au moment où le drap est tiré vers son menton par une main douce, elle attrape celle-ci.

— Ah, te voilà, David ! Salaud ! Pourquoi m'as-tu joué ce sale tour ? Je t'ai aimé, moi. Et toi, en retour, qu'as-tu fait de ma vie ? Salaud… Il paraît même que tu étais flic, et pendant toutes ces années pas un mot pour me renseigner sur ton métier. Tu avais peur de quoi ? Il est beau, le résultat ! Tu as froid, mon amour ? Autant que moi ? Tiens ! Touche, regarde, sens. Tu comprends comme je suis transie ? Réchauffe-moi s'il te plaît. Et puis j'ai envie de toi, j'ai envie de… de baiser ; non, j'ai besoin de faire l'amour. Comme nous le faisions si souvent… tu me manques. Merde, où es-tu ? Salaud, va ! Tu me laisses seule… Qu'est-ce que je vais devenir maintenant ?

La jeune blonde qui tente de récupérer la main que Sacha serre contre elle ne comprend pas grand-chose à cette envolée de paroles pour un mec qui semble avoir largué la brune. Il faut dire aussi que la dame a picolé presque les trois quarts de la bouteille de vodka sans la couper, et pratiquement cul-sec, alors ce délire est bien compréhensible. L'employée de l'hôtel voudrait bien retourner à son poste : il ne serait pas bon pour elle que son patron s'aperçoive qu'elle l'a abandonné. Enfin, elle pourrait toujours justifier que la cliente l'avait appelée, mais… Elle se promet simplement de venir faire un tour de temps en temps pour s'assurer que cette femme va bien.

Pour arriver à faire lâcher prise à Sacha qui, dans son délire, s'accroche à ses doigts comme une naufragée à une planche, ce n'est pas si simple. De plus, elle tire fortement le bras qui va, du bout de la main, vers sa poitrine. Et comme elle a une force du diable, elle parvient à poser la paume de cette menotte qu'elle croit appartenir à ce David sur la nuisette, au niveau de ses seins. Le rouge n'est plus seulement sur les habits de la réceptionniste : il est aussi monté à ses joues, et sur son front. Elle se traite de gourde de ne pas vouloir arracher son bras de la fâcheuse position dans laquelle la femme ivre le maintient. Enfin elle y parvient et relâche quelque peu la pression que ses poumons gardaient en réserve. Un peu de sueur laisse une dernière trace sur le visage de l'employée qui file rapidement vers son poste.

Elle respire mieux, tout est calme. Quelle furie que cette cliente ! Comment et pourquoi se mettre dans des états pareils pour un mec ? Il y a des moments où il fait bon ne pas fréquenter de garçon, de ça elle en est certaine. Il lui reste encore deux bonnes heures avant d'avoir fini son service. Elle se dit qu'elle fera bien d'aller voir la chambre 101 avant de quitter l'établissement, mais il n'est pas encore l'heure pour cela.


À pas de loup, les doigts cherchent le bouton de la lumière. Quand ceux-ci enfin trouvent l'interrupteur, la minuscule petite lampe de chevet baigne un visage d'ange, dans une clarté diaphane. Les cheveux sombres étalés sur l'oreiller, la respiration calme, tout rassure la fille blonde qui vient d'entrer dans la 101. Elle fait encore deux pas, juste par acquit de conscience, vers la masse féminine qui dort paisiblement. D'un geste doux, elle vient mettre l'index et le majeur devant la bouche de la brune. Le souffle léger qui frappe les deux doigts finit par ôter les dernières craintes de la visiteuse toute de rouge vêtue.

Pourtant elle reste un instant dans la pièce, prend délicatement le sac à main posé sur la table près de la bouteille quasi vide et jette un œil sur les coupures de journaux qui s'entassent dans le bissac de la belle. Son sang ne fait qu'un tour : elle se souvient soudain de cette femme, et elle comprend mieux son désarroi. Alors qu'elle remet les pages en place, l'autre dans le lit pousse une sorte de cri rauque :

— Marie-Thérèse, la ronde, c'est la ronde qui va passer ! Il ne faut pas que la matonne nous voie dans le même lit… vite… remonte dans le tien !

La phrase est audible, claire, et suffisamment forte pour que la fille, debout tout près du lit, puisse la capter. Elle ne saisit pas le sens de tout ceci, mais elle sait que cette femme, là dans la couche, a dû vivre quelque chose de terrible, un truc hors du commun pour être traumatisée de la sorte. Alors, aussi doucement qu'elle est arrivée, elle disparaît, rendant à la nuit la dormeuse qui ne parle plus du tout. Sacha dans son cauchemar revoit passer les rondes, la lumière du plafonnier qui s'allume à intervalles plus ou moins réguliers. Dans sa tête, c'est difficile d'échapper à ces fantômes de la nuit. Le petit matin la trouve en nage, avec une gueule de bois formidable. C'est bon d'être vivante, et les maux de tête en attestent.

Le décor la surprend, puis elle revient sur terre et c'est encore par le biais de la douche qu'elle va rechercher une sérénité qui est loin de l'habiter. Ce matin, outre les élancements dans son crâne, une sourde chaleur se diffuse à l'ensemble de son corps. Cependant, elle ne veut laisser aucune latitude à ses mains pour apaiser la faim de sexe qui se fait de plus en plus pressante. Elle se dit que ça va passer et que désormais il lui faut apprendre à vivre avec ce besoin. Quand elle dépose sa carte à la réception, c'est un homme qui la récupère. La rue et son agitation happent la jeune femme qui se fond dans un anonymat bienveillant.

Devant la porte de sa maison, un camion et deux mecs aux bras gros comme ses cuisses arrivent presque en même temps qu'elle. Elle fait un rapide tour à l'intérieur, désignant chacune des pièces de mobilier qu'elle veut emporter et file vers l'appartement qu'elle a loué. Accoudée au balcon, elle ne bouge plus, attendant que les déménageurs apportent ses meubles. Là, perdue dans des rêves sans queue ni tête, elle ne voit ni n'entend plus rien de ce qui tourne autour de la rue où elle va désormais tenter de revivre. Le camion chargé de ses effets personnels n'est sur place que quelques heures plus tard. Pourtant, elle n'a pas bronché, juste appuyée contre le garde-fou de la loggia.

Ensuite tout va très vite, et le trois-pièces se remplit de choses familières, d'équipements indispensables à son nouveau départ. Le premier à reprendre du service est bien sûr la cafetière. Les trois cafés qui coulent embaument soudain ce nouvel espace de vie alors que les deux ouvriers, par des gestes mille fois répétés, déposent ici une table, là une armoire. Ils ne stoppent leur élan que pour soulever les minuscules tasses et ingurgiter le breuvage que leur a préparé Sacha. Ils vont, viennent, montent et redescendent les escaliers de l'unique étage où se trouve l'appartement. Au terme d'un dernier voyage avec une armoire, ils referment derrière eux la porte. Et le silence s'installe, lourd, pesant, seulement percé par le claquement sec des talons de la jeune femme qui aménage, dispose à sa manière son univers.

Quand elle a fini ses incessants mouvements, tout semble lui aller, tout lui ressemble aussi. Elle navigue dans ces meubles comme si elle ne les avait jamais quittés, comme si le nouveau nid qu'elle vient de modeler à son image, elle l'avait pratiqué depuis toujours. Confortablement étendue sur son canapé, elle se laisse aller à des idées plutôt douces, à des images d'ailleurs transposées dans ce lieu. Elle tente d'imaginer David allant de la cuisine au salon, de celui-ci à la chambre. L'écho qui lui revient de cela n'est qu'un flou indescriptible et elle renonce en fermant les yeux, à laisser son esprit ainsi divaguer.

Si l'appartement est habitable, il n'en est pas pour autant vivable. Le réfrigérateur est vide. Puisqu'elle a sauté le déjeuner, c'est son estomac qui la rappelle à l'ordre. Elle repart donc à la recherche d'un endroit pour rassasier cet animal qui crie famine au fond d'elle. Sans but précis, ses pas – enfin, sa petite voiture – la dirige vers la maison de la tante Adélaïde. Lorsqu'elle sonne à la grille de l'entrée, la vieille dame lui fait signe de la main.

— Oh, la jolie Sacha ! Alors, cette installation ? Je vous ai manqué ou auriez-vous besoin de mes conseils ? Non, ne m'écoutez pas, je bavarde, je bavarde telle une pie. Allons, entrez !
— Je viens juste encore vous remercier, et je serais heureuse que vous acceptiez mon invitation pour dîner avec moi. Je vous laisse le choix du restaurant. Vous saurez sans doute mieux que moi où il faut se rendre pour un repas de classe. Cette ville est un peu la vôtre, non ?
— Vous croyez que je peux… Je ne suis pas toute à fait prête ; si vous avez la patience de m'attendre quelques minutes…
— Prenez votre temps. Je tiens absolument à ce que la première soirée de mon emménagement se termine par un dîner avec vous ; vous avez tant fait pour moi…
— Vous devriez peut-être plutôt la passer avec un galant. Vous allez vous ennuyer avec la vieille folle que je suis.
— Chut ! Allez finir de vous préparer, et plus de discussion, c'est dit : je vous invite.
— Bien. Alors, si c'est un ordre…
— Pas un ordre, Adélaïde, seulement une supplique.

En trottinant, la dame aux cheveux d'argent s'isole dans sa chambre. Quand quelques minutes plus tard elle en ressort, Sacha se demande si c'est bien la même personne qui s'approche d'elle.

— Wouahh… Vous êtes bien jolie !
— Vous pensez que parce qu'on a pris quelques rides on doit se laisser aller ? Je pense que c'est à ce moment-là que l'on doit s'occuper tout particulièrement de son corps. Et j'ai toujours aimé le mien, alors je le bichonne. Je vous invite à faire de même avec le vôtre, il le mérite. Alors, où allons-nous ?
— Je vous laisse me guider. Venez, j'ai récupéré aussi ma voiture ; c'est plus pratique.
— Je connais bien un endroit… il devrait vous ravir.
— Parfait, vous m'indiquerez le chemin.

C'est vrai, l'endroit est un petit paradis. Douze tables tout au plus, occupées par des couples aux manières raffinées, dont l'une d'entre elles reçoit les deux femmes. L'homme qui s'approche n'est ni un serveur ni un quelconque employé. Il se courbe en deux près d'Adélaïde et de sa bouche, et des mots terriblement efféminés s'envolent vers la vieille dame :

— Permettez-moi de vous saluer, Madame. Quel plaisir de vous revoir parmi nous ! Il y a bien longtemps que nous ne vous avions vue. Sans mentir, vous êtes toujours aussi charmante. Il vous faut me donner votre secret, celui de ne pas prendre une ride. Et, mon Dieu, vous voici en bien belle compagnie. Madame, je n'ai pas encore le plaisir de vous connaître, me semble-t-il…
— Vous avez raison, René. Je vous présente mon amie Sacha. Nous sommes venues ici incognito et nous aimerions ce que vous avez de meilleur pour notre repas. Vous verrez, Sacha, René possède le meilleur chef de cuisine des environs. D'un plat de pâtes il vous fait un festin. À moi aussi, René, vous avez manqué. Mais les souvenirs de nos jeunes années ne s'estompent pas aussi facilement, n'est-ce pas ?
— Toujours aussi prompte à faire des compliments, Adélaïde, je vois… Je donne des ordres aux cuisines ; vous êtes toutes deux mes hôtes privilégiées. J'espère seulement, Madame Sacha, que cette première fois « chez nous » marquera le début d'une longue amitié et d'une collaboration… enrichissante pour tous. Je vous souhaite un bon dîner et vous envoie le serveur.
— Merci, René ; c'est un bonheur de vous revoir, comme toujours.

La courte discussion avec le patron de l'établissement donne une sorte de sourire à la jeune femme et à sa compagne de soirée. Toutes deux regardent l'homme en complet bleu pétrole, sapé comme le prince de Galles, s'éloigner avec aisance.

— Ah, ma pauvre Sacha… s'il avait aimé les femmes, cet homme-là n'aurait eu aucun défaut. Vous avez senti dans sa voix, bien sûr, son penchant un peu forcé pour les gens de son sexe ? Il a dû s'en cacher longtemps. Vous savez, le mariage homo existe maintenant, mais dans notre jeunesse…
— En tous cas, il est charmant, et peu importe ses aspirations, ses tendances… Il m'a bien plu.

C'est aussi vrai. Le repas est digne d'un roi. Adélaïde met à l'aise la jeune femme. Elle se sent bien face à cette dame tirée à quatre épingles qui babille gentiment. Mais c'est une fine mouche qui allie une élocution parfaite à une rouerie de femme habituée à faire parler les autres. Elle entraîne la conversation sur un sujet des plus brûlants, celui de son ancien métier.

— Voyez-vous, Sacha, les hommes sont de gentils nounours que l'on mène où l'on veut quand on sait leur parler. La première chose que les filles d'aujourd'hui devraient apprendre, c'est à se vêtir d'une manière élégante. Un peu comme vous, par exemple.
— Merci, c'est gentil.
— Ensuite, toutes devraient savoir cuisiner. On retient bien des fauves par l'art de la table : un ventre plein ne court plus partout.
— Vous saviez faire tout cela ? Sans doute…
— Et bien plus encore. Un jour, je vous raconterai quelques anecdotes croustillantes. Enfin, ce qui se perd le plus désormais, c'est la culture générale. À force d'écrire des SMS et ce genre de petits messages remplis de fautes d'orthographe, les filles ne savent même plus conjuguer le verbe « aimer ». Les garçons non plus, du reste ! Le sexe, ça passe aussi par la tête avant que de conquérir les cœurs. Mais allez expliquer cela aux minettes d'aujourd'hui… Et j'ai bien senti que vous, vous saviez d'instinct tout ce que je viens de vous résumer en quelques mots. Chez vous, c'est aussi un art de vivre, cette manière innée de parler, de connaître le goût et les envies des uns et des autres.
— Attention, vous allez me faire rougir… Ça ne m'a pas empêchée de me retrouver en prison, pour rien qui plus est. Alors ce n'est pas une science exacte, votre théorie. Mais je serais assez d'accord sur certains principes de base, évidemment.

Adélaïde sourit en prononçant ces phrases alors que ses yeux déshabillent sans animosité particulière la jolie brune qui dîne en sa compagnie. Elle n'a pas encore renoncé à cette idée saugrenue que Sacha ferait une bonne recrue, pour peu qu'elle soit bien guidée. Elle se contenterait d'un petit « oui », pour reprendre du service, et accompagnerait volontiers cette jeune pouliche sur les chemins tortueux des amours tarifées. Elle sait d'expérience qu'elle ne doit pas aller trop vite, qu'il ne faut en aucun cas effaroucher la dame. Tout l'art est d'amener Sacha à faire ce qu'elle voudrait tout en lui laissant l'impression que la décision est prise par la jolie brune elle-même.

Tout ceci peut prendre un certain temps ; mais surtout ne jamais tenter une entrée en force : juste laisser mijoter dans la tête de cette femme instruite tous les avantages que lui procurerait une vie calme, seulement peuplée par des rendez-vous à domicile. Un exercice d'équilibriste dans lequel la vieille femme a su longtemps évoluer. Alors, rusée, elle laisse filer la partie comme si elle venait de se résigner, mais au fond d'elle-même, elle pense bien avoir gagné quelques points. La fin du repas se profile et les tables du restaurant, une à une, se vident de leurs occupants. Certains, avant de sortir, font un léger signe de tête à celle qui dîne gentiment en face de Sacha.

Puis le costume prince de Galles réapparaît, accompagné d'une autre jeune femme. Sensiblement du même âge que celle qui finit son repas avec Adélaïde. Ces deux-là se dirigent, en devisant à voix basse, vers les femmes qui achèvent leur dessert.

— Madame Adélaïde, je vous présente ma nièce, Caroline. C'est elle qui va reprendre la boutique ; j'envisage fortement de me retirer. Oh, pas complètement. Vous savez ce que c'est : juste rester en coulisses, garder dans les oreilles et les yeux un peu de ce qui a fait toute ma vie ; je suppose que vous me comprenez. Je pense que de ce côté-là nous avons de nombreux points communs…
— Bonjour, Caroline ; je vous présente une de mes amies, Sacha. Je suis heureuse de faire votre connaissance et vous souhaite d'avoir autant de bonheur que monsieur votre oncle. Vous avez là entre les mains un véritable joyau de notre restauration.

La nouvelle venue prend place aux côtés de René sur un siège près de Sacha.

— Alors comme ça, vous êtes une amie d'une amie de mon oncle ?
— Euh, oui. Disons que nous sommes de récentes connaissances, que notre amitié est en devenir. Je dois vous féliciter aussi pour la tenue de votre maison.

En disant cette phrase, la main de Sacha fait le tour de ce qui l'environne, sans entrer dans le détail. C'est René qui maintenant renchérit en posant à la jeune brune une question :

— Et sans être indiscret, je peux vous demander ce que vous faites dans la vie ? Je veux dire quel travail ?
— Disons que, pour le moment, ma petite protégée sort d'une très mauvaise passe et qu'elle se remet d'une longue déchirure.

Adélaïde vient par quelques mots de sauver Sacha d'une situation plutôt embarrassante. La jeune femme la regarde, médusée par la répartie de la femme aux cheveux d'argent. Elle saisit que celle-ci a gardé une pratique d'un monde qu'elle ne connaît pas du tout. Un monde de la nuit, un monde de marginaux qui se côtoient, qui se reconnaissent et qui, à mots à peine voilés, parlent dans un code qu'elle ne déchiffre pas encore. La fille à ses côtés garde un sourire sur les lèvres, buvant les paroles de cette vieille dame qui protège déjà plus que nécessaire sa compagne du soir.

Les yeux de René roulent sur les formes de la belle brune, soupesant sans doute chaque image que son cerveau lui renvoie. Sa nièce – elle aussi – fait de même, mais ses regards sont moins fuyants, plus appuyés ; presque un déshabillage visuel, ce qui crée immédiatement chez Sacha une sorte de malaise. Quand les mirettes bleu acier s'enfoncent dans celles plus azurées de la jeune dîneuse, elle ne baisse pas les yeux, ne cligne pas des paupières, soutenant jusqu'au bout l'effronterie de cette Caroline. C'est ce moment que choisit Adélaïde pour mettre fin au repas.

— Bon, eh bien, c'était encore une fois divin ! Monsieur René, souhaitons à cette jeune personne qu'elle suive vos traces et que le commerce continue à être de cette qualité.

Elle se lève, et son chauffeur lui emboite le pas. Les deux autres se redressent eux aussi pour prendre congé des deux clientes. La main que Caroline tend à la plus âgée et ensuite à Sacha est franche, pareille à celle d'un homme. René, lui, se contente d'incliner la tête vers le sol en signe d'au-revoir, et les deux souris sortent, suivies du regard par l'oncle et la nièce.

À peine montée dans la voiture, Adélaïde éclate :

— Quelle impudence ! Quelle arrogance cette… cette mijaurée qui se prend pour une star !
— Mais que vous arrive-t-il, Madame ? Vous êtes fâchée ?
— Oui : cette fille à papa, vous avez vu comme elle vous a toisée ? Elle ne vous arrive pas à la cheville, je vous l'assure, mais l'argent pourrit tout. Et celle-là, je peux vous assurer qu'elle ne vaut pas grand-chose. Croyez en ma vieille expérience : si René lui laisse ce restaurant, en moins d'une année elle n'aura plus personne pour y venir dîner.
— Franchement, Adélaïde, je n'ai rien remarqué ; je l'ai même trouvée assez sympa comme fille.
— Des filles, des femmes, j'en ai vu traverser cette vie ; des dizaines, des centaines, et mon jugement s'est toujours avéré le meilleur. Vous pouvez me croire : cette petite ne vaut pas la peine que l'on s'y attache. Tout comme pour vous, je suis certaine que vous êtes faites pour…