Liberté, ou le renouveau

Nouveau déménagement ce matin, pour une nouvelle piaule aussi sordide que les deux précédentes. Cette fois sa compagne d'infortune n'est pas Française. Sacha a bien du mal de comprendre la voix rocailleuse qui écorche les pauvres mots de la langue française qu'elle connaît. La jeune femme tente de communiquer en anglais, mais c'est encore pire. Sa nouvelle compagne est à peu près de son âge. Des cheveux presque roux, des taches de rousseur sur les joues, elle a cependant un joli sourire. Deux immenses yeux presque vert émeraude finissent par lui donner un air joyeux. Elle ne doit pas mesurer plus d'un mètre soixante, et apparemment sa taille n'est pas aussi fine que celle de Lydie.

La petite rousse regarde avec curiosité Sacha qui déballe encore une fois ses affaires. Maintenant elle va devoir prendre le dessus du lit à étage, l'occupante des lieux étant installée sur celui du bas. Au moment où la jeune femme se couche sur la paillasse, sa colocataire se lève. Dans ce mouvement ample qu'elle fait pour aller aux toilettes, Sacha voit que ce n'est pas vraiment de l'embonpoint qui donne du volume au ventre de cette femme : si ses seins sont aussi gonflés, c'est que son bidon bien arrondi doit abriter une autre vie future. Se sentant observée par la nouvelle venue, elle pose sa main sur sa bedaine et jette :

— Я очікую дитини. Я є український… Baby… enfant… petit. Compris ?
— Enceinte ? Vous êtes enceinte ? Mon Dieu, comme ça doit être pénible de vivre cela dans un endroit pareil !
— No… moi… pas comprendre… Ukraine, moi. Vous savoir.
— Vous venez d'Ukraine ? C'est cela ?

L'autre se contente de secouer la tête en signe d'assentiment. C'est bien difficile de se parler dans un contexte aussi… Là s'arrête la conversation entre les deux femmes, stoppée par la porte qui s'ouvre sur une gardienne.

— Vous, là ! Au parloir.
— Moi ?
— Oui, c'est bien pour vous. La police, je crois, veut vous entendre.

Docilement, Sacha suit sa geôlière. Le rituel de la palpation, puis les couloirs sombres qui mènent vers le flic qui attend. Le même que l'autre jour. Celui qui avait donné l'air de la croire. Alors ici, entre l'air et la chanson, il y a beaucoup de clés.

— Bonjour, Sacha. Nous avons enfin serré l'homme de la photo mais il s'est un peu défendu, et pour le moment il est à l'hôpital, blessé. Dans un jour ou deux nous pourrons l'interroger. J'ai bien repris votre dossier : à part le sang sur vous, c'est vrai que nous n'avons rien qui permette de dire que c'est vous qui avez…
— Je vous le hurle depuis le début, mais personne ne veut m'entendre ; alors, pour m'écouter…
— Calmez-vous ! Pourquoi, chaque fois que je vous rencontre, vous me criez dans les oreilles ?
— Je voudrais bien vous y voir, vous, dans cette… ici, en taule. On voit bien que vous ne savez pas ce que c'est ! Ils n'arrêtent pas de me changer de cellule ; je suis maintenant avec une femme enceinte jusqu'aux yeux et qui ne parle pas un mot de français… Programme réjouissant pour moi, je vous l'assure ! Alors vos petites plaintes parce que je ne parle pas comme vous le voudriez, vous savez où je me les mets ?
— Mais calmez-vous, bon sang ! Je suis juste venu vous dire que le juge va sûrement vous remettre en liberté. Il veut juste savoir si vous avez une adresse à l'extérieur. Un endroit où il peut vous envoyer sans risque. Alors donnez-moi cela si vous savez où aller et je me barre pour ne plus vous énerver. Sans doute que vous êtes innocente ; ceux-ci sont exécrables, paraît-il, en prison…
— Vous… vous êtes sûr de ce que vous avancez là ? Ce n'est pas encore une fausse joie ? Parce que ce ne serait pas très fair-play…
— Non, non je ne dis pas de blague. Alors, cette adresse où l'on pourra vous joindre ?
— Ben… chez moi, ça ne peut pas aller ? Je ne sais pas où aller d'autre, moi.
— Pas pour le moment. Le juge ne veut pas : il veut préserver les indices, s'il y en a. Et je vous avertis que nous sommes passés chez vous, que nous avons perquisitionné. Il y a un peu de… dérangement.
— Ça veut dire quoi ça encore ?
— Nous avons cherché dans vos papiers, dans vos placards, vos armoires, des indices, des détails qui auraient pu nous mettre sur la voie.

Sacha baisse la tête : encore une humiliation supplémentaire ! Elle se souvient de ces instruments que son mari et elle avaient placés dans la table de nuit. Des choses très intimes, des objets si personnels que… difficile d'imaginer la tête des types avec ou sans uniforme qui ont dû trouver ceux-ci. Cet homme qui lui fait face, il a aussi des airs de… son David. Un peu plus jeune, certes, mais le même regard, celui qu'elle aimait, celui des jours heureux. Puis soudain, en y songeant un peu plus profondément, elle se dit que c'est peut-être un sourire de flic tout simplement. Mais pourquoi ne le lui avait-il jamais dit ?

— Alors, Madame, une autre adresse ? Celle de vos parents, une sœur, un frère ?
— Non, je n'ai rien de tout cela. Je vais sans doute alors rester dans cette prison.
— Vous auriez confiance en moi ? Je pourrais vous en trouver une, moi, d'adresse ; enfin, c'est comme vous voulez. Vous savez, David, c'était un type bien, et nous sommes navrés de ce qui lui est arrivé. J'ai la conviction que vous êtes tombés tous les deux dans un piège et je voudrais vous aider.

Elle lève les yeux sur celui qui dit ces mots-là : c'est la première chose gentille qu'elle retrouve depuis un si long moment. Lui ne baisse pas le regard et ils se dévisagent sans fausse pudeur.

— Faites comme bon vous semble. De toute façon, depuis le début de cette affaire je suis ballottée à droite et à gauche et je n'ai personne pour me raccrocher. La seule personne qui comptait pour moi est morte, alors…
— Signez-moi seulement ce papier et je m'occupe du reste.

D'une main tremblante, Sacha appose sa signature sur le document que lui tend le flic. Elle n'est déjà plus tout à fait présente dans cette pièce. Des images qui la remuent de partout lui remontent en mémoire. Des promenades main dans la main, des moments plus intimes, des baisers, des morceaux de vie, d'une vie brisée. Des instants d'éternité qui ne se renouvelleront plus… plus jamais ! Encore une fois, des larmes coulent de ses yeux clairs et même les mots d'encouragement du jeune policier, assis face à elle, ne changent rien à cette coulée de nostalgie.


À peine le flic parti, la surveillante emmène Sacha dans la cabine de fouille. Elle a droit cette fois au grand jeu. Celui où il faut se baisser, il faut tousser et, plus nue que jamais devant cette femme qui crie ses ordres plus qu'elle ne parle, elle se sent rabaissée au rang d'un animal. Les chiens sont mieux traités que cela. Chose étrange, elle s'en fiche complètement ; et l'autre, là, peut bien vociférer, elle ne se presse pas pour se dévêtir ni pour obtempérer, et elle se permet le luxe de toiser sa geôlière. Qu'ils fassent d'elle ce qu'ils veulent ; après tout, qu'est-ce que ça changera ?

Elle retrouve l'Ukrainienne avec qui les rapports oraux sont plus que complexes ; alors chacune des deux s'emmure dans un silence pesant. Au bout de deux longues journées, une gardienne ouvre la porte en coup de vent et lui demande de préparer son paquetage. De cette intervention, Sacha ne retient que le mot « libération ». Alors rapidement elle entasse dans ses couvertures les quelques nippes dont elle dispose, et c'est presque joyeusement qu'elle subit la dernière des fouilles.

Quand la lourde porte électrique est actionnée et que l'air frais de l'extérieur lui monte au nez, elle vacille, grisée par cette liberté toute fraîche. La rue, son brouhaha, ses voitures qui défilent, comme c'est bon à revoir ! Au greffe, ils lui ont remis une adresse où elle doit se rendre, un lieu qu'elle ne connaît pas. Cherchant un taxi du regard, elle aperçoit de loin le jeune flic qui semble attendre, et dès qu'il la voit il se dirige vers elle.

— Bonjour ! Vous voyez, j'ai tenu parole ! Allez, venez, je vous emmène vers votre nouvelle demeure. Ce n'est pas un palace, mais ce sera mieux que cet endroit d'où vous sortez, je vous l'assure.

Comme une somnambule, Sacha suit cet homme qui l'emmène vers elle ne sait où. Dans la voiture, il ne dit pas un mot, se contentant de jeter de fréquents regards sur elle ; et pourtant, elle ne doit pas se montrer à son avantage dans ces vêtements affreux. Elle se sent sale, elle se sent vieille. Le véhicule poursuit sa route et elle reconnaît certaines des rues qu'il emprunte. Quand le conducteur s'arrête devant des grilles qu'elle connaît, ses larmes reviennent sans qu'elle soit en mesure de les contenir.

— Je voulais juste vous amener le voir.
— Merci, merci, c'est gentil. Je peux rester seule un moment… près de lui ?
— Bien sûr, vous êtes libre. Je ne suis que votre chauffeur ; je ne veux que vous conduire chez la dame qui doit vous accueillir en attendant que vous puissiez retourner chez vous.
— Merci. Merci, pour lui et moi !

Sacha laisse aller ses larmes. Son cœur est serré de voir cette terre fraîchement remuée, cette croix de bois sous laquelle repose… une partie de sa vie. Elle lui dit des mots qu'il n'aurait pas aimé, le traitant de salaud, lui hurlant intérieurement qu'il aurait pu tout lui dire, tout lui raconter, que le fait de s'être tu lui semblait être une trahison. Au bout de longues minutes, elle revient d'un pas lent vers le jeune homme qui sagement est resté au volant de sa voiture.

— Merci. Vous pouvez me dire où nous allons ?
— Je vous conduis chez une de mes tantes, une charmante vieille dame de soixante-dix ans qui va vous dorloter. Je lui ai juste dit que vous aviez des ennuis, rien d'autre. Je pense que c'est à vous de lui raconter votre histoire, si vous en avez envie. Elle s'appelle Adélaïde et… elle aussi vous racontera peut-être une partie de sa vie.
— Je pense que je n'ai pas le choix ; alors allons-y. Mais pourquoi une de vos tantes ?
— Vous allez vite comprendre quand vous la verrez.

Il ne faut guère plus de quinze minutes pour arriver devant une grande bâtisse tout en longueur. Quand le policier immobilise la berline, elle descend, alors que sur le perron une dame aux cheveux argentés, droite comme un I, lève la main en guise de salut. Le jeune homme se précipite et embrasse la femme.

— Tantine, je te présente Sacha, la femme du collègue dont je t'ai parlé. Sacha, je vous présente ma tante Adélaïde.
— Soyez la bienvenue dans ma maison, Sacha. Je souhaite que vous trouviez ici le calme et la paix. Mais entrez ! Nous pourrons bavarder devant une tasse de café ou de thé. Et toi, mon neveu, veux-tu bien te charger des affaires de madame ? Jérémie est encore bien jeune, et il faut lui apprendre les bonnes manières.
— Jérémie ?
— Parce qu'en plus il ne s'est même pas présenté ? C'est mon garnement de neveu. Le fils de ma sœur. Votre mari ne vous l'a pas présenté ?
— Mon mari ? Vous ne savez donc pas ? Il n'en a sans doute pas eu le temps. Merci de me recevoir pour un temps… que je ne connais pas. Pourrais-je avant de boire un verre, avant toute chose même, voir la chambre ? Et je vous avoue que le désir de prendre un vrai bain me démange depuis ce matin.
— Oh, mais bien sûr ! Je vous invite donc à me suivre. Voilà, Sacha, c'est ici ; vous êtes chez vous. La salle de bain se trouve là. Il y a des serviettes dans le placard ici et vous trouverez tout ce qu'il faut pour parfumer votre eau par là. Je vous laisse. À tout à l'heure.
— Merci, vous êtes gentille.

La chambre ! Rien à voir avec le réduit où Sacha a vécu ces dernières semaines. C'est clair, aéré ; le papier qui couvre les murs est un bonheur pour les yeux. L'eau qui coule dans la baignoire est pareille à une musique qui réjouit les oreilles de la jeune femme. La poudre qui s'évanouit sous le robinet béant rosit le bain instantanément et un subtil parfum emplit la pièce. Sacha retire ses hardes et les entasse dans un coin, puis elle se faufile dans la masse liquide avec délectation. À quand remonte son dernier bain ? Le soir de… mauvais souvenirs qui affluent de nouveau.

Sans se presser, elle glisse dans l'eau, s'étend de tout son long ; la tiédeur la surprend, la rassure. Ses mains vont et viennent, comme pour retirer la crasse des jours passés en prison. Ces heures qu'elle veut désormais oublier, des moments qui pourtant sont gravés dans sa chair. Alors son corps alangui dans la douceur retrouvée se détend complètement. Le bonheur d'être libre de pouvoir prendre un bain, enfin de faire ce que l'on a envie de faire sans contrainte d'aucune sorte, enivre Sacha. Elle ne compte pas le temps passé à redevenir elle-même. La femme qui sort de l'eau n'a plus rien à voir avec celle qui a franchi les portes de la maison d'arrêt quelques heures plus tôt.
C'est une belle jeune femme qui retrouve Adélaïde alors que celle-ci lit un livre au salon.

— Ah, ma chère, venez donc me raconter ce que mon neveu m'a caché. Parce que vous avez un secret, n'est-ce pas ?
— Un secret ? Non, ce sont d'autres qui m'ont caché des choses, et un drame me les a fait découvrir. Seulement, cette tragédie m'a aussi quelque part entièrement détruite. Je sors de prison. Jérémie ne vous l'a donc pas raconté ?
— Que nenni, ma foi ! Rien de rien, il ne m'a fait aucune confidence. Racontez-moi donc tout cela ; j'ai peine à imaginer qu'une femme telle que vous puisse avoir mal agi. Ensuite, moi aussi je vous livrerai quelques-uns de mes plus inavouables mystères. De ceux que Jérémie ne connaît pas non plus. Vous verrez !

Les deux femmes parlent jusqu'au déjeuner. Puis, en se promenant dans le parc, la conversation continue. Sacha a livré toute son histoire sans omettre un détail, sans oublier une ligne. Adélaïde n'a fait aucun commentaire, se bornant à hocher de la tête parfois. Sa main s'est posée sur celle de son invitée de temps en temps, serrant les doigts fortement lorsque la jeune femme lui narrait dans le détail les fouilles corporelles, les étranges mœurs dans les cellules, enfin ces moments affreux qu'elle avait dû endurer.

— Ma pauvre petite… mais c'est horrible ! En plus de perdre celui que vous aimiez, la justice vous a en plus salie ? Maintenant, vous êtes sous mon aile et je vais vous faire… vous aider, vous réapprendre à aimer à nouveau la vie.
— Voilà, vous connaissez le chemin qui m'amène chez vous. Mais vous ? Vous aviez aussi des secrets, m'avez-vous dit ?
— Oh que oui, mais c'était… il y a fort longtemps. Vous voyez cette maison ? Elle a connu d'autres jeunes femmes, de votre âge, qui couraient dans ce parc, qui aimaient mon salon. Et ces femmes étaient visitées par des gentlemen. La maison riait, son cœur battait, l'amour débordait de ces murs qui nous entourent.
— Je ne vous suis pas, là… Je veux dire que je ne…
— Vous ne comprenez pas ? Ici, il y a fort longtemps, mes filles donnaient de l'amour aux hommes, mais c'était quand les maisons closes n'étaient pas encore fermées. Dans chacune des vingt-deux chambres, des centaines d'hommes ont connu l'extase ; certains même y ont perdu leur pucelage, mais jamais, au grand jamais, aucun ne s'est plaint.
— Vous voulez dire que vous teniez un bord…
— Oui, ma douce amie, un bordel, comme vous dites ! Mais une maison sérieuse où mes filles étaient bien traitées, où elles gagnaient bien leur vie. Du reste, beaucoup sont devenues et restées des amies. Peut-être durant votre séjour ici en rencontrerez-vous quelques-unes, qui viennent me rendre visite de temps à autre.

Une sorte de sourire monte aux lèvres de Sacha en pensant que d'une taule elle tombe sur une taulière. Un drôle de trajet pour une femme rangée, une femme sans histoires qui pour le moment en vivait de trop compliquées. La maison avait un air chaleureux et le calme y régnait, loin de l'agitation des coursives de la détention, loin des bruits de portes qui grinçaient. De quoi se refaire une santé en attendant, ou en espérant plutôt que la police trouve qui avait… même le mot devenait impossible à prononcer.

— Vous vous êtes faite très belle. Vous vouliez sortir, sans doute. Ici, vous pouvez aller et venir sans rendre de compte à personne, bien sûr.
— J'aimerais aller acheter des fleurs et les offrir à mon mari. Personne ne m'a laissé lui dire vraiment au revoir, mais peut-être n'est-il pas trop tard. Votre neveu m'y a conduite, mais je voudrais lui porter des fleurs.
— Je comprends ; c'est une sage décision. Vous voulez que je vous y conduise moi-même ?
— Vous feriez cela pour moi ? Pour lui ?
— Évidemment ! Je suis certaine que vous n'avez rien à vous reprocher. J'ai approché suffisamment de gens pourris pour les sentir à un kilomètre. Il faudrait que j'aie perdu l'odorat pour me tromper à ce point ! Je resterai à l'écart ; les larmes, parfois, ne se partagent pas.
— Vous êtes une belle personne. Merci pour David.

Elles sont allées toutes les deux sur le bout de terre encore frais. Les fleurs ont mis un peu de couleur sur cette boue que les hommes savent si bien créer par leurs actions abjectes. Puis, au fil des jours, elles sont devenues presque des amies. Adélaïde n'a de cesse de lui raconter des anecdotes sur un temps désormais révolu, un temps qu'elle semble pourtant regretter. Jérémie passe chaque jour chez sa tante, et s'il ne parle pas de l'enquête, il donne pourtant de sérieux espoirs à Sacha. Ces deux-là se voient avec un certain plaisir.

Alors, quand un soir il invite la jeune femme à sortir pour dîner en ville, c'est avec enthousiasme qu'elle accepte. Depuis longtemps elle n'a pas remis les pieds dans un lieu peuplé de monde, un autre monde, celui de la nuit. Et à vingt heures, quand le policier arrive, c'est une Sacha sur son trente-et-un qui l'accueille sur le perron, sous les yeux de sa logeuse émerveillée.

— Tu seras sage, Jérémie ; je te la confie, alors tu en prends bien soin.
— Mais c'est un plaisir, ma tantine, que de sortir avec madame. Je te la ramènerai, promis, sans lui avoir fait le moindre mal.
— J'y compte bien… et amusez-vous, la vie est courte.

Longtemps encore après que la voiture se soit éloignée, le sourire sur les lèvres d'Adélaïde n'a pas disparu. Elle se dit que ce petit pourrait bien être amoureux de cette belle femme. Et c'est contente qu'elle se glisse dans la lecture de son livre. Un livre qui raconte une histoire d'amour, naturellement.


La salle de restaurant est entièrement décorée aux couleurs de l'automne, de celui qui va arriver. La table retenue par Jérémie est dans un endroit calme et offre une vue sur l'ensemble des autres. Sacha est dos au mur, l'homme lui fait face. Dans ses mains, la carte qui se balance lui donne une contenance qu'il est loin d'afficher. Ses yeux ont bien du mal à quitter ceux de cette femme qu'il a invitée. Depuis quelque temps déjà il ne pense plus qu'à elle. C'est comme s'il était ensorcelé par ce visage, par ces cheveux bruns, par ce sourire qui éclaire ses lèvres trop peu souvent. Il voudrait pouvoir lui dire ce qu'il ressent, lui parler comme à une amie, mais il est maladroit, gauche, ne sachant pas comment faire.

Pas moyen de se concentrer sur les menus, sur les plats proposés par le chef. La femme devant lui est éblouissante, calme, et tous ses gestes sont autant d'aimants que les regards de Jérémie ne peuvent pas lâcher. De la salle monte une sorte de bourdonnement ininterrompu. La respiration de celle qui lui fait face fait monter sa poitrine et agite deux seins qui sont des provocations permanentes. Elle est… trop belle, tellement femme ! Lui se trouve ému devant ces deux masses qui tressaillent à chaque inspiration de la dame. Pourquoi l'attire-t-elle autant ?

Sacha sent sur elle les regards de cet homme qui l'a gentiment invitée. Sortir, dîner au restaurant, ce sont des choses qu'elle n'a pas refaites depuis longtemps. C'est aussi bizarre de penser que les yeux d'un autre homme sont posés sur elle. Seul son David la regardait de cette manière insistante ; elle connaît donc ce genre de concentration sur cette poitrine qu'elle ne peut pas empêcher de remuer. Elle n'a pas le choix, il lui faut bien respirer ! Les petits doigts de la femme tremblent en tenant la carte, et pour elle non plus il n'est pas aisé de choisir. Du reste, tout semble excellent et, comparé au menu de la prison, il n'y a pas photo.

Une ombre se faufile entre les tables. Vêtu de noir et fin comme un fil, un garçon stylé s'est approché d'eux.

— Bonsoir Madame, Monsieur. Vous prendrez un apéritif ?
— Moi oui ; et vous, Sacha ?
— Quelque chose de léger alors… une Suze, s'il vous plaît.
— Bien. Alors pour moi ce sera un porto. Blanc. Vous avez cela ?
— Mais oui, Monsieur, tout de suite !

L'ombre qui marche s'éloigne, féline, son carnet à la main. Le steward a lui aussi planté ses yeux dans ceux de Sacha, mais pas un frémissement n'a montré un signe quelconque d'attirance pour elle ; c'est juste un serveur zélé, très professionnel. Cependant, son intervention a légèrement décrispé la situation. Le fait de le voir revenir avec les boissons marque un tournant dans la soirée. Il pose la commande devant chacun d'eux et s'efface de nouveau. La glace est brisée ; l'apéro donne une contenance à ces deux-là.

— Bon, eh bien à votre santé, Sacha.
— Oui ; à la vôtre, et surtout à votre enquête, ce qui me débarrasserait d'un grand poids. Je ne veux pas parler de cela ce soir avec vous : je veux juste goûter au bonheur d'être libre, de faire quelque chose qui me plaît. Le dernier restaurant que j'ai pratiqué avec mon mari, c'était… il y a bien longtemps. Malheureusement, il n'en aura plus d'autres, lui.
— Je peux faire une suggestion ? Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, j'aimerais que l'on se tutoie. J'ai tout juste l'âge de David, et le « vous » me donne l'impression que je suis un vieux.
— Pourquoi pas ? Après tout, ça ne changera rien au monde qui tourne, quoi que l'on fasse. Oui, on peut se dire « tu ». Vous avez choisi ? Un plat je veux dire…
— J'avoue que non, j'ai des pensées… idiotes en tête.
— Ah bon ? Et je peux savoir ?
— Si je vous… pardon, te le dis, je vais rougir comme un collégien lors de son premier flirt. Je peux juste te dire que tu es sans doute l'héroïne de celles-ci.
— Je suis l'héroïne de beaucoup trop d'histoires depuis quelques mois ; enfin, j'espère seulement que ce sont des images agréables, pour une fois.
— Comme si tu ne savais pas que tu es une femme désirable, belle et intelligente de surcroît ! Nous sommes des adultes, nous n'allons pas nous voiler la face. Tu es belle et tu donnes envie de te connaître mieux.
— Je te trouve bien entreprenant, mais je suppose que tous les hommes sont ainsi. Il y a fort longtemps que je n'ai pas dîné en tête-à-tête avec un autre que David. Je dois dire aussi que je n'aurais pas pensé que cela m'arrive un jour. Ce sont les événements qui en créent de nouveau, bien sûr. En tout cas, merci pour le dîner, ça me fait plaisir.

Les verres vides attirent le serveur. Celui-ci prend donc la commande et repart vers une autre table. Il a fort à faire ce soir ; la salle est bondée. Sacha et Jérémie mangent lentement, en silence. Elle continue de percevoir les regards que l'homme lui porte quand il s'imagine qu'elle ne le voit pas. Elle garde les pieds repliés sous sa chaise. Et pour se délasser les mollets, au milieu du repas, elle tend les jambes en avant. Ce simple mouvement d'allonger les gambettes propulsent ses pieds contre la jambe de l'homme. Il ne bouge pas. Il fait mine de ne pas avoir senti cette présence soudaine.

Le contact du nylon du bas et du tissu du pantalon donne une sorte de décharge électrique à la jeune femme. Elle replie son pied précipitamment, pas assez vite cependant pour que Jérémie ne s'en soit pas rendu compte. Quand elle repose le bout de ses orteils sous sa chaise, elle sent que sa jambe à lui, sous la table, a fait le même chemin. Il a pris le geste involontaire pour une avance et il a suivi le mouvement. C'est maintenant son pied d'homme qui appuie sur celui de Sacha. Il glisse doucement sur le dessus, doux comme une caresse. Elle se rend bien compte que la chaussure qui le recouvrait a disparu.

Jérémie ne dit rien. Sa fourchette poursuit toujours son cheminement de l'assiette à la bouche. Seul, beaucoup plus bas, son ripaton s'évertue à lisser le dessus des orteils de la femme. Quand enfin il lève les yeux vers elle, il s'aperçoit que Sacha a gardé la main en suspens. Son regard ne quitte plus les yeux de son vis-à-vis. Incroyable ! La seule pensée que le gars, là, en face, lui tripote le pied lui donne une montée de chaleur. Quelque chose dans ce geste lui rappelle bien des souvenirs, des instants d'émotions vives ; mais c'était une autre patte qui frottait la sienne. Elle sent monter en elle une envie venue du fond de ses entrailles, venue du fond de sa tête, venue du fond de sa mémoire.

Il a insisté longuement ; elle a laissé faire. Puis, comme si elle avait reçu un signal, la jambe masculine s'est lentement aventurée plus haut, le long du mollet. Toujours aucune réaction de la femme qui s'est remise à manger. La caresse est douce ; le frottement sur le bas est un régal pour Jérémie. Il n'en revient pas qu'elle le laisse faire. Il lui serait facile de reculer son siège, de replier ses jambes sous celui-ci pour se mettre hors de portée des attouchements, mais elle ne fait rien de tout cela. Par contre, sa respiration s'est accélérée. Ce qui naturellement fait palpiter le petit paradis qui bouge sous le chemisier de lamé rouge qu'elle porte.

L'envie surprend Sacha. Ce perfide besoin d'être aimée, au sens physique du terme. Elle se sent soudain envahie par des sentiments divers et pas totalement sains. Elle sait que son corps réagit plus vite que son esprit et qu'elle a du mal à mettre les deux d'accord. Sous sa jupe de soirée, le triangle de lingerie qui lui couvre les fesses est moite. Plus la jambe monte le long de la sienne, plus elle sent que l'auréole au fond de sa culotte s'élargit, mais elle ne bronche pas, ne cherche pas à accentuer ou à diminuer la pression de ce que fait le mec en face. Elle jette un coup d'œil sur la salle – enfin, sur les tables des environs – s'assurant par là même que personne n'a remarqué le manège.

Un soupir plus violent que les autres donne à Jérémie une précieuse indication. Il s'enhardit et son pied ne s'arrête pas au genou. Le reste de son corps se tasse un peu sur l'arrière de son siège pour permettre à sa jambe de s'allonger suffisamment afin de longer les cuisses fermées de la belle. Sans rencontrer la moindre résistance, il parvient à toucher le bord ourlé de la jupe de Sacha. La pointe tendue file avec aisance, comme mue par une main invisible, soulevant le tissu du vêtement relativement court. Loin de refuser ce contact, la jeune femme semble même entrouvrir un peu le compas serré de ses jolies gambettes. Au fond d'elle, elle se dit qu'elle est folle, qu'il faut avoir un grain pour se laisser ainsi tripoter sous la table, mais entre ce que l'on ressent, ce que l'on pense et ce que l'on fait, il y a parfois des fossés très vite franchis.

La passerelle s'ouvre autant dans son esprit que sous sa jupe. Les orteils gainés de coton noir sont maintenant aux abords immédiats de ces pleurs implacables qui démontrent que la chair est bien faible. Sur la culotte, ils font de petits ronds, enfonçant la mousseline sur les contours humides d'un sexe frémissant. Ce dernier rempart les arrête pourtant dans leur progression, mais le pied diffuse sa chaleur à la chatte qui noue les tripes de Sacha. Jérémie a l'impression que la jeune femme avance son buste, comme pour plaquer ce visiteur plus encore contre ce lieu si intime.

Impression ou réalité ? Difficile de le dire dans ce moment d'extrême tension où l'homme reste concentré sur son unique but, celui de caresser la fente de la dame qui est assise face à lui. Elle aimerait sans doute pouvoir remuer un peu plus, mais la discrétion l'oblige à une retenue affolante. La voûte plantaire est tout entière bien à plat sur la faille et se plaque à elle, comme pour faire corps avec cet endroit si tendrement féminin. Son visage est maintenant marqué par cette envie qui lui monte à la tête. Elle passe délicatement le bout de sa langue sur ses lèvres, signe qu'elle prend plaisir à l'approche toute particulière que l'homme déploie habilement.

David aussi sait jouer de la manière subtile dont les choses se passent maintenant. Est-ce pour cela, pour s'en souvenir, que Sacha laisse l'autre, là, la masturber doucement ? Elle se retient ; elle ne veut pas gémir. Pas ici, pas dans cette salle de restaurant, mais l'air a de plus en plus de mal à rester emprisonné dans sa poitrine. L'homme s'est aussi emparé de sa main sur la table et il presse doucement ses doigts dans la paume qu'il retient. Son index va et vient dans le creux de celle-ci. Consciemment ou non, il décrit ce signe que les jeunes apprennent vite, celui qui signifie « J'ai envie de toi ». Il n'a pour seule réponse que les doigts de la main féminine qui se crispent sur ceux de l'homme. Mais sans doute a-t-il compris et sait déjà que son insistance paye ou va payer.

Un coin de ciel bleu s'ouvre dans le crâne de Sacha. C'est presque bon de savoir que l'on a encore envie d'elle, qu'elle est désirable, donc désirée. Entre ses cuisses, la chaussette qui enveloppe le pied se trempe peu à peu de ses excrétions impossibles à retenir. Elle pense un court instant que sa jupe va être tachée, mais son esprit est vite rattrapé par d'autres images. Et c'est l'ombre noire du serveur qui vient la sauver du naufrage programmé de son corps si peu obéissant.

— Vous prendrez un dessert ?
— Tu en veux un, Sacha ? Moi, un café me suffira.
— La même chose pour moi, s'il vous plaît.
— Deux cafés, alors. Entendu.
— S'il vous plaît, apportez-nous également l'addition avec les cafés.
— Bien, Monsieur.

Le pied a effectué un repli stratégique rapide à l'arrivée du serveur. Elle se dit qu'elle ne le laissera pas reprendre la place qu'il vient d'occuper. Sacha ferme les jambes, repousse son siège sans en avoir l'air. Jérémie a compris que l'instant d'osmose s'achève brutalement, à son grand regret.

— Excuse-moi, Sacha ; j'en avais vraiment envie.
— Moi aussi, sinon je t'aurais repoussé, tu peux me croire ! Mais je ne sais pas pourquoi j'ai eu comme un coup de chaud. On arrête là, veux-tu ? C'était juste une erreur, je pense. En tout cas, merci pour ce délicieux dîner et ces moments de douceur qui ne doivent plus se reproduire. Tu veux bien me raccompagner chez ta tante dès que nous aurons pris le café ?
— Déjà ? Tu n'as pas envie d'aller danser, d'aller en boîte ?
— Non, je me suis un peu laissé aller à croire que c'était encore possible… mais je préfère en rester là. Ne m'en veux pas ; j'ai l'impression que je trompe David. Il me faudra du temps sans doute pour passer outre à tout ceci. Pour me refaire une vie…