Vers demain

Vingt heures. Le carillon de la porte annonce l'arrivée de l'ami envoyé par Madame. La jeune femme qui ouvre et s'efface devant un bel homme est sublime. Le type qui entre passe devant elle, puis il la regarde de haut en bas, soupesant en homme avisé la vitrine qui lui est présentée. Cette femme est un vrai canon ; un sourire et des yeux qui accrochent immédiatement. Alors sans trop de crainte il sort de la poche de sa veste bien taillée une enveloppe et la tend sans malice à son hôtesse.

— Notre amie commune m'a demandé de vous donner ceci. Elle m'a simplement dit que vous comprendriez. Et je vous avoue que c'est tant mieux parce que moi, je ne saisis rien.
— Merci. Adélaïde ne vous a donc pas dit ce qu'elle contient ? Vraiment ?
— Pas le moins du monde ; c'est une femme discrète. Mais vous le savez, non ?
— Alors ouvrons-la ensemble, qu'en dites-vous ?
— Je n'ai rien à dire ; vous faites comme bon vous semble. C'est votre courrier, n'est-ce pas ?
— Tout à fait, mon cher Fabrice ! C'est bien votre prénom ? Vous voulez déchirer le rabat de cette lettre pendant que je vous sers un verre ? À ce propos, qu'aimeriez-vous boire ?
— Vous avez du scotch ? Si oui, ça fera l'affaire.
— J'ai ça, alors je vous sers. Bon, regardons donc ce que contient notre courrier…
— Ah, juste ceci. Oh ! Mais…
— Tiens, tiens… Notre amie Adélaïde est une coquine, n'est-ce pas ? Elle veut me faire chanter avec cette image pieuse que vous tenez entre vos doigts.

Sur la photographie, on voit Sacha qui occupe ses lèvres d'une manière qui ne souffre d'aucune équivoque. Ce qui se trouve figé sur le cliché, dans sa bouche, ne ressemble en rien à un sucre d'orge, et le canapé sur lequel Fabrice vient de s'asseoir est parfaitement reconnaissable. Sacha accuse le coup, mais ne dit mot. Son sang ne fait qu'un tour et pense à toute vitesse que cette photo ne peut provenir que de ce salon. Elle n'a jamais vu un quelconque flash ni un appareil pour la prendre. Alors comment est-ce possible ? Plus elle réfléchit, plus elle se dit que quelque chose ne tourne pas rond.

— Dites, je n'ai pas vraiment envie de voir ma tête à moi aussi sur une photographie.
— Ça, mon cher, c'est à notre amie Adélaïde qu'il faudra demander des comptes. Je ne suis pas en mesure de vous garantir qu'elle ne l'a pas déjà mise en boîte, votre jolie frimousse. Je n'ai pas vu le moindre signe qui me permette de penser, de savoir non plus, comment elle s'y est prise pour se procurer ce joli cliché, mais… vous voyez bien que c'est forcément ici, chez moi.
— Ben… oui ; et moi, je ne veux pas de ce genre de truc dégueulasse, d'un plan pourri. Je suis juste venu passer un peu de bon temps, pas chercher des emmerdes… vous me suivez ?
— Tout à fait, mais j'aurais pu ne pas vous montrer cette image d'Épinal. Vous n'auriez rien su, et comme moi vous auriez été piégé un jour ou l'autre. Finalement, elle n'est pas aussi gentille que l'on pourrait le supposer…
— Écoutez, moi, je m'en vais ! Je suis désolé, mais cette histoire m'effraie un peu. Je ne veux pas tremper dans ce micmac entre Adélaïde et vous.
— Ben, tiens donc ! Vous êtes pourtant un « client » envoyé par cette finaude de dame, et c'est bien vous qui promeniez cette merveilleuse carte postale de mon corps dénudé, non ? Alors, ou vous m'aidez, ou je fais un scandale. Je vous laisse imaginer le boucan que je vais faire. Et puis tenez, venez sur le balcon avec moi.
— Pour… quoi faire ? Sur le balcon ?
— Il y a peut-être aussi des oreilles indiscrètes en plus des yeux invisibles, dans mon appartement. Vous voyez cette rue ? … Oui, celle-là.
— Oui… Je voudrais partir, s'il vous plaît ; tenez, je vous donne l'argent promis et je sors de chez vous. Je vous en conjure… J'ai une femme et des enfants ; si cela s'ébruite, je vais tout perdre : l'argent est à mon beau-père. Je vous demande un peu d'indulgence.
— Oh, mon beau Monsieur, mais moi je veux tout ce que l'on veut ; je suis aussi une vraie victime dans cette histoire. Là, cette rue, vous la voyez bien ? Eh bien il y a quelque part un policier qui nous surveille, vous et moi. Un signe de la main et une escouade de flics va débarquer ici séance tenante.
— Mais… que voulez-vous de moi ? Je vous en prie, laissez-moi partir, je ne dirai rien.
— C'est sûr, ça : il n'y a rien à dire. Sauf peut-être le nom de la mère maquerelle qui vous a envoyé chez moi. Alors je vais appeler un ami et vous allez tout lui raconter.
— Comment cela, tout ? Ma femme… Je suis bon pour le divorce demain !
— Non. Si vous m'aidez, je vous promets que mon ami saura rester discret sur votre rôle dans cette magouille. Vous avez ma parole.
— Vous me le garantissez ? C'est bien vrai ?
— On ne peut jamais être certain à cent pour cent de cela, mais vous avez ma parole d'essayer de le convaincre.
— Bon, c'est entendu : je dirai tout à votre ami, mais je ne sais pas grand-chose.
— Alors je lui téléphone. Venez, nous allons nous mettre sur le sofa et faire semblant en attendant l'arrivée de Jérémie.
— Euh… Jérémie ?
— Oui, l'ami en question. Enfin, je crois que c'est un ami, mais aussi… un flic.

Fabrice semble sur le point de s'écrouler. Il est livide et tremble sur ses jambes. Sacha, près de lui, le regarde alors qu'elle compose le numéro de Jérémie. À la deuxième sonnerie, il est au bout du fil.

— Allô. C'est toi, Sacha ?
— Oui, Jérémie. J'aimerais que tu viennes aussi vite que possible. C'est urgent.
— Il s'agit de ce Victor ? Il va arriver ? Je t'envoie l'ange gardien que j'ai placé sur le coup.
— Non ! C'est toi, et toi seul que je veux voir venir. Vite, s'il te plaît : il y a urgence, je te le redis.
— D'accord, j'arrive ! Je serai là d'ici une dizaine de minutes. Et ne panique pas pendant ce temps-là.
— Ne t'inquiète donc pas, je crois que j'ai la situation bien en main. Fais vite, c'est tout.

La voici de nouveau seule avec ce Fabrice. Il se liquéfie de plus en plus. Pour un peu il sentirait la peur, et les marques de transpiration qui maculent sa chemise sous ses aisselles démontrent qu'il est en crise. Elle tient la photographie de la pipe qu'elle a taillée au deuxième homme que lui a présenté Adélaïde. Elle se dit qu'il va, ce soir, y avoir beaucoup de linge sale à laver en famille. Après tout, puisque tout le monde l'oblige à sortir les crocs, alors tant pis pour les morsures qu'elle va infliger.

Dix minutes plus tard, c'est un Jérémie énervé qui s'extrait de la voiture qui se range le long du trottoir. Il arrive en trombe dans l'appartement, et le premier regard qu'il pose sur le mec assis dans le canapé devrait suffire à le fusiller si le besoin s'en faisait sentir. L'épave qui se tasse un peu plus sur le divan n'en mène pas large. En quelques mots, Sacha narre les derniers événements et colle dans les pattes du flic la photographie que Fabrice lui a remise. Jérémie marque un temps d'arrêt, semble dubitatif au vu de l'image qu'il regarde d'un air stupéfait.

Le jeune policier lève les yeux vers Sacha, puis sur le type qui ne dit pas un mot. La jeune femme, quant à elle, continue de débiter son histoire sans reculer, sans rien ajouter, sans détailler ni retrancher. Et quand le nom de la personne qui a tenté le chantage tombe, c'est comme si le ciel venait de dégringoler sur la caboche du jeune homme. Lentement, après que Sacha a terminé ses explications, le flic est aussi blanc que le nommé Fabrice. C'est au tour de celui-ci de s'expliquer. Il reprend point par point toutes les assertions de la jeune femme.

Alors Jérémie se penche un peu plus sur le cliché et cherche des yeux l'angle sous lequel il a été pris. D'un bond il se lève, file vers la porte-fenêtre, attrape la tige du rideau, et d'entre ses doigts une minuscule caméra sort d'un logement caché dans la tringle.

— Bon. Eh bien, voilà au moins une preuve. Donc tu ne mentais pas, Sacha. Mais tu es bien certaine que c'est Adélaïde qui t'a piégée ?
— Mais non ; je me suis amusée à mettre moi-même cette saloperie de caméra là-dedans, juste pour me faire chanter toute seule. Tu rigoles, non ? C'est elle qui a insisté pour que son homme à tout faire vienne rapidement m'installer tout ça. Tu parles ! Je suis folle sans doute, mais je crois que ça va changer.
— Bien. Alors attends une minute ; je vais envoyer mon guetteur la cueillir à son domicile. Il va me l'amener ici. Je vais avoir le fin mot de cette affaire. Si elle a trempé d'une quelconque manière dans le meurtre de ton mari, elle aura le traitement qu'elle mérite. Bon sang, c'est pire que tout…

Il semble soudain, lui aussi, abattu par cette nouvelle. Mais c'est vrai qu'il a rapidement réagi, et le type qui veillait jusque-là sur Sacha est parti à la recherche de la vieille dame indigne.

— Bon, eh bien je crois que j'ai besoin d'un verre. Quelqu'un m'accompagne ou je bois toute seule ?
— Tu as quelque chose de costaud ? J'en ai aussi bien besoin. Je te jure que je n'étais pas au courant pour… ma tante. Je n'en reviens toujours pas. Elle ne peut pas être une Madame Claude en puissance ! Et comment a-t-elle pu te faire faire de telles choses ? Et puis, pourquoi n'as-tu pas réagi ? Tu me l'aurais dit tout de suite… je crois que j'aurais pu arrêter cela.
— Ah oui, c'est comme quand je vous disais que je n'avais pas tiré sur David. Vous m'avez crue ? Non ! Alors c'est la même chose à chaque fois. Mais là j'ai des preuves, et personne ne peut plus fermer les yeux.
— Tiens, la voilà qui arrive avec mon collègue. Voyons les explications qu'elle va nous fournir. Elle a intérêt à me dire la vérité…

Un brouhaha se fait entendre alors que le policier fait monter la vieille dame qui crie. Quand elle atterrit au milieu du salon, qu'elle aperçoit son neveu, Sacha, et surtout Fabrice, elle sent que les choses ne se déroulent pas exactement comme elle l'aurait souhaité.

— Alors, Jérémie ? Qu'est-ce que c'est que ces façons de venir me chercher comme une voleuse ?
— Stop, veux-tu ? Il n'y a pas de Jérémie ou quoi que ce soit qui tienne. Ici, c'est le flic qui te parle. Raconte-moi voir un peu… tes frasques. Tu voulais faire chanter Sacha, toi qui devais l'aider ? C'est écœurant ! Tu sais combien ça coûte, ce genre de plaisanterie ? Trois ou quatre ans de placard, et je t'assure qu'à ton âge tu vas mal les supporter.
— Je ne sais pas ce qu'ils t'ont raconté, mais c'est elle qui a voulu se faire un peu d'argent et je n'ai fait que lui faire profiter de mes connaissances… Enfin, je l'ai un peu recommandée à deux ou trois amis.
— Donc tu avoues bien être une maquerelle ; c'est comme ça que ça s'appelle ce que tu as fait, non ?
— Pas du tout : je voulais juste qu'elle n'ait pas de problèmes d'argent. Tu me connais bien ; je suis la sœur de ta mère, voyons.
— Donc si je t'entends bien, c'est Sacha qui raconte des conneries ? Elle me ment, et toi tu es blanche comme neige ?
— Je ne sais pas ce qu'elle t'a raconté, mais elle t'a embobiné. C'est une salope, cette femme ! Je te le dis, moi.
— Et bien sûr, elle s'est aussi prise en photo pour que ce type-là la fasse chanter ? C'est bien comme ça que cela vient de se passer, non ? Allez, dis-moi tout, nom de Dieu, et arrête de te foutre de ma gueule ! Cette photo, d'où sort-elle ? Tu peux m'en toucher deux mots ?
— Je ne sais pas, je ne suis pas au courant.
— Explique-moi comment elle est arrivée dans une enveloppe, dans la poche de ce mec, ce Fabrice, qui confirme la version de cette femme.
— Tu vois bien qu'ils sont de mèche tous les deux, qu'ils veulent me nuire…
— Ah oui ; et quels motifs auraient-ils de faire une chose pareille ? Si tu me mens encore une seule fois, c'est le commissariat et la garde-à-vue. Ça ne va pas faire un pli : tu vas te bouffer de la taule. Je ne vais pas te lâcher, parce que ce que tu as fait est… inadmissible. Regarde-la bien, cette femme. Tu la regardes dans les yeux et tu imagines les souffrances que tu lui as fait subir ? Elle, qui sortait déjà d'un bourbier pas possible, et toi tu en remets une couche ! Jamais je ne te le pardonnerai, tu peux me faire confiance.
— Mais enfin, Jérémie…
— Il n'y a plus de Jérémie ; juste un policier qui va défendre la justice. Tu vas vite saisir la différence. C'est fini le temps des rigolades : tu as fait des conneries, et je ne couvrirai rien. Sacha ne mérite pas ce que tu lui as fait subir. Maintenant, explique-moi voir un peu d'où sort cette caméra. Tu vois, là ? Il y a un numéro de série. Avec celui-ci, je vais trouver la boutique où vous avez acheté ce truc. Et ton homme de paille qui l'a posée, tu penses qu'il va te soutenir combien de temps avant de tout me balancer ?

Pour la première fois depuis son arrivée dans l'appartement de Sacha, une sorte de lueur de peur passe dans les yeux d'Adélaïde. Puis, aux coins de ses paupières, les larmes viennent rouler pour enfin couler sur ses joues. Elle regarde Sacha avec des sanglots qui troublent la jeune femme. Pathétique, la vieille dame indigne… Adélaïde avance vers elle, les bras tendus, faisant le geste de la saisir à bras le corps, mais souplement la femme se recule, évitant habilement de venir se coller contre cette poitrine qui s'approche. Ce simple mouvement désarçonne la femme aux cheveux argentés. Les pleurs redoublent d'intensité.

— Tu peux pleurer tout ton soûl, tantine ; il va falloir que tu me dises tout. Allez, raconte-moi comment cette mini-caméra est arrivée dans cette tringle à rideaux. D'où as-tu tiré cette photographie, et pourquoi voulais-tu faire du mal à Sacha ? Maintenant, je ne rigole plus : c'est trop grave pour que les choses en restent là. Ou tu discutes, tu me dis tout, et dans les détails, ou je t'embarque et tu découvriras la douceur d'une cellule. Tu as le choix : tout me dire ici et tout de suite, ou faire l'objet d'une ordonnance de placement en détention par le juge d'instruction.
— Oui… oui, je vais tout vous dire…
— C'est dans ton intérêt, je t'assure, tante Adélaïde. À ton âge, la prison, ce serait comme une condamnation à vie. Sacha peut t'en parler, elle vient d'y goûter ; mais elle était innocente, elle !

Elle pleure maintenant à chaudes larmes. Elle craque littéralement sous la pression et commence à raconter son histoire. Elle déballe tout : son passé de mère maquerelle, sa vie d'avant, quand elle était connue, puis cette nostalgie qui l'habite désormais. Elle raconte qu'elle a un instant – juste un moment – rêvé de recommencer, seulement avec Sacha, pour revivre un peu des souvenirs qui la hantent. Elle narre dans le détail cette manie d'espionner les gens, la complicité de son homme de main. Elle dit avoir suivi depuis son ordinateur tous les faits et gestes dans ces pièces minuscules qu'occupe la jeune femme.

Sans dire un mot, Sacha se sent toute pâle. Elle se dit que Jérémie va peut-être demander à voir tout ce que cette vieille salope a dû enregistrer, que ce qu'il va voir doit être… plus que croustillant. Mais c'est un autre raisonnement que poursuit pourtant le jeune homme.

— Ça veut dire que tu as des images du type qui se nomme, ou prétend se nommer Victor ? C'est toi qui l'as envoyé à Sacha ? Tu le connais d'où ? Et comment est-il entré en contact avec toi ?
— Un ami d'un ami me l'avait chaudement recommandé ; je ne pouvais pas savoir… que c'est un gangster.
— Je te demande si tu as des photos de ce type ; tu ne peux pas répondre à cette simple question par oui ou par non ? C'est si compliqué ?
— Oui, j'ai des images de lui, mais… il va me faire du mal si je vous les donne.
— Il fallait y penser avant ; jouer l'entremetteuse, c'est bien quand tout roule, mais faire chanter les gens ne t'attirera nulle indulgence. Je veux ces photos pour empêcher cet homme de nuire. Sans compter que si tu ne me les remets pas, je peux aussi te faire accuser de complicité de meurtre. À toi de voir.
— Je n'aurais jamais cru que mon propre neveu…
— Alors nous sommes à égalité. Ma propre tante qui est une ripou, je n'en reviens pas encore ! Allez, tu repars avec l'inspecteur qui est dehors et tu lui remets tous les films et ton ordinateur. Je veux tout visiter.

Jérémie appelle le flic qui fait le pied de grue au coin de la rue, et le gars repart avec Adélaïde menottée. Ils vont chercher tout ce que le jeune policier a demandé à la dame aux cheveux argentés. Dans son coin, Sacha ne dit toujours rien. Dès que les deux autres sont partis, elle lève les yeux vers le jeune homme qui, assis sur une chaise, baisse la tête.

— Je ne sais plus quoi te dire. Non mais, quelle salope ! Et dire que c'est vers elle que je t'ai envoyée… Elle t'a forcé à faire…
— Ça va, n'en rajoute pas. J'avais sans doute aussi besoin de m'envoyer en l'air, et comme ils m'ont grassement payée, je ne vais pas en faire un plat. Avec le premier, j'ai pris un immense plaisir, et puis avec le second aussi. Comme ça, tu sais tout. J'ai joui comme une folle, et ça m'a fait un bien fou.
— Dire que tu t'es refusée à moi… Je ne suis pas assez bien pour toi ?
— Tu ne vas pas m'en faire toute une histoire. Ce que j'ai fait de mon corps ne te regarde de toute manière pas, et puis ce qui est fait est fait. Et pour tout te dire, j'ai presque aimé me vendre. Et alors, ça dérange qui ou quoi ?
— Et en plus, il existe des images de cela… Je t'assure que je ne prendrai que la photo de ce Victor ; le reste, je vais le détruire de suite quand j'aurai tout sous la main.
— Tu fais comme tu veux, je m'en fiche. C'est toi, le flic. Moi, je ne veux que la paix. D'accord ? Et je ne coucherai jamais avec toi, de toute façon. Plus jamais avec un flic ou quelque chose qui y ressemble de près ou de loin, tu saisis cela ?
— Oui, je comprends : il vaut mieux faire la pute et se faire du fric en baisant… c'est mieux.
— Je te signale gentiment que c'est ta tante qui m'a conduite dans cette galère, alors il vaut mieux pour tout le monde oublier ça. À présent, tu fais comme bon te semble, je m'en contrebalance.

Quand le flic est revenu avec la vieille femme, Jérémie s'est empressé de fouiller dans les fichiers. Il a sorti un cliché de ce fameux Victor et l'a immédiatement expédié par le biais du deuxième flic à son bureau pour identification. Au bout de deux heures, il avait le nom de famille de l'individu et envoyait une patrouille pour arrêter le suspect à son domicile. Adélaïde, quant à elle, signait une déposition reconnaissant son rôle dans cette sordide histoire. Jérémie, lui, regardait cette femme si belle, désirable au possible. Il imaginait aisément ces deux mecs qui avaient joué avec elle.

Une sorte de pointe de jalousie venait marquer de son empreinte le jeune flic, et il maudissait cette femme qu'était sa tante d'avoir réduit à néant tous ses espoirs. Sans illusions, il quitta le commissariat, avec quand même le cœur un peu plus léger, sensation due sans doute au fait qu'il avait fait son devoir, et que malgré tout il pouvait dormir sans scrupules. Et puis le temps fait son œuvre et apaise les tensions ; il referme un peu les blessures, et les souvenirs sommeillent, même s'ils n'apportent jamais vraiment l'oubli.


Sacha a repris une vie somme toute normale. Enfin, si cela peut exister. Elle a été convoquée à plusieurs reprises au cours des six derniers mois par une femme qui a remplacé le juge d'instruction du début de l'enquête. Cette femme d'une cinquantaine d'années s'est excusée au nom de la justice, comme si de simples regrets pouvaient effacer les heures de pénitence infligées par la prison. Puis elle a dû assister aussi au passage des trois accusés aux Assises. Elle a entendu des choses horribles sur son mari, d'autres moins violentes sur David. À l'énoncé du verdict, elle a regardé bien dans les yeux ces gaillards, ceux-là qui lui avaient tous volé une partie de sa vie.

Adélaïde a écopé d'une peine de principe, son rôle dans la mort du policier infiltré n'ayant pas clairement été établi. Sacha a vu dans les yeux de la vieille femme une lueur de peur, mais elle savait aussi combien une cellule pouvait vous détruire ; alors elle comprenait cette crainte. Maître Pierrick, lui, est resté fidèle jusqu'au bout. Il l'a soutenue dans cette affaire et Sacha a touché un peu d'argent censé la défrayer des jours de taule effectués pour rien. Elle a appris aussi que Jérémie avait démissionné de son travail. Alors ce matin-là, quand le téléphone sonne, que cette voix au bout du fil lui rappelle quelque chose, elle ne raccroche pas.

— Allô, Sacha ?
— Oui, c'est bien moi.
— Tu ne voulais plus de flics dans ta vie. Je ne suis plus rien de tout cela. Puis-je t'inviter au restaurant pour dîner ?
— Euh… pourquoi pas, puisque tu n'es plus… Oui, je veux bien.
— Ce soir, ça t'irait ? À moins que tu n'aies quelqu'un dans ta vie depuis…
— C'est bon, je t'attends ce soir. Vingt heures, ça ira pour toi ? Tu passes me prendre à mon appartement ?
— Parfait. Alors à tout à l'heure !

La salle de bain voit une Sacha souriante qui passe un temps fou à se faire belle. Elle se fait plaisir à pomponner ce corps superbe qui est resté au repos depuis les événements de l'arrestation des coupables. Une petite idée lui trotte dans la tête. Elle se rouvre à la vie, à des envies qui ne lui étaient plus venues depuis bien longtemps. Elle sent en elle une sorte d'effervescence, une impatience grandissante à l'approche de l'heure du rendez-vous. Quand elle parcourt les quelques mètres qui vont de son entrée à la berline sombre qui est garée devant chez elle, c'est une autre femme que voit arriver Jérémie.

Bon sang, cette femme-là est à couper le souffle ! Une jupe sage qui vient mourir sur le genou, un corsage rouge qui fait ressortir la proéminence des seins, et déjà l'homme a une envie un peu particulière. Elle est encore plus jolie que dans ses souvenirs. C'est un appel au plaisir, un appel aux sens, une beauté pareille ; ça lui remue tous les sangs. Alors quand elle ouvre la portière du véhicule et que son parfum vient frapper les narines du jeune homme, il sait pourquoi il a attendu autant celle-là. Il se sent humble et petit face à cette géante brune qui pose son adorable derrière sur le siège de sa voiture.

— Bonsoir, Jérémie. Ça fait si longtemps que nous ne nous étions pas revus…
— Oui, bonsoir. Je vois que tu es encore plus femme que dans mes souvenirs. Bon Dieu, que tu restes… femme !
— Encore une chance ; si j'étais devenue un homme, m'inviterais-tu encore au restaurant ?

Un large sourire entraîne ces deux-là dans la frénésie de cette sortie nocturne. Il est heureux de la revoir, elle se sent bien en sa compagnie. Alors elle laisse faire.

— Où m'emmènes-tu ? Quel genre de restaurant as-tu choisi ?
— Laisse-moi faire. Laisse-toi guider et fais-moi confiance. On dirait que tu vas beaucoup mieux.
— J'ai un peu oublié toute cette crasse. Toute cette sordide affaire s'éloigne enfin de moi. Mais parle-moi de toi. Il paraît que tu n'es plus policier ?
— Non. Suite au comportement de ma tante, je n'ai pas eu envie de continuer. J'ai toujours pensé qu'elle m'avait sali par ces saloperies. Ma mère m'en a un peu voulu de l'avoir fait accuser, mais bon, elle le méritait.
— On ne parle plus de cela, tu veux ? J'ai envie de revivre, et cette soirée pourrait m'y aider.
— Oui, bien loin de moi l'idée de faire ressurgir les fantômes du passé. Allons vers l'avenir, tu veux bien ?
— Oui ! Je veux juste savoir ce que tu fais comme métier maintenant.
— Disons que j'ai repris mon ancienne passion et que le bois m'a toujours attiré ; alors je fabrique des instruments de musique, comme mon père avant moi. J'avais sous la main tout ce dont j'avais besoin pour recommencer une nouvelle vie. Je me suis simplement servi.
— C'est beau ça, créer des choses qui donnent du bonheur aux autres autour de soi…

Sacha plonge son regard bleu dans celui plus sombre de l'homme qui lui fait face à cette table. Le cadre est déjà, à lui seul, un régal. La carte apportée par une serveuse zélée fait miroiter des plats aux noms enchanteurs. Ceux-ci évoquent aux papilles des deux jeunes gens de bien curieuses sensations exotiques aux couleurs safranées, un plaisir rien que d'imaginer les mets qui constituent le meilleur de ce menu. Choix cornélien que celui de commander, tant tout donne envie. La jeune femme reste sur un lit de fruits de mer servis en cassolette ; lui, plus terre-à-terre, tente un foie gras d'oie.

Devant les assiettes alléchantes, ils restent muets de satisfaction. Puis chacun, dans un registre différent, déguste enfin ces choses divines qui ravissent les yeux, le palais, et pour finir calment les appétits. Mais les retrouvailles après un si long moment sont aussi parfois un peu compliquées. Puis certains souvenirs ressurgissent, douloureux ; eux aussi divergent selon qu'ils arrivent à Sacha ou à Jérémie.

— Je tiens encore à m'excuser pour ce que t'a fait ma tante ; je n'aurais jamais pu imaginer une chose pareille.
— Laisse, veux-tu ? C'est du passé ; je ne lui en veux pas vraiment. Comment va-t-elle, Adélaïde ? Tu sais, c'est à moi que je fais des reproches. Dans la vie, on a tous le choix et la possibilité de refuser ceci ou cela ; je n'ai pas su. Et je dois aussi t'avouer que j'en ai retiré un certain plaisir. Faire ce genre de… enfin, tu vois, ça m'a troublée plus que je ne l'aurais cru, et parfois j'ai la nostalgie de mains sur mon corps, de bouches sur ma peau. Je n'ai jamais pensé à l'argent avant de faire l'amour avec ces hommes que ta tante me trouvait. C'était seulement une manière de me donner du plaisir dans un environnement plutôt trouble, et je dois dire que j'ai presque aimé me rouler dans cette fange. Après coup, les remords, les regrets sont venus ; mais sur l'instant, j'ai apprécié ces mecs qui, finalement, ont été plus que délicats envers moi.
— Et comment surmontes-tu l'absence de ton mari ?
— Le temps estompe les pires douleurs. Il est bien sûr des jours ou de nuits pendant lesquels je trouve un grand vide à mon existence, mais jamais les instants heureux ne seront vraiment effacés. Je ne veux garder que ceux-là. Je n'ai pas cherché à faire de rencontres. Pas d'homme pour me lover contre lui, pas de mec dans mon lit pour calmer ma faim de sexe, parce que parfois j'en ai vraiment envie. Mais je sais aussi me montrer patiente ; je sais bien qu'un jour un prince charmant viendra.
— Je… je ne pourrais pas être celui-là ? Pour un soir, pour un jour, pour une vie, pour une éternité ?
— Je ne crois pas, Jérémie. Nous avons toi et moi croisé trop de mauvaises choses pour que je sois en mesure de te donner ce que tu attends de moi. Je ne suis pas capable d'aimer l'homme qui a connu les pires instants de la tourmente qui a soufflé si violemment sur moi.
— Je comprends, mais je ne veux pas perdre l'espoir de te sentir un jour contre moi, près de moi. Je t'ai aimée au premier regard.
— Je t'ai haï au premier regard, moi, et c'est pour cela que je ne pourrai jamais aller plus avant avec toi.
— Je perds mon âme, alors, à attendre quelque chose d'inaccessible ?
— Oui. Ne persiste pas dans cette espérance que je ne comblerai jamais ; je ne peux pas. Tu fais partie de mon histoire. Pas de la plus belle ; celle des jours malheureux, et ceci ferme la porte à mes sentiments, pour toujours.
— Au moins j'aurai essayé. Je ne sais plus quoi faire, Sacha ; tu hantes mes jours et mes nuits. Je suis malheureux sans toi.
— Je ne peux rien pour toi, sauf te conseiller de te trouver une gentille femme, de lui faire de beaux enfants et de m'oublier.
— Comment peux-tu imaginer un seul instant que l'on puisse oublier le soleil ? C'est impossible, je n'y arriverai pas.
— Le mien s'est éteint avec David, et ce n'est pas toi qui le rallumeras. Je ne veux pas te donner de faux espoirs. Finissons vite notre dîner et ramène-moi à la maison, d'accord ?
— Je n'ai pas vraiment le choix. Si ?

La jeune femme n'a pas répondu à cette question. La tête baissée, elle achève son dessert. Jérémie fait la même chose de son côté. Le coup de massue assené par Sacha semble l'avoir anéanti. Il a mal, mais ne dit plus rien. Après avoir réglé l'addition, ils reprennent le chemin de l'appartement de son invitée. Devant sa porte, elle le quitte d'un au-revoir qui sonne comme un adieu, comme le glas de cet amour qu'il lui voue. Il voit ainsi s'éloigner la silhouette aux courbes harmonieuses de cette femme dont il n'a fait qu'effleurer l'existence. C'est dur de se dire qu'on était au mauvais moment, au mauvais endroit.

Elle est entrée sans se retourner, n'ignorant pas qu'elle déchire cet homme qui attendait tellement de cette soirée, d'elle aussi sans doute. Mais elle ne peut rien contre l'aversion de tout ce qui se rapporte à son affaire, à son histoire, à ces trop longs mois d'agonie. Dans son petit trois-pièces, elle se fait un café, réfléchit longuement. Puis soudain, d'une main tremblante, elle compose un numéro sur son téléphone portable.

— Allô, bonsoir. C'est Sacha. Vous allez bien ?
— Oui, j'ai reconnu ta voix. Tu m'as pardonnée ? Tu as besoin de quelque chose ?
— J'ai… envie de… enfin, votre carnet d'adresses me serait utile, juste envie d'une relation rapide, à vous de me dire si… Pouvez-vous me trouver cela ?
— Et pour quand voudrais-tu… ?
— Ben, ce n'est pas possible pour maintenant ?
— Écoute, je ne sais pas si je peux, si je dois… après tout ce qui s'est passé.
— C'est moi qui vous le demande, j'ai envie de… de me faire plaisir, et c'est si simple comme cela. Pas de compte à rendre demain à personne ; juste un peu de bonheur à l'état pur, en quelque sorte. Vous me devez bien cela, non ?
— Et tu aimerais quoi ? Homme, femme, couple ?
— Ce que vous me trouverez, tout fera l'affaire. Mais ce soir, sinon je n'aurai plus jamais le courage de vous le redemander.
— Bon, je vois ce que je peux faire et je te rappelle d'ici une demi-heure. C'est d'accord ?
— Oui, j'attends votre appel. Merci.

Dans son oreille, le bip qui marque la fermeture de la ligne reste accroché longtemps après qu'elle a reposé l'appareil. Comment a-t-elle osé appeler Adélaïde ? Mon Dieu, elle est devenue folle ou quoi ? Mais non, pas du tout : la peur de s'engager dans une relation sérieuse avec Jérémie l'a remuée plus qu'elle ne voudrait le dire. Elle se sent l'envie de… faire l'amour. Mais elle refuse encore une attache quelconque avec qui que ce soit, et c'est vrai que pour contenter son corps, le mieux est de faire appel à la femme aux cheveux d'argent. Quand la vieille dame rappelle dix minutes plus tard, elle est toujours aussi fébrile.

— C'est fait Sacha ; je t'envoie une gentille dame de cinquante ans. Elle avait, elle aussi, envie d'oublier un peu de son cafard ce soir et elle sera chez toi dans dix-quinze minutes. Ce n'est pas trop rapide pour toi ?
— Non, non merci, ça ira bien. Et elle s'appelle comment ?
— Disons qu'elle veut rester discrète, alors prénomme-la Astrid. Voilà, et merci de ne plus me tenir rigueur de ce qui s'est passé.
— Merci, Adélaïde, et bonne fin de nuit à vous. On se rappellera un de ces jours.
— Oui, si tu veux. Bonne soirée à toutes les deux.


La femme qui vient d'entrer dans la chambre de Sacha n'a rien à voir avec les canons de la beauté tels que la mode les conçoit aujourd'hui. Elle est assez petite, à peine un mètre soixante. Elle a des formes plutôt généreuses, rondelettes même. Son visage aux taches de rousseur est surmonté d'une chevelure d'un roux flamboyant. Une femme qui, sans doute, dans la rue ne doit pas passer inaperçue. Mais ce qui frappe le plus chez elle, c'est son sourire. Celui-là reste accroché à ses lèvres comme si sa bouche avait été faite ainsi, seulement pour rire.

— Bonjour ! Vous êtes Astrid si j'ai bien saisi votre prénom.
— Oui ; disons que celui-là me plaît, alors autant en choisir un qui fait plaisir, ne croyez-vous pas ?
— Bien sûr. Je ne veux pas être trop curieuse.
— Oh, je n'ai rien à cacher. Je suis chef d'entreprise, et comme je suis lesbienne, je ne veux pas m'encombrer d'une compagne, que je n'ai pas le temps de chercher non plus. Je trouve bien plus pratique de faire appel à… enfin, vous me comprenez.
— Euh, non, pas vraiment. Et je ne suis pas non plus… Je fais cela pour mon plaisir, et surtout par envie ce soir.
— Merci. C'est toujours plus sympathique quand on est attendue et que l'on se plaît.
— Disons que vous avez un petit quelque chose d'attachant. Votre sourire est plus que touchant.
— Je suis née avec une bouche qui me fait toujours sourire. Mais j'adore aussi votre style, et j'aurais aimé être grande et longiligne comme vous. Mais bon, rien que de regarder une tablette chocolat, je prends un kilo. Alors j'ai oublié depuis longtemps tous ces régimes qui ne mènent à rien ; et puis un petit bourrelet ici ou là, les femmes trouvent ça plutôt… bienveillant.
— Bien. Je n'ai pas tellement d'expérience… dans le domaine qui vous amène chez moi ce soir, et encore moins avec une femme.
— Je pense que la première chose est de régler la question financière immédiatement, de façon à ce que nous soyons vous et moi totalement libérées de ce genre de poids que peut représenter cette transaction.

En disant cela, la rousse, qui doit avoir une cinquantaine d'années, sort de son sac une liasse de billets et la dépose sur la table du salon. Elle a pris place dans le canapé moelleux de velours rouge et sa robe s'étale en corolle sombre autour de ses cuisses. Sacha, au milieu de la pièce, semble bien empruntée face à cette femme qui a des yeux partout, qui suit ses courbes, évaluant sa silhouette comme elle le ferait d'un objet. Déplaisante, cette situation où elle se trouve ravalée au rang de chose que la rousse s'est offerte.

— Vous… vous voulez que l'on prenne un verre, juste pour faire connaissance ? J'ai quelques alcools, du café si vous en avez envie. Du jus de fruit aussi.
— Tu ne trouves pas que se tutoyer serait une bonne avancée pour toutes les deux ?
— Oh oui, naturellement. Alors ? Tu veux un verre ou non ?
— Pourquoi pas ? Un whisky, si tu en prends un pour m'accompagner.
— D'accord.

Sacha sert les deux verres, y ajoute quelques glaçons, toujours sous les regards de cette Astrid qui ne se gêne pas pour la déshabiller d'une manière plus que salace. Mais après tout, avec ce qu'elle a déposé sur la table, elle peut se permettre cette privauté. En se retournant pour s'asseoir sur le fauteuil qui fait face au canapé, l'autre, d'un mot, lui intime l'ordre de ne pas s'asseoir.

— Attends !
— Oui ?
— J'aimerais en voir un peu plus de toi. Tu peux retirer ton corsage, là, maintenant ?
— Euh… oui, bien sûr.

Lentement, d'une main qui tremble, elle dégrafe le premier bouton qui tient fermé son corsage. Puis elle ouvre un à un tous les autres et son soutien-gorge pigeonnant apparaît, d'un rouge sang, aux yeux de la « cliente » qui n'en perdent pas une miette. Ensuite, c'est au tour des manches d'être aussi retirées. Le vêtement descend maintenant très doucement sur les épaules de Sacha. Sur le sofa, Astrid a porté ses mains sur le bas de sa robe et a tiré vers le haut de ses cuisses l'étoffe noire. Des bas, style Dim-up, éclosent à la vue de la brune qui continue son savant déshabillage.

De deux doigts passés dans le dos, entre le pouce et l'index elle s'est mis en devoir de faire céder l'attache qui retient les deux balconnets sur les pommes d'amour encore invisibles. Lorsque l'élastique sollicité libère les deux masses qui ne tombent pas, l'autre sur son siège a glissé sa main sur la fourche que rien ne masque. Ce que devine plus que ne le voit Sacha, c'est une toison aussi rousse que la chevelure de son invitée. Entre les doigts qui fourragent dans le feu de cette touffe se montre par intermittence une longue faille aux lèvres soudées. Sacha se sent toute chose en suivant les gestes câlins de cette main qui s'affole de plus en plus sur cette chatte aux couleurs invraisemblables.

Alors sans trop chercher à comprendre, la femme debout s'attaque de suite au zip qui tient la ceinture de sa jupe. Astrid ne quitte pas des yeux cette silhouette qui est de plus en plus dénudée. Quand la jupe, par les lois de la pesanteur, glisse le long des longues jambes de la brune, les yeux verts de la petite boule sur son canapé semblent sortir des orbites. Un minuscule triangle rouge sang, assorti au cache-néné, reste pour un temps sur cet entrecuisse qui fait rêver.

— Attends ! Ne l'enlève pas ! Pas tout de suite. Je veux le retirer moi-même.

La voix est curieusement rauque, éraillée, comme si l'émotion la gagnait.

— Approche-toi. Viens ici, près de moi. Bon sang, ce que tu es bien foutue ! Comme j'aurais aimé te ressembler…

Sacha obéit à ce miaulement, à cet ordre qui n'en est pas vraiment un. La voici tout près de cette Astrid qui joue encore avec ses longs poils, les enroulant entre ses doigts fins. Elle est contre l'assise du canapé, ses genoux en appui sur une des cuisses de la femme assise. Celle-ci se penche un peu en avant. Sa tête avance vers le ventre de Sacha, puis sa bouche pose un bisou sur le nombril de la brune. Sa langue glisse vers ce morceau d'étoffe qui couvre encore le bas du corps. Tranquillement, simplement, les lèvres au rouge brillant se confondent avec celui de la culotte. Ensuite, ce sont les dents qui viennent serrer la dentelle de ce slip qui masque si bien la féminité de Sacha.

L'élastique coincé entre les quenottes, la tête fait un mouvement vers le bas. Les dents entraînent avec elles le triangle qui, de plus en plus, dévoile une minuscule pincée de poils d'un brun sombre, presque noir. La bouche abandonne son fardeau au niveau des genoux et remonte sans plus de difficultés vers cette cible qu'elle vient frôler. Une langue gourmande part déposer une fine couche de salive tout au long de ce sexe qui respire au niveau de la figure d'Astrid.

— Hmm… que tu sens bon ! J'aime ton odeur de femelle. J'adore ta chatte, ma chérie. Je vais me régaler avec ce ventre plat et ces nichons haut perchés. Tu es faite pour le sexe, toi ! J'imagine le succès que tu dois avoir auprès des mâles. Oh, bon sang, que je vais me faire plaisir ! On ne rencontre pas souvent des femmes dans ton genre. Un peu sophistiquée et putain en même temps. Quel délicieux mélange de bourgeoise et de pute ! Laisse-moi profiter des avantages que l'argent m'apporte de temps à autre.

Sacha accuse le coup mais se tait. Elle laisse l'autre la humer, la sentir, la découvrir en quelque sorte. Elle n'est cependant nullement indifférente aux assauts de la femelle qui continue à grands coups de langue d'entrouvrir sa fente qui commence à s'éveiller aux caresses si bien données. La seule preuve tangible de cet appel des sens, c'est ce fourmillement qui se fait plus insistant, là, au creux de ses reins. Alors elle enlace de ses longs bras la tête de la rousse pour plaquer totalement la bouche qui la mange contre son sexe. Elle soupire, et ses mains se mettent à cajoler ces cheveux étranges. Ils sont pourtant extrêmement fins, doux et électriques à la fois. Debout, face à cette autre qui lui lèche sans discontinuer le minou, un instant elle songe que la position de la caboche de son amante ne doit rien avoir de confortable.

Sans vraiment s'en rendre compte, Sacha écarte ses cuisses pour que la limace baveuse s'introduise encore plus profondément en elle. Elle soupire déjà. Elle tremble de plus en plus alors que ses mains persistent à explorer le cuir chevelu de cette forêt en feu. La petite femme lâche soudain son festin et se redresse et soupirant. D'un revers du bras, elle essuie ses babines sur la manche de son corsage, puis sa voix, comme implorante, éclate dans la pièce :

— Oh, déshabille-moi… Tu veux bien me dégrafer ma robe ? J'ai vraiment envie de toi. Bon sang, ce que tu me donnes chaud ! Tu es une jolie cochonne…

Sacha fait bien entendu ce qu'Astrid lui demande. D'un geste souple, elle trouve dans le dos de la rousse la longue fermeture Éclair qui retient le sari. Elle écarte les emmanchures des épaules, et la fine pelure rejoint les frusques qui jonchent le sol du salon. Il n'y a pas de soutien aux seins de la femme, pas plus que de culotte. Bien sûr, elle est un peu plus courte sur jambes, plus trapue que sa maîtresse potentielle. Quelques rondeurs harmonieuses se font plus visibles, mais rien de choquant. Elle est belle dans cette nudité intégrale rendue encore plus éclatante par la tache très visible d'une toison flamboyante très fournie.

Les doigts qui s'égarent encore sur le corps de la brune trouvent un port, une escale en cette poitrine bien ferme sur laquelle ils s'attardent plus que de raison. Ils ne cessent de tortiller ces pointes sombres, ces fraises qui se gonflent d'impatientes envies. Les gestes de cette Astrid n'ont rien de masculin. Ils ne sont faits que de douceur, que de tendresse. Elle connaît assurément le corps des femmes ; elle sait en tirer la plus belle des musiques. Sous ces attouchements particulièrement bien amenés, Sacha se tortille comme un ver. Son ventre se creuse sous l'effet de ces étirements mammaires si précis, si agréables, que ses gémissements se font entendre. Elle se laisse bercer pas des caresses terriblement bien faites, sensuelles et extraordinairement… féminines.

De ses lèvres fusent des cris, des cris d'amour. La rousse ne se préoccupe pas des soubresauts de sa compagne du moment. Elle continue sur sa lancée, cherchant toujours plus loin le plaisir de ce corps qui gigote dans tous les sens. Puis la bouche de la femme remplace les mains. Elle aspire les pointes qui sont de plus en plus gonflées, de plus en plus sensibles aussi. Ce ne sont plus des gémissements qui emplissent la pièce, mais bien de véritables cris. À chaque succion, Sacha projette son ventre en avant, ne rencontrant que du vide la plupart du temps, se cognant contre une cuisse, un genou, une jambe parfois.

Les yeux clos, sous l'influence de toutes ces sensations incroyables qui la submergent, la brune ne fait que subir. Elle ne rend pas du tout ces câlins qui lui sont donnés par une rousse totalement absorbée par ce qu'elle touche. Ce n'est que quand les mains aux doigts agiles trouvent la longue plage entre les seins et le nombril qu'elle cesse enfin de gesticuler comme un pantin désarticulé. Elle n'est plus qu'attente. Elle espère que ces petits mutins qui s'aventurent sur elle ne vont pas être trop longs à venir la délivrer. Entre ses cuisses, c'est un déferlement d'indescriptibles crispations qui vont et reviennent en spasmes de longueurs inégales.

Des crampes horriblement bonnes, qui lui donnent la chair de poule, une extase sans nom, impossible à définir et encore plus difficile à décrire… Finalement, mieux vaut la vivre. Et c'est ce que fait Sacha avec de larges soupirs et des feulements de tigresse enragée. Une horrible extase qui pointe son nez à l'horizon d'un canapé où se vautrent deux bacchantes entremêlées dans des jeux de mains, de langues qui changent sans cesse. À force de contorsions multiples, la rousse se trouve tête-bêche sur sa maîtresse. Malgré la différence de taille, Sacha parvient à glisser sa bouche entre ses cuisses épaisses qui lui chevauchent le visage.

Le buisson ardent s'entrouvre, s'écarte pour laisser place à une ligne bien ourlée, à deux lèvres humides. La langue de la brune prend possession de l'antre de feu, goûtant aux sucs acidulés d'une chatte odorante. Enivrée par le parfum si particulier de la rousse, elle enfonce sa langue dans cette minette qui se frotte sans vergogne à la bouche qui la parcourt. Astrid ne se retient plus non plus. Les longs sifflements de sa poitrine sont autant de montées de désir dans le crâne de Sacha. Les deux femmes en oublient toute retenue ; elles se touchent, se caressent avec une intensité délirante. L'une perd de vue le fait qu'elle est aussi payée pour donner du plaisir.

Elles roulent sur le côté sans se soucier de la chute inévitable qui les entraîne sur le tapis. Dans la furie de cette mêlée, la table de salon est repoussée sans ménagement. La folie de ces deux-là devient source de plaisir, et elles ne sont pas loin de jouir quand enfin elles enfoncent l'une et l'autre leurs doigts dans le sexe de l'autre. Les corps sont moites, les cheveux luisants de sueur. Mais quel pied pour les deux amazones qui n'en finissent plus de se tripoter, de se faire du bien !

Laquelle a un orgasme la première ? Aucune importance, sans doute. L'ivresse de l'une entraîne forcément celle de l'autre, et les deux partenaires s'envolent presque au même instant dans de longs frémissements qui indiquent à quel point elles se font plaisir. Les bras en croix sur la laine de la carpette, elles frissonnent encore de longs instants avant que lentement elles ne sortent de cette torpeur étrange qui les a gagnées.

— J'ai soif. Pas toi ?
— Nous n'avons même pas fini nos whiskies ; tu veux ton verre ?
— Tu n'aurais pas plutôt de l'eau ? L'alcool après ça, ne me dit rien. Tu es vraiment faite pour l'amour, ma belle ; j'ai adoré ! Il y a bien longtemps que personne ne m'avait fait jouir de la sorte : je suis partie au moins deux fois en quelques minutes. Quelle belle salope tu fais ! Merci, Sacha ; ton corps m'a rassasiée.

Elles boivent avidement tandis que des coulées de sueur ravinent les visages. La rousse est là, assise nue au sol alors que la brune, à genoux près d'elle, tente de démêler une mèche de ses cheveux qui lui tombe sans arrêt sur le font. La pièce s'est entièrement remplie d'une odeur de sexe, forte, violente, qui accroche les narines de deux femelles. Repues, elles se reposent gentiment pour reprendre leurs esprits. Quand les yeux de Sacha croisent ceux d'Astrid, elle trouve comme une flamme qui danse au fond des pupilles vertes de la rousse.

— Je te jure que depuis bien longtemps je n'ai pas eu autant de plaisir ; tu es une amante extraordinaire ! Tu te donnes autant avec les hommes ? Si ma question te semble indiscrète, tu n'es pas forcée d'y répondre : c'est maladif chez moi. J'aime savoir.
— Non, je peux te le dire. Je n'ai pas eu beaucoup d'aventures dans ma vie, et j'aime aussi faire l'amour avec les mâles. Je n'avais presque jamais vraiment fait l'amour avec une femme ; mes seules expériences ont eu lieu dans un endroit très fermé, pour ne pas dire spécial. Alors ça ne compte pas vraiment. Tu es une grande première pour moi. J'avais un grand besoin de m'envoyer en l'air ce soir, et cette découverte d'un corps si semblable au mien…
— Si semblable au tien ? Tu veux rire, là ! Tu me donnes ta silhouette ? Je file en courant, et jamais je ne te la rends. Tu es… mignonne, belle à croquer. On échange quand tu veux ton corps contre le mien, je suis partante. Et quel tempérament ! Un vrai bonheur que de faire l'amour avec toi. J'espère seulement que je pourrai revenir de temps à autre.
— Pour moi aussi ça a été un grand, un formidable moment, une révélation. J'ai littéralement adoré ce que tu m'as fait. Ma porte te sera toujours grande ouverte.
— Merci ; c'est gentil de savoir que l'on est appréciée. Tu peux compter sur moi pour… te gougnotter encore, et je hais déjà les mecs qui vont… te passer dessus.
— Comme tu y vas… Il n'y en a pas eu tant que cela, et je ne sais pas si d'autres me feront – comment tu dis ? – si d'autres me passeront dessus.
— Avec un cul comme le tien, je suis certaine que tu ne seras pas libre bien longtemps. Je me suis toujours demandé où Adélaïde allait chercher ses filles ; mais là, je dois avouer qu'elle a fait fort en te dénichant je ne sais où.

Sacha laisse éclater un rire de gorge, signe qu'elle est de nouveau sur la défensive. Dès que le nom d'Adélaïde est revenu sur le tapis, cette espèce de crainte enfouie en elle ressurgit sans explication.

— Je ne travaille pas pour cette femme. Elle aurait bien aimé que cela arrive, et elle a tout fait pour y parvenir. Mais je crois que je tiens trop à ma liberté pour lui permettre de s'immiscer dans ma vie. J'avais juste une envie de… Enfin, j'avais l'âme à aller draguer ce soir, et elle a un carnet d'adresses assez conséquent. Voilà pourquoi tu as atterri chez moi. Mais elle n'est pas ma patronne.
— Ne te justifie pas. Nous avons toutes nos petits travers ; les miens, c'est de ne pas vouloir m'accrocher à une compagne. Trop peur, comme toi, d'être moins libre. Tu comprends cela sans doute aussi. Je fais appel à cette femme pour… l'hygiène. Je dois dire que ses adresses, c'est vrai, sont toujours excellentes. J'en ai encore une preuve magnifique ce soir. J'ai eu le gratin, le luxe des rencontres avec toi, ma belle. Tu es le « nec le plus ultra » ! Je crois aussi qu'il ne faut pas trop que je m'attarde ; j'aurais trop peur de m'amouracher de toi.
— Ne dis pas de bêtises… J'ai aussi adoré faire l'amour avec toi, et je recommencerai toujours avec le même plaisir. Reviens quand tu veux, Astrid. Je t'ouvrirai mes bras… et mes cuisses aussi.

À cette boutade, les deux femmes éclatent d'un rire qui résonne dans toute la pièce. C'est comme si elles évacuaient toutes les tensions qui se formaient entre elles. Elles se serrent soudain l'une contre l'autre, et instinctivement leurs corps se pressent, se retrouvent avec un même bonheur. La bouche de la rousse, sans complexe, vient s'ancrer à celle de la brune, et toutes deux s'embrassent comme si elles étaient amoureuses. Les langues qui se lient, se nouent et se dénouent… Les langues se reconnaissent, s'apprécient, et reviennent se lécher dans un palot qui les fait frissonner. Elles ne se quittent que pour mieux se retrouver, et ne se délaissent que pour permettre aux deux femmes de reprendre un peu d'air.

Au départ de la rousse, Sacha se douche lentement. Elle repense à tout cela, se dit que sa vie est là, devant elle, qu'elle ne pourra sans doute plus jamais aimer comme elle a aimé son mari. Mais la vie continue, avec d'autres joies. Les peines s'estomperont bien un jour ; alors il ne lui reste plus qu'à marcher vers demain. Et puis il restera toujours les bonnes adresses d'Adélaïde pour calmer ses faims… toutes ses fringales !