Les bonzes

À quelques lieues de Ker Ozen, au pied des Montagnes Noires se trouvait un petit temple bouddhiste ; il existe encore de nos jours. C'était assez surprenant de trouver en plein cœur de la Bretagne ce monastère dirigé par le bonze Hail, un petit être rabougri au nez pâle ; malgré tout, ce brave religieux originaire du Népal n'est pas laid.

D'autres moines l'avaient suivi jusqu'en France, notamment le bonze Ho-Fisse, le bonze Hé-Lev et le bonze Hé-Loy-Ho-Cer-Vis. C’étaient de vénérables sages de l'Orient dont les connaissances, tant scientifiques que théologiques, ne pouvaient être mises en doute.

Peu après leur arrivée, ils avaient eu le bonheur d'enregistrer la première conversion d'un autochtone : c'était un gars de Lorient qui se faisait appeler bonze Har-Yen, tout juste capable de faire tourner les moulins à prières. Encore fallait-il lui rappeler sans cesse qu’il devait faire tourner ces sacrés moulins dans le sens du déplacement de l’ombre du cadran solaire, ce qui évidemment perturbait fortement le pauvre bonze Har-Yen pendant les jours de pluie.

Le bonze Hail fut très impressionné et honoré de recevoir un courrier du Père Plex qui lui faisait part de ses inquiétudes concernant le Père Igor qui, depuis plusieurs mois, ne débandait plus et qui – selon certaines informations – pourrait être capable de se transformer en loup la nuit venue en fonction de certains paramètres. Il était très fier de pouvoir apporter son savoir à ces Occidentaux prétentieux ; il prit donc conseil auprès des membres de sa petite communauté avant de répondre au Père Plex. Après quelques heures de débat, il rédigea un courrier pour lui annoncer qu'il se rendrait à Ker Ozen avec quelques bonzes afin de constater de visu l'état du Père Igor et d'essayer de trouver une solution à cet étrange phénomène.

Quelques jours plus tard, le samedi matin, la petite troupe de bonzes en robe safran prit la direction de Ker Ozen. Après quelques heures de marche sous le soleil de juin, ils arrivèrent aux environ de midi devant l’abbaye, où ils furent reçus par le Père Plex et l’ensemble de la communauté qui leur avait préparé un bon et copieux repas.

Malgré leurs pratiques ascétiques, les bonzes avaient décidé d'oublier – au moins à l'occasion de leur séjour à Ker Ozen – leurs treize dhutanga. Aussi dévorèrent-ils le grand plat de poissons frits que leur avait préparé le Père Lan, selon la recette principale du Père Septheure. Venaient ensuite de grandes assiettes de gibier que le Père Drot avait mitonné avec soin, et pour saucer ces mets, les miches des petits bâtards du Père Igor furent bien appréciées par ces bouddhistes. À l'issue de ce repas pantagruélique et bien arrosé, les bonzes demandèrent à prendre un peu de repos avant d'examiner de plus près ce mystérieux Père Igor.

Dans le courant de l'après midi, après une bonne sieste, le Père Plex réunit au Chapître, moines et bonzes. Le Père Igor était le centre d'intérêt de cette bruyante assemblée où chacun émettait son hypothèse sur son éventuelle transformation en loup. Certains étaient incrédules, comme le Père Suadhé, ou bien moqueurs comme le Père Siffleur ; d'autres y voyaient la preuve d'une manifestation satanique, comme le Père Ducorébien.

Le Bonze Hail décida d'une étude plus précise de l'anatomie du Père Igor. Celui-ci dut s'allonger sur une sorte d'autel au beau milieu de la cour et exposer ainsi sa totale nudité, en plein soleil, aux regards inquisiteurs des bouddhistes. Ceux-ci s'attardèrent longuement sur les griffes qui commençaient à remplacer peu à peu les ongles de ses doigts et de ses orteils. Les poils, qui avaient repoussé de manière anormale sur son poitrail et sur son dos, les intriguaient également ; mais ce qui les étonnait le plus, c'était ce sexe qui restait imperturbablement dressé malgré les litres de thé au bromure que le Père Igor avait dû ingurgiter depuis l'arrivée des bonzes. Ils avaient beau essayer de le plier, de le tordre, de le secouer dans tous les sens, ce phallus restait perpétuellement dressé. Rien n'y faisait, et malgré les mauvais traitements que l'on infligeait à son membre, le Père Igor semblait détaché de tout, ne ressentant rien et restant impassible.

Le bonze Har-Yen, particulièrement agacé de voir ses confrères ne parvenir à aucun résultat, furieux, il se rendit dans les cuisines et revint armé d'un grand couteau, une sorte de sabre. Les moines furent horrifiés lorsqu’ils comprirent ce qu'il allait faire. Et quand ils le virent prendre son élan pour porter un coup de taille à la base de cet insolent pénis qui semblait narguer l'assistance, beaucoup fermèrent les yeux ou tournèrent la tête pour éviter le spectacle de cette boucherie.

Il y eut un bruit horrible, comme le son que ferait un métal en frappant une roche bien dure. Après ce terrible choc, tous restèrent médusés : aucune goutte de sang n'avait jailli, et le phallus restait fièrement érigé, droit comme un I tandis que, penaud, le bonze Har-Yen regardait, stupéfait, la lame ébréchée de son couteau : le Père Igor avait un sexe de pierre !

Après cet incident, le bonze Hail remit vertement à sa place le bonze Har-Yen. Il discuta quelques temps avec les autres bonzes et fit part de ses conclusions au Père Plex et à l'assemblée présente. Selon lui – et les signes qu'ils avaient relevés ne trompaient pas – le Père Igor pouvait tout à fait se transformer en loup ou en tout autre animal.

Au cours de leurs diverses manipulations, ils avaient décelé à la base du pénis la présence d'un baculum, cet os pénien que l'on trouve chez certains mammifères, notamment les ours, les loups, les chiens, les chats, mais pas chez l'homme. Le Père Igor avait donc bien en lui quelque chose d'animal et possédait en outre des pouvoirs de transformation : n'avait-il pas réussi à transformer son sexe en pierre pour prévenir les dégâts provoqués par une lame ? Cette démonstration magistrale avait laissé sans voix le Père Plex qui n'avait aucun élément pour la contredire.

Aucun des moines de Ker Ozen n'avait connaissance de cette particularité anatomique, et le Père Iljone, comme ses coreligionnaires, restaient sceptiques mais commençaient à craindre les sortilèges et maléfices que le Père Igor pouvait occasionner. Comme la Pleine Lune approchait et que cette année elle allait coïncider avec le solstice d'été, tous furent d'accord pour que le Père Igor soit enfermé dans les tréfonds de l'abbaye jusqu'à ce que la Lune soit décroissante.

Aussi ils firent descendre, malgré ses protestations, le Père Igor jusqu'à la crypte ; et trouvant là une solide cage de fer moyenâgeuse, le Père Ygueux y installa le moine, dont le sexe érigé passait à travers les barreaux, dans l’étroit ergastule en le cadenassant solidement. Tous remontèrent ensuite en une lente procession vers le cloître. Le Père Pignant en avait les larmes aux yeux ; c'était lui qui était chargé de fermer à double tour, derrière lui, les nombreuses portes qui se trouvaient sur leur passage.

Au même moment les sœurs du couvent de Mouillépartansec déboulaient nues dans le cloître pour leur désormais traditionnelle partie du samedi soir. Voyant la croix vide et ne trouvant personne dans les couloirs, elles riaient jaune, les nonnes, et gémissaient déjà de dépit et de frustration. Heureusement, le cortège, de retour de la crypte, arriva juste à temps pour atténuer leur déception, et la présence de quelques robes safran leur redonna quelques couleurs. Tous éprouvaient un grand besoin de se changer les idées après les révélations des bonzes, si bien que les plaisirs de la chair reprirent très vite le dessus.

Les bonzes avaient beaucoup de succès ; étaient-ce leurs robes de couleur jaune orangé qui attiraient les nonnes comme le miel attire les guêpes ? Alors les bonzes durent s'employer pour se montrer à la hauteur. Le Bonze Hé-Lev mit en pratique ses connaissances tantriques en testant avec chaque sœur une des positions du Kamasoutra. Un peu plus loin, le bonze Har-Yen faisait découvrir à la Mère Itagricol les charmes de la brouette japonaise en lui promettant bonzes et merveilles.

Le bonze Hé-Loy-Ho-Cer-Vis, ayant réuni autour de lui une bonne douzaine de moines et de sœurs, leur apprenait à s'accoupler dans la position de la fleur de lotus, où les corps sont en étroite communion. Dans cet exercice, la Mère Luchon et le Père Lan étaient en parfaite osmose.

Le Bonze Hail, assis tel le Bouddha pensant, se livrait un peu à l'écart à des exercices de lévitation, et plusieurs Mères et Pères, très intéressés par cet homme qui arrivait à s'élever légèrement au-dessus du sol uniquement par la force mentale, formèrent autour de lui un demi-cercle. Voyant l'intérêt que certains lui portaient, le Bonze Hail leur expliqua longuement et doctement comment on pouvait parvenir à ce résultat. Beaucoup essayèrent, et quelques-uns parvinrent même à décoller légèrement du sol ; mais par manque de concentration, très souvent ils retombaient lourdement. Le Bonze Ho-Fisse leur vint en aide en apportant de la sacristie une brassée de gros cierges qu'il mettait, au fur et à mesure qu'ils s'élevaient, sous les participants à cette séance de lévitation, si bien qu'ils ne retombaient plus sur le sol mais s'empalaient sur les cierges, ce qui semblait les combler d'aise. Beaucoup d'ailleurs éprouvaient du plaisir à décoller, tomber, redécoller et retomber ainsi sur les cierges pour ressentir ces lents va-et-vient au plus profond de leur intimité.

Il est fort possible que l'origine de l'expression « s'envoyer en l'air » provienne de cette lévitation particulière.

Au petit matin, les bonzes regagnèrent leur temple ; quant aux religieuses, aux yeux cernés mais encore dans une demi-extase après cette nuit de débauche, elles reprirent le chemin de Mouillépartansec.

À Ker Ozen, la vie reprenait un cours normal. Chaque moine vaquait à ses occupations, essayant de ne pas trop penser au Père Igor enfermé au fin fond de la crypte.

Loin de se morfondre dans sa cage, le Père Igor essayait par instants des formules qui lui revenaient en mémoire, tout en sachant qu’il ne disposait pas des ingrédients pour élaborer la décoction qui aurait dû être associée à la formule. Parfois, pour éloigner ces troubles obsessionnels, il se concentrait sur une nouvelle taxe qu’il pourrait instaurer s’il parvenait un jour à quitter Ker Ozen ; il la nommerait C.S.G.S.L.D.D.M. (Comment Se Goinfrer Sur Le Dos Des Manants) ; mais par la suite, seules les trois premières lettres de cette définition bien alambiquée que personne ne comprendrait furent retenues. Cette trouvaille mit le Père Igor en joie, alors il se mit à chantonner :

Je vais taxer
Comme on n’a jamais taxé,
Je vais taxer
Plus fort, à longueur de journée,
Je vais taxer,
Je vais taxer…

Quelques étages plus haut, l'esprit dégagé après la généreuse pipe que la Mère Sipourcemoman lui avait prodiguée avant de s'en aller, le Père Plex s'installa finalement dans son bureau et se mit à rédiger une lettre contenant ses conclusions, destinée au juge Mandernié qui lui avait envoyé le Père Igor. Comme il était également persuadé qu'il y avait également dans cette affaire certains signes de manifestation satanique, il lui parut nécessaire d'expédier la même missive à l’évêché à l'attention de Monseigneur Deport.