Soucis à Ker Ozen

La vie s’écoulait calme et paisible à Ker Ozen ; le Père Igor n’avait pas le temps de s’ennuyer : il se reposait après les éprouvantes nuits passées sur la croix, mais dès qu’il avait un peu récupéré il se hâtait pour retourner au fournil afin de superviser le travail de ces mitrons avec leurs têtes enfarinées pour qu’ils réussissent de parfaits petits bâtards. D’ailleurs le Père Mie tenait à ce que les délices du Père Igor fussent toujours d’une excellente qualité.

Avec les premiers beaux jours, il aimait venir s’asseoir dans le parc, sur le banc de pierre placé sous les six troènes aux essences si caractéristiques qu’elles parfumaient une bonne partie de l’abbaye. C’est en cet endroit reposant qu’il pouvait rencontrer et discuter avec d’autres moines, et notamment avec le Père Kanter, le moine brasseur. Le Père Igor avait très vite sympathisé avec cet Alsacien bon teint qui lui expliquait comment on pouvait faire une bonne bière blonde assez forte. Cette bière était vendue dans les tavernes environnantes, et le Père Kanter était devenu un véritable spécialiste de la mise en bière car beaucoup en avait abusé, et beaucoup avait trépassé. La réputation de cette bière lui avait valu ce slogan : « La bière du Père Quenterre vous emmène droit au cimetière ! ».

Au bout de quelques mois, la petite congrégation commençait à avoir des inquiétudes : car si pendant la journée le Père Igor était toujours de bonne humeur et s’affairait avec soin dans boulangerie, les moines avaient constaté, en le détachant de la croix, quelques transformations physiques. En effet, une forte pilosité se développait sur son torse, et ses ongles s’allongeaient, semblables à de véritables griffes. Ces phénomènes se constataient en période de Lune croissante, ce qui correspondait sans doute aux périodes de chaleur des louves.

Inlassablement, les moines lui taillaient les ongles et l’épilaient avec de la cire de cierge. Le Père Igor ne se plaignait pas et se gardait bien de leur avouer qu’au cours de la nuit il essayait ses formules ésotériques.

Devant la fréquence de ces stigmates, les moines n'étaient pas tous d'accord sur ce qu’ils devaient faire pour éviter le pire. Certains pensaient, en voyant ces manifestations comportementales et ces traces apparaître sur le corps du Père Igor au fur et à mesure que la Lune croissait dans le ciel, que sa transformation en loup était proche. C’est pourquoi ils tinrent chapître secret afin de déterminer quelle serait la meilleure solution pour faire face à cette situation.

C’est ainsi que le Père Hilenlademeur redoutait une catastrophe si l'on ne prenait pas des mesures plus radicales, d'autant que lors de la nuit précédant l'équinoxe de mars, le crucifié avait commencé, avec les griffes qui avaient poussé au bout de ses orteils, à cisailler les liens de ses jambes. Il arguait que cette année, avec une Pleine Lune coïncidant avec le solstice d'été, cela risquerait bien d'être terrible s’il réussissait à se transformer.

Le Père Hiost, plutôt expéditif, proposa tout simplement de lui briser les os pour éviter tout problème. Évidemment, le Père Plex, le Supérieur de l’abbaye, refusa cette solution extrême. Le Père Nau, qui invoquait souvent Saint Raphaël et Saint Zanno, proposa de l'enivrer afin qu'il ne puisse se transformer, mais sa proposition fut également rejetée.

D'autres moines prétendaient qu'il était tout simplement habité par le démon : pour preuve, lorsque pendant ces étranges manifestations on lui jetait de l'eau bénite, le Père Igor hurlait comme si on lui l'arrosait avec de l'eau bouillante ; la bière du Père Kanter passait mieux.

Le Père Forateur se proposa pour lui enfoncer dans le fondement, avant la crucifixion, un goupillon trempé dans l'eau bénite afin de voir si cela pouvait le ramener à un état plus calme et d’en constater l’efficacité lorsqu’on le détacherait de la croix le lendemain matin. Cette proposition fut également refusée par le Père Plex, qui tenait d'abord à en référer au juge Mandernié, si la situation venait à s’aggraver.

Le Père Cil, botaniste de l'abbaye et grand expert en plantes médicinales, voulait, lui, accélérer le processus de transformation. Il lui fit boire, en cachette, une décoction de plantes à base de sarriette et de gingembre. Hélas, le résultat ne fut guère à la hauteur de ses espérances car cela ne provoqua chez le Père Igor qu'une monstrueuse et permanente érection : ce soir-là lorsque, gêné, le Père Igor retira sa robe de bure avant d'être attaché sur la croix, les moines présents éclatèrent de rire à la vue du mandrin fièrement érigé. Il fallait bien que le Padre Mission, un moine d'origine espagnole, y aille de sa blague :

— Le Père Igor, c'est aussi le Père y Gourdin !

Le priapisme provoqué bien involontairement par la tisane du Père Cil ennuyait au plus haut point le Père Igor. Pendant la journée, il avait beau se masturber à maintes reprises, dispersant sa semence à tout vent, rien n'y faisait : cette douloureuse érection persistait et devenait de plus en plus inquiétante. Le Père Limpainpin avait pourtant procédé durant plusieurs jours à l'application de cataplasmes à base de poudres dont il gardait jalousement le secret, mais le phallus du Père Igor restait en permanence érigé et semblait même avoir encore augmenté de volume.

Au moins la nuit, pendant qu'il était crucifié, son sexe érigé le gênait beaucoup moins et se trouvait rafraîchi par la douceur nocturne. Mais pendant la journée, le frottement – à chaque mouvement du gland turgescent contre la toile rêche de son habit – commençait à provoquer de graves irritations ; il fallut avoir recours à la pharmacie du Père Chlorure pour parvenir à éliminer la formation des champignons du Père Igor.

Cette érection lui devenait insupportable ; il ne semblait pas y avoir de remède capable de l’annihiler cette érection. C’est pourquoi le Père Plex consentit à ce que la robe de bure fût découpée, afin que dans la journée il puisse continuer à fabriquer ses petits bâtards sans être trop gêné. Évidemment, tous ceux qu'il croisait avaient une vue magnifique sur la queue du Père Igor. Le moine d'origine espagnole, le Padre Mission, s'en donnait à cœur joie et ne manquait pas une occasion de se moquer de lui et de l'appeler, à chaque fois qu'il le voyait, avec son grand sourire, « le Père y Gourdin » ou « bite au vent, tu bats la mesure de l’Abbé Thoven ». L'ironie de cet hidalgo farceur rendait le Père Igor noir de colère !

Cette situation provoquait beaucoup d'agitation et troublait la douce quiétude de ce lieu de prière, et certains moines n'hésitaient plus à transformer les paroles des cantiques en chansons paillardes : « Laver Maria » étant l’un des plus doux, mais que dire du « Minuit chrétien, c'est l'heure solennelle » devenu « Mets la profond, déchire-moi la rondelle ! », ou encore de cette chanson « La bite à l'air, les couilles pendantes » composée par le Père Cussion et qui plus tard deviendra un succès en évoquant deux îles de l’océan Atlantique ?

Aussi le Père Plex crut bon, pour ramener un peu de sérénité au sein de la congrégation, de prendre contact avec la Mère Supérieure, la Mère Sibocou, du couvent de Mouillépartansec, afin d'essayer de ramener ses ouailles dans le droit chemin.