7. Pauline, ou les amours virtuelles

Jeudi 11 mai.

Répondeur téléphonique :

« Bonsoir.
Suite à votre appel, je vous confirme mon passage à votre domicile samedi matin à dix heures.
Merci de me rappeler en cas d'empêchement de votre part.
Cordialement,
Sally. »


Samedi 13 mai, quelque part en France.

— Bonjour.
— Bonjour. Vous êtes Sally ?
— Oui, je suis à l'heure ? C'est un peu galère pour trouver votre maison. Vous êtes perdue ici, mais quel calme !
— Entrez, voulez-vous ? Il fait encore un peu frais malgré les premiers rayons de soleil. Je suis… un peu intimidée. Je n'arrive pas à croire que mon histoire vous intéresse. Vous voulez boire quelque chose ?
— Si vous avez du café, volontiers !
— Oh, je viens d'en faire du tout frais…
— On peut s'installer par ici ? J'ai seulement besoin d'une table et d'une prise de courant ; vous avez bien cela ici ?
— Oui, je ne vis pas à l'âge de pierre !
— Bien.

La jeune femme qui vient d'en faire entrer une plus âgée chez elle est visiblement émue. Mal à l'aise aussi sans doute, et Sally ressent ce trouble. Elle attend patiemment que la brune serve ses tasses d'un breuvage noir et odorant.

— Je… je ne sais pas par où commencer…
— Et si, tout bêtement, vous me racontiez qui vous êtes et comment vous avez fait appel à moi ? Ce serait un excellent point de départ.
— Vous… vous allez écrire tout ce que je vais vous dire ? En temps réel ?
— Je vais noter les grandes lignes. C'est pourquoi j'ai besoin de courant et d'une table. Mais ici nous sommes parfaitement installées, et je peux taper correctement. On s'y colle ?
— Je… vous posez des questions, ou je commence à me présenter ?
— Je vous écoute. Si j'ai besoin de points de détail, je vous poserai les questions utiles à ce moment-là.
— Alors, je me lance.
— Parfait !


— Je m'appelle Pauline. J'ai trente-six ans, et je vis seule depuis mon divorce il y a tout juste dix-huit mois. Éric, mon mari – mon ex-mari, pardon – était militaire. Officier dans l'armée de terre, et il voyageait souvent. Quand je dis voyager, ça veut surtout dire qu'on l'expédiait partout où il y avait des conflits. Nous restions de longues périodes sans nous voir. Et c'est sans doute cela qui a motivé ma décision. Nous sommes restés ensemble presque onze ans, durant lesquels notre vie de couple effective n'a pas excédé plus de six mois consécutifs par an.
— Quand vous dites six mois consécutifs, ça sous-entend qu'il ne rentrait jamais plus de temps à la maison par année ?
— Oui, c'est cela. Et pas totalement à la maison puisque la journée il était à la caserne et que nous vivions dans les petites maisons destinées aux officiers. Parmi d'autres familles, donc, et lorsque nos maris étaient en opération ou en mission, nous, les épouses, nous étions donc plus ou moins les unes sur les autres. Je n'ai jamais aimé cette promiscuité. Alors c'est sur mon ordinateur portable que je passais le plus clair de mon temps.
— Vous ne sortiez pas ? N'aviez donc pas d'amis, d'amies ?
— Pas vraiment. Vous voyez, ici ce n'est pas vraiment ma région ; et puis à dire vrai, les femmes de militaires ne sont pas très proches les unes des autres. Les ragots, les rumeurs, les médisances ne sont pas mon truc, et je suis du genre plutôt sauvage. Difficile donc dans ces conditions de vivre normalement. D'où mon intérêt particulier pour Internet. Puis j'ai trouvé un petit job à la poste.
— Ce n'est pas sur concours habituellement, ce genre de travail ?
— Plus maintenant. Je ne suis pas fonctionnaire, mais contractuelle. Et ce n'est que vingt heures mensuelles, de quoi ne pas crever d'ennui dans l'appartement de la caserne.
— Je peux vous poser une question… intime ?
— Vous êtes là pour faire votre travail ; alors autant régler les détails de suite, n'est-ce pas ?
— Tout à fait d'accord avec vous. Avez-vous eu envie ou une possibilité de tromper Éric, votre mari ?
— Des possibilités ? Je suppose que toutes les femmes en ont toujours pour peu qu'elles prennent soin d'elles. Que je l'ai fait ? J'avoue avoir été souvent tentée, mais sans jamais succomber à cette envie. Est-ce légitime de vouloir se sentir femme ? Peut-être que mon corps aurait aimé, mais ma tête, elle, ne suivait pas vraiment. Et, pire, je n'ai jamais osé le faire.
— Et lui alors, celui dont vous me parlez dans vos messages ? Vous ne l'avez pas invité, pas aimé ?
— Non ! C'est une parenthèse étrange dans ma vie. Un peu plus qu'un confident, sans véritablement qu'il ait été mon amant. Ou alors un amant de cœur simplement. Comment vous expliquer…
— Racontez-moi alors votre rencontre… virtuelle avec lui.
— Je dois vous dire que je suis allée sur des tas de sites assez « olé-olé », et que pour finir je suis arrivée un soir de trop d'ennuis sur celui dont je vous parle dans mes courriels. Bon, il n'y a pas d'images, pas de vidéos, juste des lectures. Il faut, comme dans tout, faire un tri pour différencier le bon du médiocre, voire du très mauvais. Et ce site possède donc un forum. Chaque inscription sur le site oblige le souscripteur à une présentation sommaire ; j'ai donc suivi la règle en tous points. Il m'arrivait aussi parfois de prendre part à certaines discussions. Plutôt discrètement, bien sûr : je suis de nature effacée et modérée.
— Ces dialogues, ces fils étaient… sexuels ?
— Pour partie, mais pas toujours. Et c'est à l'occasion de l'un d'eux que je l'ai repéré. Sans doute que lui aussi m'a remarquée – surtout ma logique raisonnable –, et c'est ainsi qu'il a pris contact avec moi.
— Comment ? De quelle façon ? Vous me donnerez son nom ou son pseudo ?
— Je pense qu'il en a plusieurs. Du reste, il officie toujours sur plusieurs sites du même type, alimente les forums et possède une érudition hors norme. Il parle de tous les sujets avec aisance et ne se montre pas… comment vous dire… hautain ou condescendant.
— Je vous sens encore très… attirée par ce monsieur !
— Ah ? Vous trouvez ?
— Oui : vous en parlez au présent, comme s'il était dans la pièce près de nous. Est-ce le cas ? Son ombre vous poursuit ?
— Je préfère taire cela ; le garder pour moi, si vous le voulez bien.
— C'est votre droit le plus absolu, bien sûr. Mais pour écrire votre récit, j'ai besoin d'éléments, et surtout de les ressentir. Du concret, du palpable, et de croire en ces sentiments qui vous ont animée, ou vous animent encore. Vous me suivez ?
— Bien entendu. Cette histoire a mené à la faillite mon mariage, et je ne veux pas heurter les sensibilités de qui que ce soit. Je n'ai eu que ce que je méritais. Mais la vérité n'est pas celle entendue ici ou là. J'ai vécu mille morts, et la meilleure chose reste cette confession.
— Je suis là pour cela. Je vous assure que ce ne sont en rien des attaques personnelles. Je crois que votre démarche est constructive. Mais pour narrer une période tumultueuse de la vie de quelqu'un, j'ai aussi besoin de sentir que ce qu'il – ou elle – me raconte est prenant et me touche véritablement.
— Je ne mens pas ni n'omets rien. C'est juste un peu confus dans ma tête, et mes sentiments se mélangent. Donc, je l'appellerai « Serge » ; nous ne sommes pas si loin de la vérité, du reste, avec ce prénom. Nous avons commencé par échanger quelques mots sans importance, surtout basés sur des dialogues lors de nos réponses à des attitudes bizarres et chroniques sur le forum de l'unique site où je lisais des récits.
— Quelles sont vos aspirations en matière de lecture ? Vous aimez les romans, les policiers, les histoires un peu scabreuses ?
— C'est quoi, « un peu scabreuses », dans votre esprit ?
— J'entends par là des récits qui parlent d'amour, de sexe, et d'un mix de tout cela.
— À dire vrai, j'ai lu des trucs sur l'amour, cru parfois, incestueux aussi à d'autres moments. Je dois dire que j'aime les histoires de rencontres assez bien écrites et qui savent allier l'amour, le sexe à l'état pur et un brin d'humour. Lorsqu'elles sont bien décrites, en bon français, je crois que je pourrais… non, soyons objective : je peux en jouir sans même d'interventions quelconques de mes mains.
— Donc juste par l'imagination ? Alors pourquoi ne pas regarder tout bêtement un film – pardonnez-moi l'expression – un film de cul ?
— Parce que c'est moche, tout bêtement. Les sentiments sonnent faux, sont mal rendus, et les filles, les femmes sont toujours dans des situations où je vous mets au défi de croire qu'elles peuvent être réelles. Ça pue le faux, et de surcroît les sentiments restent très peu dépeints. Rien de très motivant à regarder une femme se faire enfiler par une ribambelle de mecs, tous montés comme des taureaux. Et l'envie chez moi ne peut que se confondre avec une certaine vision de l'amour amenant au sexe.
— Je change de sujet, là. Vous voulez me parler de Serge ?
— Il faut savoir que c'est un homme. Un homme dans le bon sens du terme. Il a pas mal bourlingué et vit bien loin de cette région que j'ai adoptée définitivement. Nous ne nous sommes jamais rencontrés autrement que de façon virtuelle. Et puis il est amoureux de notre langue. Je crois que ses origines sont partagées entre cette France qu'il aime et une culture plus slave.
— Vous auriez aimé le voir pour de bon ? Vous en étiez ou en êtes encore amoureuse ?
— Non. Le mot « amoureuse » ne correspond pas vraiment à l'état dans lequel nos longues conversations écrites me plongeaient. C'est plus profond que ce que nous appelons vulgairement « amour ». Je pencherais plus pour un engouement, un besoin de sentir que j'existe. Et sans être vraiment présent physiquement, il l'était bien plus qu'Éric, même lorsque ce dernier se trouvait à la maison.
— Je ne comprends pas…
— J'ai aimé Éric ; peut-être que je l'aime encore ? Mais pour Serge, c'était autre chose. Il était mon mentor, un maître dont je ne pouvais me passer. Rien de masochiste dans mes propos, pas plus que de réducteur. Je ne trouve pas les mots ; je crois que c'est de son savoir que j'avais seulement besoin.
— Vous êtes soumise ?
— Pas le moins du monde ! Oui, je sens ce que vous imaginez ; mais non, il n'est pas un « maître » dans ce sens-là du terme. Il n'a jamais été question d'ordres ou de quoi que ce soit de ressemblant entre lui et moi. Nos longs échanges épistolaires restaient de natures diverses et éclectiques. Il semblait capable de parler durant toute une nuit des étoiles, de revenir sur un « fake » qui insultait sa probité ou pouvait raconter des nuits de beuveries avec ses amis pour revenir une page plus loin à des choses plus métaphysiques. Et ces messages m'ont fait un bien fou. J'ai coupé les ponts lorsqu'Éric a trouvé le dossier de nos écrits sur mon ordinateur.
— Ça a entraîné votre divorce ?
— Oui. Son esprit strict de militaire a tout de suite assimilé ces échanges à de la tromperie. Bien entendu, dans certains passages il pouvait penser que c'était… chaud, ou hard. Mais il n'y a jamais eu de rapports concrets et amoureux entre Serge et moi. Nos liens sont restés sur un plan purement amical, et le plaisir de lui répondre par de longues lettres n'avait d'égal que celui de recevoir ses tirades tout aussi bien ficelées.
— Pourquoi, dans votre courrier, m'avoir dit que vous n'aviez pas lutté pour garder votre mari ? Vous étiez en mesure de démontrer que c'était juste… platonique.
— Sans doute. Mais Éric était un homme entier ; il ne pouvait pas partager cette idée qu'une femme – la sienne en l'occurrence – puisse écrire à un autre homme sans pour cela qu'il existât entre eux un lien amoureux. Chez lui, le doute était plus fort que son amour pour moi. Et dans son métier… la mort rôdait souvent autour de lui. La moindre erreur pouvait lui coûter la vie. De plus, nous ne nous retrouvions que pour faire l'amour le soir. Alors, avec tous ces mois, ces années passées loin l'un de l'autre… notre relation ne devenait plus que charnelle. Et dans l'esprit des autres, j'étais la salope qui profitait de l'absence de son mari pour tringler ailleurs.
— Vous vous êtes donc séparés sans pour autant que cela vous entraîne vers cet autre, ce Serge inconnu ?
— Oui. Le divorce a été une étape difficile, et j'aurais aimé un peu de soutien. Par contre, je n'ai pas voulu mêler cet homme à tout cela. Il ne sait sûrement pas aujourd'hui que la femme avec qui il correspondait a eu un tas d'ennuis justement à cause de ses messages. Le contenu ne peut cependant pas amener à la conclusion absolue que je suis coupable ou innocente. Et j'ai préparé pour vous, si vous acceptez d'écrire ce bouquin pour moi, des copies de tous nos échanges.
— C'est bien, mais c'est vrai que je préfère entendre de votre bouche les détails tels que vous les avez, vous, ressentis. C'est très différent d'une lecture de documents. Vous avez, m'avez-vous dit, trente-six ans ? Mais votre… correspondant, lui, comment est-il ?
— Il est plus âgé ; plus sage aussi, si les années rendent plus éclairé. Il porte des cheveux longs, baba cool encore. Adore la musique, aime les plaisirs de la vie. Il doit aussi aimer beaucoup les femmes, et reste marié également depuis des années. D'après ce que j'ai lu ici ou là sur les forums, il ne crache pas sur un bon verre. Respectueux également de toutes les formes de vie : il est végétarien.
— Un ange ! Vous me le décrivez comme un ange, là ?
— Non. Je vous livre le peu que je sais. Il semble capable de partager son goût pour l'alcool avec d'autres et parfois sa baignoire avec des amis. Il sait recevoir et a sans doute abusé de psychotropes dans sa jeunesse. Sinon je ne sais rien de lui. Vous voyez, il y a dans chaque être humain un peu de démoniaque et d'angélique qui se confondent.
— Vous avez rêvé de faire l'amour avec lui ?
— Non, jamais. J'ai seulement imaginé que ses longues mains – du reste, le sont-elles ? – que ses longues pattes caressaient ma joue. Sa voix, aussi. J'ai souvent fermé les yeux pour tenter d'en deviner les accents. Mais de l'oreille à la bouche, il y a des tas de kilomètres qui ne seront jamais comblés. Je n'arrive plus non plus à me souvenir des intonations de celle d'Éric, et pourtant, lui et moi avons partagé bien plus que Serge et moi ne le ferons jamais. L'esprit est un farceur : il sait créer des illusions et faire en sorte que les mauvais souvenirs s'estompent rapidement.
— Vous regrettez votre mari ?
— Je crois que ce n'est pas totalement faux, mais que ce n'est pas exact. Il me manque, bien sûr, et je suis malheureuse de ce qui lui est arrivé. Mais je songe aussi que nous nous serions séparés lui et moi un jour. Son travail était une maîtresse plus enivrante que moi. Il côtoyait la mort. Ses journées étaient faites d'adrénaline et d'émotions fortes que je n'aurais pu compenser. Il était amoureux de cette vie dangereuse. Et j'ai dû compenser la peur de ce que je pressentais par cette relation avec Serge. Mais là encore, il aurait pu s'appeler Charles, Gilles, ou même d'un prénom féminin : ma seule attente était de déstresser, et je me suis perdue dans des récits où les hommes et les femmes vivaient en cinq pages des aventures que je n'osais pas.
— Vous avez vécu ou vivez depuis une autre histoire avec quelqu'un ?
— Non, pas vraiment envie. En quinze mois j'ai divorcé et enterré le seul homme avec qui j'ai partagé quelque chose. Nos routes se sont croisées, ont divergé, et puis celle d'Éric a été stoppée net en Irak. Serge n'est pas un homme : c'est un courant d'air frais qui a traversé mon horizon. Ses dialogues et sa façon de penser me manquent plus que l'être physique, que je ne connais pas du reste. Le peu que j'en sais me suffit.
— Comment avez-vous ressenti le fait que votre… ex-mari ne serait plus jamais présent ?
— Je l'avais perdu dès que son regard avait lu les mots de Serge. Vous savez, sur son visage ce soir-là, il y avait… un sourire ! Un peu comme une victoire. Il me répétait sans arrêt depuis les endroits où il m'appelait une fois par semaine « Un jour tu prendras un amant, je le sais ! »
— Mais vous n'avez jamais tenté de le faire changer d'avis, de le mettre devant le fait exact de votre relation ?
— C'est très compliqué de se justifier. Il n'avait lu que ce qu'il espérait lire. Puis il est allé voir un avocat et j'ai su que c'était fini. À quoi bon lutter contre ce qui ne peut que faire plus de mal encore ?
— Pourquoi avoir interrompu vos échanges avec votre « ami virtuel » ? Vous auriez peut-être trouvé une épaule pour pleurer.
— Ce n'était pas ce que je cherchais. Je ne me plaignais pas, et j'avais pris conscience que les retours de mission et les départs d'Éric devenaient plus douloureux à chaque fois pour tous les deux. Lui ne vivait que pour la guerre, ou pour être sur les terrains les plus minés de cette Terre. Il aimait cela, ne s'en cachait pas non plus. Pour lui, je devais être la femme au foyer, la femme qui devait attendre sagement le retour du guerrier.
— Donc Serge devenait en quelque sorte une soupape de sécurité ?
— Je n'irai pas tout à fait jusque-là, encore qu'à bien y réfléchir, il y avait un peu de cela. Le destin nous amène parfois à faire des trucs que l'on regrette trop souvent. La parenthèse « Serge » n'est pas de ce style. Il a fait partie de ma vie, en même temps que mon mari. Il existait parce que mon mari existait. Je m'explique mal peut-être, mais Éric parti, Serge ne pouvait pas survivre à son départ. Ils étaient étroitement liés pour des raisons que mon esprit ne saurait résumer.
— Comment avez-vous vécu les jours les plus sombres ?
— Je savais que pour mon mari… ex… ça ne devait pas toujours être drôle. Vous voyez ? Un jour ou l'autre ça devait revenir comme un boomerang. Personne ne peut vivre sur le fil du rasoir sans jamais se couper une fois. Alors pour certains ce ne sont, fort heureusement, que des égratignures ; mais lui était du genre à s'engager totalement dans ce qui lui plaisait. Et je crois que j'ai toujours su qu'il ferait tout pour vivre sa passion avec un débordement de trop.
— Que pensez-vous des femmes qui vous ont prise à parti lors des funérailles de… d'Éric ?
— Ce sont leurs peurs, oui, leurs peurs, qui les ont poussées à agir de la sorte.
— Leurs peurs ? Pourquoi ?
— Vous imaginez les tensions internes de savoir leurs hommes à la place d'Éric ? Toutes ont sans aucun doute songé que demain elles pouvaient être là, à recevoir une médaille merdique de la part de ce pays si reconnaissant. Elles ont aussi estimé que je ne méritais pas, par mon divorce, le droit d'être là. Après, j'ai ressenti cette haine, mais elle n'était engendrée que par des émotions trop fortes d'imaginer que j'étais une salope qui bénéficiait des circonstances.
— Vous vivez loin de toute cette agitation, désormais. Que souhaiteriez-vous si vous aviez le pouvoir de revenir en arrière ? Et votre… ami Serge, vous envisagez de reprendre contact avec lui ?
— Non. Pour la simple et bonne raison que je n'ai plus d'attentes ou de besoins. Je ne veux plus qu'oublier la période la plus noire de mon existence. Cet homme en a fait partie, au même titre que la guerre, que la mort d'Éric, mais je ne me sens pas coupable de ce qui est arrivé. Ce que je veux, c'est que ma version de cette affaire soit, au même titre que celle que les journaux ont donnée, lue et entendue. C'est mon seul but.
— Je crois que vous auriez pu ou su l'écrire toute seule ; qu'en pensez-vous ?
— Pas du tout. Vous autres avez des plans, des schémas qui vous permettent d'avancer et de cloisonner les émotions, le ressenti, le vécu des gens. Moi, je serais trop brouillonne, trop… prise par le fait que j'étais au centre de cette histoire. Je crois que je suis redevenue vivante le soir de mon divorce, et c'est ce que les autres ont du mal à pardonner. Mais comment faire ressortir cela sans avoir l'air d'une moins que rien ? Quant à Serge… il vit une vie à part, une existence que j'ai longée.
— … ? Vous voulez étoffer un peu cette phrase ?
— Si vous voulez. Je pense que cet homme n'était en fait qu'un pont, un passage, un « check point Charlie », telle une passerelle entre un monde de réalité solitaire et un univers impalpable. Il existe dans notre entourage mille manières de vivre sa solitude. La mienne, trop pesante, avait besoin d'un exutoire, d'être extériorisée, et j'ai reporté sans doute toute la nécessité de me libérer sur un Serge virtuel. Il ne pouvait pas me faire de mal, et je suppose que, question affinités, je ne pouvais qu'approcher quelqu'un qui me ressemblait.
— Un feeling entre deux inconnus… oui, ça semble être le cas.
— Je préfère mon mot à moi ! Le vôtre est trop… utilisé à mauvais escient. Tout comme cet hideux « lol » à cause duquel j'attrape des boutons. Notre sourire franchouillard est tellement plus sympathique… Enfin, je sais, vous allez me dire que je dois vivre avec mon temps.
— Vous ne comptez pas renouer de liens avec votre compagnon virtuel ?
— Aucun. Je voudrais simplement vivre en paix. Je ne bosse plus à la poste, et vous voyez là-haut ?
— … Où cela ?
— Sur cette colline. Les petits points sombres qui se déplacent… ce sont mes chevrettes. Je fabrique du fromage avec leur lait. Je le vends au marché tous les mardis. Je vis chichement, mais je vis bien. Je suis loin d'Internet et de cette saloperie de guerre du Golfe. Bien sûr que si Éric revenait je serais son amie, mais pas plus. Il ne vivait que pour les trucs remplis de dangers. Les sauts en parachute et la bagarre, c'était son trip ! Pour Serge, c'est différent, mais pas diamétralement opposé.
— Ça a le mérite de n'être pas très net… et nécessite quelques éclaircissements !
— Oui. Si vous lisez entre les lignes, je crois que lui, ce ne sont pas les bastons ni les coups durs qui le transcendent : il est plus pris par les fautes d'orthographe et les bons mots que par le combat. En fait, il en livre d'autres et se charge d'une adrénaline différente. Mais ils sont faits du même bois.
— Vous pensez que je pourrais le contacter pour avoir sa version de l'histoire ? Je pourrais juxtaposer les deux points de vue, faire une synthèse des deux visions de ce qui vous touche.
— Je suppose que c'est possible ; mais vous ne lui parlez pas de la mort d'Éric, et surtout je veux rester anonyme. Pas question que la pitié de qui que ce soit vienne entacher ce que je garde au fond de mon cœur. Nous ne vivions plus ensemble, Éric et moi, mais notre amour s'était transformé en une amitié solide. Lui aussi a cherché à connaître « Serge » ; la balle qui lui a ôté la vie l'a, du coup, vraisemblablement empêché d'aller plus avant dans sa quête. Et ce qui me fait le plus de peine, c'est qu'il soit parti avec cette image de tromperie de ma part. Vous ne pouvez imaginer comme c'est désolant…
— Vous avez ma parole que je serai discrète. Mais vous, comment le ressentiez-vous ce… fantôme ? Parce que si vous ne l'avez jamais vu, ce n'était peut-être qu'une illusion ? Ne pensez-vous pas que vous avez enjolivé la situation ?
— Je songe surtout que Serge fait partie de ces gens qu'il suffit de croiser une fois pour leur rester fidèle et amie. C'est bien de cela qu'il s'agit. D'une amitié indéfectible plus que d'amour platonique ou non. Je ne crois pas pourtant entre l'amitié durable entre les femmes et les hommes. Un jour ou l'autre ça se transforme toujours en attirance charnelle. Et je ne veux pas qu'une telle chose arrive, afin de garder intact le souvenir de l'un et de l'autre.
— Donc vous aussi avez peur, peur du regard de cet inconnu ? Peur de lui parler vraiment, peur de son timbre de voix ? Peur de voir que, finalement, vous idéalisiez cette relation ?
— Il y a de cela dans ce que vous dites. Une grande part, bien entendu. Mais imaginez la suite si nous venions à nous regarder, à nous sourire… Songez un peu à ce que je pourrais avoir comme image de moi si d'aventure ces échanges dérivaient et partaient vers des actes sexuels concrets ? Où serait la différence entre une tromperie ordinaire, une rouerie de femme adultère, et l'image de ce que mon cœur veut garder ?


Sally regarde fixement cette brune qui pense à voix haute plus qu'elle ne narre son parcours. Il y a sur le visage de cette Pauline quelque chose de jamais vu ailleurs : un air de vérité, comme si les paroles prononcées étaient vécues au moment où la gorge les exprime. Elle tapote sur son clavier, lien tenu entre un passé encore proche et un avenir dont elle détient la clé. Mais l'autre revient en posant une question plutôt saugrenue :

— Vous ne voulez pas un autre café ? Et si nous goûtions un de mes crottins ?
— Hein ? Ah oui, pardon : j'étais dans mes écrits… Un quoi ? Vous me proposez un quoi ?
— Un café. Et un morceau de mon fromage… un de ceux que je fabrique. Vous avez du frais, et du plus mûr. Ça vous tente ? Après, on pourrait reprendre le fil de notre conversation…
— J'ai déjà une foule d'éléments ; je crois que je vais écrire avec vous ce livre de votre vérité.
— Ce n'est pas ma vérité, mais un réajustement des évènements. Plein de gens ont écrit un tas de saloperies sur mon compte. Pour la plupart des habitants de la ville de garnison où nous habitions avant notre divorce ; aussi pour les familles des compagnons d'arme d'Éric, pour sa propre famille, je suis celle qui l'a trahi.
— Pourtant vous ne viviez plus ensemble depuis…
— Oui, quelques mois avant notre divorce, mais les gens ne pardonnent rien à celle qui, à leurs yeux, a fauté. Ce qui n'était pas le cas du tout.
— C'est bon !
— Quoi ?
— Votre fromage… il est excellent.
— Ah oui ? Au moins aurai-je réussi cela dans ma nouvelle vie. Pour en revenir à nos moutons, je n'ai jamais eu un seul amant. Serge ne peut pas être considéré comme tel. Nous avons beaucoup échangé et je me suis toujours refusée à envisager autre chose qu'une amitié épistolaire dans cette relation. Bien entendu qu'Éric n'a pas vu sous le même angle que moi ces transmissions et réceptions de courriels. Ça ne donne à personne le droit de me juger ou de me salir. Enfin, ça, c'est ma pensée, mon intime conviction, et c'est pour cela que je me bats aujourd'hui.
— Mais… Serge, comment l'appeliez-vous sur le papier ?
— « Monsieur », et je l'ai toujours vouvoyé. Il n'y a aucune ambiguïté à ce sujet. Du reste, lorsque vous aurez lu ces pages et ces pages de conversations écrites, vous verrez que son principal pseudo peut parfois prêter à confusion, mais que je ne l'ai jamais employé, ni en français ni en russe, d'où il tire toute son essence.
— Ah bon ? Je ne comprends pas et ne parle pas le russe, mais je fouillerai de ce côté. C'est vrai que son pseudo aurait une connotation spécifique dans une autre langue ? Le russe, dites-vous ? Je verrai donc. Vous ne voulez pas m'en donner la signification ?
— Non. Cherchez, et vous trouverez. Mais en aucun cas nous n'avons vécu une idylle, et je suis restée une femme fidèle à mon mari, avant et après notre séparation.
— Vous avez envie de refaire votre vie ?
— Je n'en sais rien. Pour l'instant mes chèvres suffisent à mon bonheur. Et puis la Nature offre tout ce dont j'ai besoin. J'ai donc l'essentiel.
— Oui. Et le superflu, alors ? Et puis, à trente-six ans, personne ne peut vivre sans amour.
— Ne confondons pas amour et sexe. De l'amour, j'en ai plus qu'il ne m'en faut. Mes chevrettes sont attachantes, et surtout elles ne me font jamais aucun reproche. Elles se laissent caresser et viennent aussi se frotter contre moi pour me montrer leur affection. Quant au sexe… je sais bien qu'un jour ou l'autre je ferai comme toutes les femmes : j'y reviendrai.
— Ça ne vous manque pas ? Comment faites-vous pour rester abstinente aussi longtemps ? Je ne m'habitue jamais à de longues périodes de jeûne. J'ai toujours besoin d'un contact humain… Nous sommes donc faites autrement ?
— Pas du tout, mais je ferme mon esprit à ces choses de la chair. Je dois avouer que parfois… c'est difficile, pénible, et que mes mains se perdent, s'égarent. Mais ce n'est que passager, et l'instant d'après c'est oublié.
— Allons, ne me mentez pas… Je sens dans votre voix ce petit trouble si reconnaissable.
— Vous êtes mariée, vous ? Ou du moins avez-vous un compagnon ?
— Non, mais j'aime aussi que mon corps soit assouvi de ses demandes. Que ma faim de louve s'exprime dans des soirs de sexe. Je ne suis pas, non plus, plus portée sur un sexe que sur l'autre.
— Vous aimez aussi… les femmes ? C'est drôle ! À vous voir, on ne peut pas l'imaginer…
— Est-ce si surprenant ? De nos jours tout est permis dans ce domaine. Ne me dites pas que vous n'y avez jamais songé, ne serait-ce que l'espace d'une fraction de seconde.
— Non, jamais. Mais vous mettez le doigt sur quelque chose qui – pardon pour l'expression – mais qui chatouille bien des esprits. Pas plus que je n'ai eu dans l'idée de rencontrer Serge pour ce genre de liaison, je n'ai jamais envisagé ce genre de situation. Confrontée à une demande féminine explicite.
— Hé là ! Je n'ai fait qu'exprimer mes propres sensations, pas une demande formelle.
— Pourtant le ton et quelque chose dans votre voix me laissent penser que vous aviez envisagé d'un coup, l'opportunité de m'en toucher deux mots. Et ça fait un étrange parcours dans mon cerveau. Il n'y a pas d'hostilité ni de frémissement d'horreur à simplement visionner des scènes saphiques. C'est juste que… ça ne m'était jamais venu à l'esprit. Je ne crois pas que ce soit fondamentalement divergent des rapports entre un homme et une femme. L'amour est une bénédiction en toute circonstance, pour peu qu'il se partage.
— Donc vous n'écrirez plus jamais à Serge ? Pas un simple mot pour m'introduire ? Pour qu'il soit au courant de votre démarche pour la rédaction d'un bouquin ?
— Non : il a une autre vie, bien éloignée de celle que je veux. Et puis… je crois qu'Éric compte encore tellement pour moi. Mais vous devriez sans doute laisser durant quelques minutes votre foutu clavier ; depuis votre arrivée, vous le martyrisez en retranscrivant la plupart de mes paroles.
— Vous voulez que je parte ? Ça vous indispose de savoir que je suis bisexuelle ? Il suffit de me le dire. J'ai senti votre revirement après mes mots malheureux. Ce n'était pas le but… je crois que je ne saurai jamais fermer ma grande bouche.
— Ne vous méprenez donc pas sur mes intentions ; je ne vous chasse pas : je ne vous demande que de délaisser quelque temps votre ordinateur portable. Il est des moments qui sont à vivre plutôt qu'à parler ou à écrire.
— Que voulez-vous dire ?
— Que les incendies doivent toujours être circonscrits dès leur départ, au risque de les voir prendre de l'ampleur.
— Pauline ? C'est bien ce que je crois comprendre ? Vous…
— Oui, je ! Mais ça ne s'écrira pas, n'est-ce pas ?
— Vous avez raison. Je referme le livre… pour ouvrir le premier chapitre d'un nouveau roman.
— Chut, Sally… Fermons les volets et les yeux… Vous entendez les clochettes de mes chevrettes ? Elles jouent une musique douce… Allons venez, allons nous en bercer.