8. Célène, ou la bête de scène

Face aux comédiens, combien sont-ils ? Célène ne sait pas et s'en contrefout. Dans les coulisses, elle attend que son tour d'entrer en scène arrive en regardant de biais ces deux protagonistes qui sont les principaux acteurs de la pièce. Elle n'a qu'un petit bout de rôle, pas plus de cinq minutes, mais comme tous les soirs depuis trente-deux représentations elle sent au fil des minutes son ventre se serrer. La peur, le trac – qu'on appelle ça comme on veut – ne prévient pas. Elle sent la sueur lui dégouliner sur le cou. Les gouttes filent vers le creux formé par deux seins compressés dans son soutien-gorge pigeonnant. Elle ne le porte que pour les besoins de la cause, c'est-à-dire juste pour sa minuscule réplique ; après, elle pourra enfin se libérer de ce carcan qui lui noue les tripes.

Encore deux phrases et c'est à elle. Elle y va dare-dare. Ses jambes la supportent à peine. La voici en pleine lumière où elle expédie les mots qu'elle a appris par cœur. Elle y met l'intonation voulue par le metteur en scène, et la femme lui donne la réplique, puis c'est le mari qui l'apostrophe et celle-ci lui parle. Elle doit de nouveau donner la répartie.

Une fois que c'est fait, elle, la soubrette de service, ramasse les deux verres sur le guéridon et sort tranquillement des planches. Ça a l'air simple, facile, mais en fait ce foutu trac lui fait presque perdre ses moyens. Elle se sent trempée de sueur. Cette fois, elle n'a plus à traîner dans les coursives, derrière le rideau : non, elle prend les escaliers et se retrouve dans le long couloir des loges. Elle partage la sienne avec deux autres petites mains de la pièce qui se joue chaque soir à guichets fermés.

Rebecca est là qui attend. Elle aussi se fait un sang d'encre. Sa présence sur le plateau est bien plus longue que celle de Célène, mais c'est seulement au deuxième acte de ce marivaudage rigolo exécuté devant un parterre de Parisiens rieurs.

— Alors ça y est ? Tu as fini ?
— Ouais ! C'est une bonne salle, ce soir ; ils rient sans être chauffés. Tu veux bien m'aider à dénouer ce caraco qui me serre la poitrine à tel point que je transpire ?
— Tu es comme moi : le trac, ce fichu monceau de trouille qui m'étreint aussi les boyaux, à m'en faire gerber parfois…
— Oui… je suis trempée de sueur froide. Et puis ce soutien-gorge qui me serre les nichons… Enfin, ça me permet aussi de bouffer un peu autre chose que des sandwichs.
— Mumm… comment peux-tu faire des nœuds pareils ? Il va falloir des ciseaux pour couper le lacet.
— Hé ! Déconne pas ! Tu as entendu l'habilleuse ? Si on abîme les costumes, on doit raquer de notre poche. Et moi, l'argent, j'en ai besoin.
— Comme tout le monde. Bien entendu, je rigole. Voilà, tu peux respirer plus librement.
— Ah, je crois que l'entracte arrive… Nos deux vedettes vont encore avoir des reproches à me faire ?
— Tiens ! Je ne suis donc pas la seule à qui ça arrive ?
— Ben non : pas assez fort, pas assez vite, pas assez ceci, trop cela… mais je crois que c'est pour eux un moyen d'évacuer leur stress. Ils sont comme nous, angoissés avant de monter sur scène.
— Ils devraient faire comme je ne sais plus quel couple de comédiens ; ils baisaient avant de passer devant le public, ça les détendait.
— Moi, je t'avoue que pour se faire tirer par ce Julien, faut avoir vachement faim ! Geneviève n'est pas si moche, et elle a sans doute d'autres ambitions.
— Des prétendants mieux que son compère de jeu ? Oui, ce n'est pas difficile. Mais on critique, là, et où est donc passée Sarah ? Elle était là avant ton retour de la salle. Elle est remontée vers les coulisses, et depuis… plus revenue. Merde ! Ils vont tirer le rideau pour le second acte.
— Voilà ! Au moins quelque chose sera tiré, ce soir, tu ne crois pas ?
— … !
— Hé, détends-toi ! Je sais, c'est con d'avoir le trac, mais il revient soir après soir. Bon, je vais prendre une douche et je file. Toi aussi tu es invitée à la soirée d'anniversaire de Geneviève ?
— Oui.
— Alors on se revoit là-bas. Vas-y, tu vas bientôt faire ton apparition sur le devant de la scène. À tout à l'heure, et merde pour…

Célène regarde Rebecca qui prend le même couloir qu'elle, puis la porte se referme et la jeune femme se déshabille totalement pour se décrasser. La peur engendre aussi une odeur certaine que les autres pourraient bien remarquer.

La pluie domestiquée coule doucement sur le crâne de la jeune femme. Vingt-huit ans, et toujours la galère. Courir le cachet, trouver comme dans cette pièce un petit bout de rôle… Mais quand donc viendra l'auteur qui la mettra sur le devant du plateau, qui va écrire pour elle un rôle à sa mesure ?

Alors que la jeune femme sort du théâtre, le bruit des applaudissements arrive à ses oreilles. Décidément, ce soir le public est de bonne facture. Elle remonte le boulevard, tourne dans une rue mal éclairée, puis elle arrive dans une vieille bâtisse comme seul Paris en possède encore. L'escalier de service, puis la mansarde où elle vit. Deux pièces contiguës, dont l'une sert de cuisine avec une plaque chauffante. Juste de quoi se cuire un œuf au plat de temps à autre. Ici, les loyers sont exorbitants.

Rien que son minuscule pied-à-terre sous les toits lui coûte plus de la moitié de ses maigres revenus. Mais elle s'accroche. Elle sait, elle sent qu'un jour… la chance va lui sourire. Ça fait combien de temps qu'elle s'illusionne de la sorte ? Deux ans déjà ! Et elle n'a pas encore décroché le rôle de sa vie. Mais il va arriver ! Lors de cette soirée, peut-être. Qui sait sous quelle forme le destin peut se révéler à la jeune femme ? Célène veut absolument y croire. Et l'espoir fait vivre. Reste à se préparer pour sa virée nocturne.


Petite jupe courte, bas résille et talons hauts, le tout assorti d'un joli chemisier : une tenue affriolante pour la jeune femme qui tend son carton d'invitation au cerbère qui filtre les entrées. Célène est ravissante, et dès son apparition dans la salle, tout ce que celle-ci compte de regards mâles se tourne vers l'apparition éblouissante qui s'encadre dans la porte. Geneviève approche, sourire aux lèvres.

— Ah, ma chère Célène ! Vous allez déboussoler tous nos bonshommes ce soir. Venez que je vous présente. Suivez-moi !

Elle avance d'un bon pas vers un homme chauve qui, comme tous les autres, ne quittent pas la silhouette élégante qui traîne dans le sillage de la femme qui ce soir fête ses cinquante printemps.

— Arouzz, je vous présente une jeune femme qui a un avenir prometteur… Célène, je te présente Arouzz, le nouvel auteur de pièces de théâtre qui fait fureur sur la place de Paris.
— Enchanté, Madame ; vous êtes le soleil de minuit chez notre amie Geneviève !
— Bonjour ! Mais ne croyez pas tout ce que dit notre amie commune : elle est très bonne actrice, et les mensonges, petits ou grands, sont sa tasse de thé. Du reste, elle en a fait son métier. N'est-ce pas, Geneviève ?
— Voilà comment les jeunes d'aujourd'hui récompensent leurs aînés… Enfin, place à cette nouvelle génération qui se croit tout permis. Pleine d'audace et, ma foi, ça va bien à notre Célène. Je vous laisse entre de bonnes mains, vous pouvez me croire : Arouzz est un vrai gentleman !

La comédienne s'éloigne pour serrer d'autres pattes de tous genres. Des personnes connues, d'autres moins, et la jeune brune reste aux côtés du type sans tifs qui ne doit guère être plus âgé qu'elle. Un serveur passe, baladant ses petits fours, suivi immédiatement par un second avec un plateau de coupes de champagne. Le nommé Arouzz arrête les deux pour qu'elle et lui se servent.

— Trinquons alors à votre succès, Madame Célène si j'ai bien compris.
— Oui ! Enfin, c'est mademoiselle.
— Ah ! Je vous prie de m'excuser. Je vous ai aperçue dans la pièce que joue actuellement notre hôtesse. Vous êtes superbe !
— Je n'ai que deux répliques…
— Encore faut-il les dire avec le bon ton, et je vous ai repérée ce soir. Vous serez bientôt très connue ; de cela, j'en jurerais.
— Dieu vous entende ! La vie n'est pas facile à Paris pour les gens sans argent. Et j'ai besoin de travailler. Donc vous écrivez. Des pièces de théâtre ?
— Oui, mais pas que cela. Je préfère l'écriture à la comédie. Je ne suis qu'un piètre acteur : j'ai le trac, rien que pour apparaître dans une réunion de ce genre.
— Vous écrivez quel genre de récit, alors ?
— Pour le moment, je me penche sur la vie de notre Geneviève. Je pense sortir un bon livre sur sa vie… professionnelle, bien sûr. Elle me raconte un tas d'anecdotes et je prends des notes. Le plus gros du travail est toujours en amont de la phase d'écriture.
— Notre amie Geneviève a côtoyé les plus grands : elle a joué avec les Blier, et il paraît même qu'elle aurait eu une idylle avec notre « Bébel national » ; mais ne le répétez pas !
— Elle m'a aussi narré ses baisers de cinéma qui sont à la limite de la vérité. Par réflexe, la langue qui entre dans la bouche du comédien ou de l'actrice… vous imaginez bien que ça ne passe pas toujours inaperçu, à la scène comme sur l'écran. Enfin… tous les grands nous diront que c'est pour que ce soit plus réaliste.
— … En fait, vous recueillez les confidences des gens sur qui vous écrivez ?
— Oui, et je peux vous dire sans me tromper que tout n'est pas racontable… Mais parlez-moi de vous, ma chère Célène.
— Oh, il n'y a pas vraiment matière à en dire long. Je débute, malgré tout ce que peut colporter Geneviève. Je cours le cachet pour payer mon loyer. Comme tous les jeunes, quoi…

Célène parle plus fort tant le brouhaha de la salle est dérangeant. Alors le type qui lui sourit se baisse et lui murmure à l'oreille :

— Vous savez, je n'aime guère la foule. Ici, c'est trop bruyant. Voulez-vous que nous allions dîner quelque part ailleurs dans Paris ?

La jeune brune songe d'un coup qu'elle n'aurait pas dû casser la croûte avant de venir, puis elle se dit que c'est une aubaine et qu'elle aura bien encore un peu de place au fond de son estomac pour un vrai et bon repas. Et ce sont un homme et une femme qui quittent la réception discrètement sans que personne ne leur pose la moindre question. L'air frais de la nuit rappelle cependant à la jeune femme qu'elle n'est que légèrement vêtue. Dans la rue, il y a encore pas mal de monde. De ces gens pressés dont on ne sait jamais ce qu'ils sont ni où ils vont. Paris, ville mouvante !

— Il me semble que vous frissonnez. Vous avez froid ?
— Non, encore que le fond de l'air soit frisquet.
— Tenez ! Pour une fois que je rencontre une jolie femme qui veut bien m'accompagner au restaurant… je ne vais pas la laisser mourir de froid.

Arouzz retire d'un geste souple sa veste et la dépose sur les épaules de Célène. Elle tourne son visage vers lui, et deux sourires s'entrechoquent dans le boucan familier d'une rue fréquentée.

— Maintenant, c'est vous qui allez attraper la crève…
— Rassurez-vous : je suis solide, et puis nous sommes presque arrivés. Vous voyez l'enseigne rouge qui clignote ? C'est là que nous allons. À mon quartier général, en quelque sorte.
— Ah ? Ma foi, si vous le dites…

Ils ont ensemble, l'un près de l'autre, franchi la courte distance qui les séparaient de la devanture de ce qui ressemble à un restaurant asiatique.

— J'espère que vous aimez les plats chinois ; c'est toujours un peu épicé. Moi, j'en raffole et viens ici dès que je le peux.
— Je n'ai guère l'occasion de fréquenter ce genre de lieu ; je vis plus de casse-croûtes que de petits plats.
— Eh bien, vous me voyez donc ravi de vous avoir invitée.
— Merci !

Le serveur est bien dans le style de l'endroit. Les yeux bridés, cérémonieux, il les dirige vers une table dans un coin discret de la salle.

— Voici votre table, Monsieur. La maison vous souhaite la bienvenue, Madame.
— … ?
— Oui, j'ai mes habitudes, et il me garde toujours cette table.
— Vous amenez donc souvent des femmes ici ?
— Pas le moins du monde ! Je devais venir seul ; vous voyez, notre gentil serveur va ajouter un couvert.

Le regard de Célène file vers le plateau de la table faiblement éclairé par une minuscule lampe accrochée au mur. C'est pourtant vrai qu'il n'y a qu'une seule assiette sur la nappe rouge. Puis, assise, elle scrute plus attentivement l'endroit. Des dragons crachant du feu, des figurines en faux ivoire un peu partout se veulent recréer une ambiance d'une Asie pourtant bien lointaine. Et puis, dans un autre endroit de cette immense salle, un bassin avec quelques jets d'eau. La brune arrête ses yeux sur celui-ci. Son compagnon du moment s'adresse alors à elle :

— Il y a des poissons dans ce bassin, des carpes koï ; il paraît qu'en Chine ce sont des porte-bonheur. Et si vous vous en approchez, vous verrez que le fond est tapissé de petite monnaie. Un proverbe chinois dit en substance que si un couple d'amoureux jette une pièce dans l'eau des carpes, la femme et l'homme auront des nuits d'amour à faire rêver.
— Vous croyez aux superstitions venues de l'Orient ?
— Pas vous ? En quoi croyez-vous, Célène ?
— … Plus en grand-chose, je le crains. Le monde est mauvais.
— Ah, voici notre serveur et la carte ; faites votre choix.

Arouzz coupe court. Il ne veut pas s'aventurer sur un terrain inconnu. Cette femme est d'une beauté qui lui plaît bien. Il se sent plutôt à l'aise en sa compagnie. Et elle et lui dînent avec un appétit dont la jeune femme ne se serait pas crue capable, surtout après son sandwich en solitaire. Ils discutent de travail. De celui de ce garçon qui lui offre un bon repas, mais aussi de sa course à elle pour décrocher de petits bouts de rôle – voire juste une réplique – pour lui permettre de subsister. Un peu une galère, quand on connaît le prix de la vie parisienne.

Il écoute, oreille attentive, et ne juge pas. Mais à plusieurs reprises il a posé sa main sur celle de Célène, et la jeune femme n'a pas eu de mouvement de recul. De son côté, elle dévisage, sans le montrer, son vis-à-vis. Oui, il ne doit guère être plus âgé qu'elle, ou alors il est bien conservé. Et puis sa calvitie totale trompe peut-être l'œil de la brune. Il est jovial et sympathique, parle beaucoup, de tout et de rien, et surtout il semble connaître parfaitement le monde des noctambules de la capitale.

— Vous avez bien mangé ? Voulez-vous que nous partagions un verre d'alcool de riz ? C'est une tradition asiatique de prendre un tout petit digestif.
— Pourquoi pas ? Soyons fous !

Le bras levé qui appelle le garçon le fait accourir. Il prend la commande et se retire. Le plateau qui arrive quelques instants plus tard est seulement orné de mini-verres en céramique. Alors Arouzz trinque et les mignonnettes s'entrechoquent. Mais avant de boire, il sourit à sa convive et laisse tomber gentiment :

— Avant de boire, regardez bien le fond de votre récipient…

Célène s'exécute, et sous le liquide un homme apparaît, étrangement nu.

— Buvez cul sec, et scrutez le fond une autre fois.

De nouveau elle obéit. L'homme est toujours là, mais cette fois, il est totalement habillé. Elle rit de la blague, puis c'est à son tour de parler :

— Je suppose que dans le vôtre, c'est une femme qui se dénude ?
— Oui. C'est aussi un bon présage d'amour. Mais c'est typiquement pour les touristes.
— Le coup de la pièce pour les carpes également, je présume ?
— Là, il faut essayer pour le savoir. Vous avez une piécette à perdre ?
— Pas sûr que j'en aie envie…
— Vous avez raison. Mais ça ne marche pas que pour les filles : les garçons aussi peuvent le faire ; alors venez !
— Où cela ?
— Nous allons dire bonsoir aux dames en robes noires, rouges ou blanches. Vous allez voir comme elles sont adorables. Gardez donc un peu de ce pain…

Il avance, et la jeune femme le suit vers le bassin. Il est bien plus grand qu'elle ne l'aurait cru. Les poissons sont nombreux. Arouzz s'agenouille, et ce faisant il prend la main de sa compagne de soirée.

— Baissez-vous, et tendez délicatement votre mimine au bord du bassin.
— Ce… ce n'est pas dangereux ?
— Les carpes n'ont pas de dents, vous ne risquez rien.

Alors dès que le pain touche l'eau, elles sont nombreuses à venir à la surface, et le ballet étrange de bouches qui aspirent la nourriture fait son petit effet. C'est à cet instant-là que Célène voit la patte de son hôte lâcher près d'elle une rondelle jaune de dix centimes.

— Prions le Ciel pour que ça marche !

Ces mots-là viennent heurter le front de la belle. Elle ne répond rien, mais quelque chose s'allume en elle ; une sorte de flamme interne qui ne la quitte plus. Elle ne comprend pas bien ce qui lui arrive. Puis l'homme, en lui donnant toujours la main, repart vers la caisse.

— Le dommage de l'histoire c'est qu'elle a toujours une fin. Mais ce soir, c'est presque avec joie que je quitte ce restaurant. Vous m'accompagnez ou vous rentez chez vous ? À moins que ce ne soit moi qui vous escorte jusqu'à votre appartement ?
— C'est si petit, chez moi… Et puis les murs sont si minces que mes voisins ne peuvent faire un geste sans que tout l'immeuble soit au courant.
— Dans ce cas, si la maison d'un pauvre célibataire ne vous effraie pas trop… mais c'est à vous de choisir.
— Choisir ? Entre chez moi ou chez vous ? Je ne suis pas certaine de ce que vous voulez…
— Rien. Si : peut-être réunir deux solitudes, pour le temps qu'il vous plaira.
— Vous n'allez pas me faire le coup des estampes japonaises, tout de même ?

Le chemin n'est guère long. Les deux silhouettes pénètrent dans une petite maison nichée au coin d'un square qui laisse rêveuse la jeune femme.

— C'est… c'est chez vous ? Eh bien, vous avez du blé !
— Pas plus que cela ; c'est juste un héritage dont j'ai du mal de me défaire. Le quartier est calme, la vue est belle, et puis vous voyez la vieille dame au fond là-bas ? Elle veille sur les Parisiens.
— Chouette vue depuis votre balcon, vraiment… Quand je pourrai m'offrir ce genre de bicoque, les poules auront des dents !
— Allons, ne soyez pas pessimiste. De plus, je crois que je vais écrire pour vous… juste une pièce pour vous.
— … ? Vous êtes sérieux, là ?
— Ai-je l'air de plaisanter ? Vous voulez un autre digestif ?
— Ah, je vois : vous voulez me soûler ? Vous avez flairé la fille vulnérable ?
— C'est vraiment ce que vous pensez ? Pas très flatteur pour moi… Vous voyez tout ceci ?

De son bras, il décrit un arc de cercle englobant toute la vue à la cantonade.

— Ce soir, des milliers de filles me vendraient leur âme pour quelques billets, mais je ne veux aucune d'entre elles : je suis tombé sous votre charme. Vous avez quelque chose qui attire, qui intrigue, qui me plaît.
— …

Un frisson vient de parcourir l'échine de Célène. Elle songe un court instant qu'elle s'est peut-être jetée toute seule dans la gueule du loup. Un canidé cependant qui n'a pas l'air d'avoir de bien longues dents. Et puis il y a cette pointe de stress qui, depuis qu'elle monte sur la scène, lui crispe les nerfs. Faire l'amour serait un bon moyen de les calmer ! C'était du moins ce qu'avait prétendu sa collègue Rebecca : baiser peut détendre. Et puis ce type est gentil, prévenant. Alors, lui ou un autre… Après tout, ça remonte à bien longtemps la dernière fois qu'elle a couché.

— Vous voulez boire un verre ?

Elle sursaute. Depuis quelques secondes elle se perd dans des tas de questions. Arouzz répète sa question, surpris du peu d'attention de la demoiselle :

— Vous avez envie d'autre chose que d'un verre ?
— Euh… non.
— On peut aussi fumer un peu. J'ai de l'herbe, si ça vous tente.
— Non. Je ne prends pas de drogue…
— C'était pour rire ! Encore que parfois, ça doit être agréable d'oublier tout ce qui nous entoure.

Il vient de servir deux godets d'un liquide qui fait des bulles. Elle lui tourne le dos pour de nouveau visiter des yeux la vue panoramique qu'offre ce « Paris by night » et ne remarque pas l'autre verser dans son breuvage une poudre fine qui se dissout rapidement. Il revient près d'elle et ils trinquent.

— À Paris et ses plaisirs. À vous, Célène, et à vos yeux qui sont de magnifiques miroirs.
— À Paris… et merci pour cette soirée.

La première gorgée coule dans la gorge de la brune. C'est doux, le champagne. Il glisse au fond de l'estomac et ses sens s'entrouvrent. Une sorte de chaleur irradie tout le corps de la jeune femme. C'est étrange comme il fait chaud d'un coup. Elle se sent attirée par ce type. Il a reposé sa coupe et lui tient la main. Là encore, c'est une gerbe de sensations des plus étonnantes : c'est comme si les milliers de bulles du vin venaient crever à fleur de peau. Elle se détend, trop sans doute pour que ce soit honnête.

Son ventre est devenu une boule de feu. Une envie incroyablement puissante s'empare de ce corps qui l'instant d'avant hésitait encore entre brûler ou se liquéfier. Elle vit à cent à l'heure des mouvements que l'autre ne fait cependant qu'à vitesse normale. Et c'est elle qui, en furie, attrape le cou de celui qui la reçoit. Elle embrasse à pleine bouche ce démon qui se tord devant ses yeux. Comment peut-elle avoir si chaud et être si impulsive ? Elle ne fait plus la différence entre sauvagerie et désir tendre.

Ses doigts s'accrochent à ces épaules, et sa bouche gloutonne dévore les lèvres de ce chauve qui la palpe déjà partout. Il ne se déshabille pas assez vite à son goût ? Qu'à cela ne tienne : elle arrache avec fureur les fringues de ce qui n'est plus pour Célène qu'une bite sur pieds. Une queue qu'elle veut s'approprier, un sexe qu'elle réclame. Enfin, son corps surtout. Elle est certaine qu'elle mouille sans trop pouvoir juguler cette frénésie des sens qui bouscule ses habitudes.

La soif aussi revient au galop. Sans lâcher le mec, elle trempe de nouveau ses lèvres dans son verre, et une autre bouffée de chaleur coule dans ses veines. Son esprit de moins en moins lucide lui susurre cependant que cette montée brûlante de son envie n'est pas très catholique. Plus moyen de discerner ce qui est bien ou mal : elle n'est plus qu'une sphère de chair en fusion. Son corps tout entier semble n'avoir plus qu'un point d'entrée, et les pattes d'Arouzz qui la caressent sont agréablement bienfaisantes.

Elle est adossée au balcon qui surplombe une partie de Paris. Et nue contre la rambarde métallique, elle se frotte la croupe contre le vit du bonhomme ravi. Ses lèvres murmurent des insanités au gaillard qui se fait fort de calmer les ardeurs de la demoiselle. Il lui passe une main entre les cuisses, introduit un doigt en elle, ce qui la fait hurler telle une louve. C'est encore et toujours elle qui attire le dard pour une première possession qu'il ne refuse évidemment pas. La soif est revenue. Avec la gorgée de vin pétillant, c'est un autre feu pimenté qui s'insinue dans son sang.

L'accouplement dure des heures ! Enfin, c'est ce que pense Célène. Mais qu'en est-il en fait ? Elle fait avec ce parfait inconnu des trucs impensables. Elle a même envie, allez savoir pourquoi, de le sucer jusqu'à plus soif. Quand il la sodomise, elle ne bronche pas, et ça se passe sans aucune douleur. Elle adore faire l'amour avec cet Arouzz au sang chaud. C'est drôle aussi cette manière de se voir faire l'amour. Pourtant elle participe activement à l'acte, elle se donne sans réfléchir alors que par moments elle est hors de son propre corps.

Comment est-ce possible ? Elle se voit avec l'engin qui coulisse dans son rectum ; elle n'imagine pas, elle ressent toutes ces émotions, mais comme si c'était à une autre qu'elles étaient prodiguées. Elle embrasse aussi avec fougue la bouche de ce type et elle se noie dans ses yeux sans une once de peur. Quand il lui caresse la joue d'une main énorme, déformée par cette envie de jouir qui la transforme en torche vivante, elle sait que cette femme qui baise là, c'est elle sans l'être. Mais la jouissance la surprend alors que mille questions se bousculent dans son crâne.

— Tiens, bois une autre coupe.

Arouzz vient de la resservir. Elle se sent assoiffée. Alors quoi de mieux qu'un peu de vin pour se remettre les idées en place ? L'or liquide suit le couloir allant de sa bouche à son estomac, provoquant une nouvelle explosion que l'homme mue en sexe pur. Il sait y faire ; elle aime ce qu'il lui fait. Assise, debout, en levrette, couchée, à la missionnaire, elle exécute en sa compagnie mille figures libres mais le feu reste ancré à son ventre. Tous les deux se donnent à fond, oubliant le temps qui passe, le théâtre et les comédies, les livres et les auteurs.

Puis c'est comme si au fond d'elle une mine sautait. Des kilos d'explosif qui d'un coup déclenchaient un cataclysme. Elle hurle, les deux mains cramponnées à la lice du balcon. Elle est submergée par une jouissance extraordinaire, et glisse enfin dans un bien-être ouaté.


Quand elle reprend pied dans une réalité plutôt morne, Arouzz et elle sont couchés. La couche est immense, bien loin de la loggia extérieure. La nudité de l'homme, tout comme la sienne, la surprend. Il est lisse de partout, avec son petit escargot couché entre les jambes.
Il sent qu'elle remue, et sa main serre la sienne.

— Tu as été divine ! Tu es très belle. Je t'aime déjà !
— Nous… nous avons… vraiment, j'ai fait tout ce que je crois ?
— Non. Tu n'as pas aimé te libérer de ta tension ?
— Je… franchement, je ne sais pas. Je ne comprends pas non plus. C'est venu comme ça, d'un coup ?
— Non : je t'ai un peu aidée à te détendre.
— Comment cela, « un peu aidée » ?
— Ben… tiens, trempe juste tes lèvres là-dedans. Mais n'ingurgite pas… juste tremper tes lippes.

Elle s'exécute. Merde, l'effet est immédiat ! Ce salaud l'a donc droguée ?

— Qu'est-ce que tu m'as fait prendre ? Ce n'était pas naturel : je me disais bien que me voir hors de mon corps n'était pas normal. Mais pourquoi as-tu fait cela ?
— Tu avais besoin de surmonter tes peurs, tes vieux démons. Ce n'était qu'un peu de rêve liquide. Et je crois que tu as aimé ça au-delà de tout.
— Nous avons… enfin, tu m'as… prise ?
— Bien sûr que non. Pas même effleurée. Je me suis contenté de te coucher ici et de me poser là. Je t'ai regardée ; c'est toi qui nous as dévêtus.
— Je t'ai déshabillé aussi ?
— Oui, « déshabillé » étant un euphémisme : tu as tout arraché. Mais je ne t'ai pas touchée. Tu étais dans ton monde, imaginant et criant à Paris tout entier que tu m'aimais.

Lentement, Célène vient de glisser sa main entre ses cuisses. Elle cherche les traces éventuelles de ces pénétrations qu'elle jurerait pourtant avoir réellement vécues. Mais rien ! Tout est sec, tout semble en ordre. Elle ne peut que constater l'absence de signes externes d'une possession non désirée.

— Et ça t'a fait bander de me voir me tordre d'envie ?
— Tu faisais toute seule l'amour. Ce serait mentir que te dire que ça m'a laissé indifférent. Cependant, je n'ai pas voulu profiter de toi dans cet état. Tu es belle, désirable, mais je te respecte. Et je ne te donnerai plus de poudre : tu ne la vis que trop bien. Je ne suis pas un violeur, et encore moins un salaud.
— Pourquoi en as-tu versé dans mon verre, alors ?
— Mais il n'y avait que trois fois rien. Juste de quoi te détendre les nerfs. Tu étais totalement stressée, nouée toute la soirée. Je m'imagine bien que sur scène… ça doit être terrible pour toi.

Elle ne parle plus. Ses quinquets viennent de se porter sur la petite chose chauve qui se redresse sans aide quelconque. La bête relève la tête, d'abord doucettement, et lorsque Arouzz s'aperçoit que ce qu'elle fixe c'est bien sa bite, il ne fait plus d'efforts pour la cacher. Il bande désormais suffisamment pour qu'une menotte bien chaude vienne cajoler le mât. Elle se laisse aller en fermant les yeux.

— Après tout, j'en ai rêvé. Tu peux me la prêter ?
— Si tu es certaine que tu es revenue à la réalité, je suis partant.
— Ce sera une première avec un chauve ; je n'aurais jamais cru que la calvitie s'adressait aussi aux sexes. La circoncision lui va bien. Je peux goûter ?
— Je t'en prie, sers-toi. Et bon appétit !


— Mesdames et Messieurs, ce soir nous accueillons une grande dame de la scène. Toute la profession lui doit un grand hommage. Elle a su, sur toutes les scènes du monde, faire rire, pleurer, rêver. Mesdames et Messieurs, pour l'ensemble de son œuvre, on applaudit bien fort madame… Oui, j'appelle Madame Célène XXX pour lui remettre ce « César d'honneur » !

Une vieille dame brune, fine, monte sur l'estrade sous un tonnerre d'applaudissements. Elle lit quelques mots avec émotion puis lève la statuette qui vient de lui être remise. Elle lance alors une dernière phrase :

— Je dédie celle-ci à quelqu'un qui se reconnaîtra… À toi, Arouzz, pour tout ce que tu m'as apporté et donné ; la confiance en moi et en l'autre.

La salle est debout. Célène reprend sa place à une table qu'elle partage avec quelques amis. La soirée risque fort de s'éterniser… les souvenirs également.