Les temps neufs

Volet II / Partie 1

Ma vie, tout comme celle des femmes qui sont dans les cellules environnantes, végète. L'inactivité latente alliée à une certaine honte d'être là fait que l'on passe très vite d'un état émotionnel à un autre. Chaque détail peut me faire basculer dans la joie pour l'instant suivant me ramener à la laideur de ce qui m'entoure. Tout est immobile ou parait stagner. Je n'arrive pas à échapper à ces moments d'intense espoir pour retomber d'un coup dans une atonie morbide. Les ouvertures de la porte de ma cellule – même lorsque je m'y attends, bien sûr – sont de véritables traumatismes. Je suis là depuis… je ne compte plus, tant ça me déprime.

Jeanne aussi est devenue taciturne, moins volubile. Inquiète, aussi incroyable que cela puisse paraître, de savoir que son dossier va passer devant une commission annuelle pour l'étude d'un aménagement de sa peine. Parfois elle parle tout haut la nuit. C'est inaudible, ce qu'elle raconte, mais elle est si fortement agitée que ça me fait peur. Oui, il y a fort à parier que si je dois rester ici une trop longue période, je sens bien que mon esprit pourrait lui aussi dérailler.

Les jours se suivent et se ressemblent. J'ai l'autorisation de mon juge, suite à une demande écrite de ma part, de travailler.

J'attends avec une anxiété grandissante un courrier, une visite de maître Ducard. Mais rien ne semble évoluer dans mon dossier. Et là, ce matin, mon cœur saute dans ma poitrine : devant moi, la porte qui s'ouvre laisse passer un type. Un homme dans une cellule de femmes ? Étrange que la matonne le laisse entrer de cette manière sans surveillance.

— Bonjour ! Vous êtes une nouvelle. Nous ne nous connaissons pas… pas encore.
— … ? Qui… qui êtes-vous ?
— Je suis le père Armand, l'aumônier catholique de cette prison. À l'entrée, le personnel du service social me donne la liste des détenues de ma confession et je fais mon petit tour, une fois par mois, pour offrir mon soutien. Celui de Notre Seigneur, s'entend !
— Mais… je n'ai rien demandé.
— Oui, je sais. Les gens ne se tournent pas forcément vers Dieu, malgré les conditions difficiles dans lesquelles ils vivent. Et pourtant, ici ça pourrait devenir un lieu de méditation pour la plupart des enfants perdus ou égarés de notre Église.
— Je… je n'ai pas l'habitude de… je ne fréquentais pas les églises, dehors.
— Il n'est jamais trop tard pour revenir dans le troupeau… mais je suis surtout là pour vous aider à surmonter vos tourments. Que vous soyez coupable ou innocente, il ne m'appartient pas d'en juger. Et puis notre Père le sait déjà. Je suis venu vers vous pour vous proposer l'aide de l'Église, et comme il m'a été rapporté que vous ne receviez aucune visite, je peux vous proposer celle d'une visiteuse de prison.
— Visiteuse de prison ? Je ne sais même pas de quoi il retourne !
— C'est simple : il s'agit de dames, souvent des retraitées, toutes bénévoles qui offrent de leur temps pour faire quelques visites auprès de personnes telles que vous.
— Telle que moi… ça veut dire quoi ?
— Des personnes seules, sans quiconque dehors pour les soutenir ou les aider un peu dans leur souffrance. Vous voyez, des dames qui ne s'occupent que de votre bien-être sans juger, juste pour vous offrir un moment de dialogue ou d'activités.
— Activités de quel ordre, Monsieur ?
— Vous pouvez dire « mon Père », mon enfant : je suis un prêtre officiel… qui officie dans des conditions compliquées, je vous l'accorde. Mais ma tâche n'en est que plus belle.
— Oui, mon Père. Je ne suis catholique que par le fait que mes parents m'ont fait baptiser… Je n'ai jamais fréquenté les lieux de culte.
— Vous êtes toujours une fille de Dieu. Il n'oublie personne. Et c'est pour vous rappeler qu'il vous aime que je suis là.
— … ? Écoutez… je crois que ça ira. J'ai fait sans lui toutes ces années ; je suis certaine que je peux encore avancer toute seule.
— C'est votre choix, Laurence. Je ne suis ici que pour tendre la main, pas pour vous la forcer. Sinon, ça va ? Vous êtes en bonne santé ? Je sais que dans ces chambres les pires maux prennent racine de l'ennui. Je travaille en collaboration avec une dame qui est bibliothécaire, et qui aurait besoin d'une personne qui aime les livres. Assez peut-être pour lui prêter main-forte pour s'occuper de leur prêt. Ce n'est pas bien payé, mais ça peut permettre à celle qui occupe ce poste de ne pas passer vingt-deux heures sur vingt-quatre enfermée dans une cellule.
— C'est gentil de m'en parler ; mais pourquoi moi ?
— Oh ! C'est monsieur le directeur qui m'a donné quelques noms de femmes pouvant être approchées pour cet emploi. Une sorte de confiance au sein de ce… de cette maison.
— Le directeur ? Mais… comment sait-il lui que je serais capable de m'occuper de cela ?
— Je suppose qu'il a parlé avec vous ; vous l'avez vu en audience, non ?
— Pas depuis celle de mon arrivée. Je ne sais quoi vous répondre, mon Père. J'ai le temps de la réflexion ?
— Oh oui ! Ici, le temps, c'est surtout ce qui manque le moins. Pas toujours pour de bonnes raisons.
— … ?
— Bien, ma fille, je vois que vous avez la tête sur les épaules. Alors prenez soin de vous. Et je fais partie des personnes à qui vous pouvez écrire sous pli fermé : les gardiennes ne lisent pas mon courrier. Il suffit de mettre un mot au courrier et il m'est transmis. Je vous laisse méditer. Que Dieu vous garde !
— Merci ! Merci… mon Père.

Le vieux bonhomme, tout de noir vêtu, se lève déjà. Il pose sur la table un livre à la couverture rouge et va frapper discrètement à la porte. Il reste là un moment avant que la surveillante vienne le libérer. Nous nous regardons silencieusement. Drôle, comme cette visite me fait froid dans le dos. Il vient de m'offrir une alternative à cet enfermement, un moyen de ne pas cogiter des plombes dans ce trou, et pourtant, je ne sais pourquoi, j'ai l'impression que c'est de mauvais augure. Le fait d'avoir parlé librement avec un homme dans ma cellule – un prêtre reste un homme malgré tout – ça me perturbe plus que je ne saurais le dire.

Oui, j'ai froid depuis le passage du corbeau. Le bouquin qu'il a laissé dans la cellule… une bible toute neuve. Je la scrute comme si… elle me brûlait les quinquets. Je n'ose pas m'en approcher. Et c'est toujours assise sur le bord de son lit que je vois Jeanne me rejoindre à la sortie de son travail. Elle remarque de suite la tache rouge sur la table.

— Ah ! Le Père Armand est passé par là ? Il a encore laissé une de ses fichues bibles ! Personne ne lit ce genre de débilité de nos jours. Tu ne veux pas retirer ça de la table ?
— Oh si… pardon ! Il m'a parlé aussi de « visiteuses de prison » ; ça te parle ?
— Des bigotes qui n'ont rien d'autre à foutre dans la vie. Elles se croient indispensables et s'occupent de femmes seules… enfin, qui n'ont aucun permis de visite familial. Je ne dis pas ça pour toi, mais elles me sortent par les yeux à tout ramener à leurs bondieuseries… S'il existait, il ne nous laisserait pas moisir dans ces cachots.
— Tu as peut-être raison. Mais se raccrocher à quelque se chose, à quelqu'un… ça peut aider à s'en sortir, tu ne crois pas ?
— Je suis devenue méchante, tu as raison. Mais les conditions ne sont pas idéales pour la sympathie. Au fil des années je me suis aigrie, c'est sûr.
— Il paraît que le directeur l'a chargé de trouver une aide-bibliothécaire.
— Un boulot pour une petite jeune comme toi ; ça doit être dans tes cordes. De plus, je crois qu'une cellule individuelle est accordée aussi à celle qui tient ce poste. Une aubaine que le cureton ait pensé à toi, je t'assure !
— Apparemment ce n'est pas lui, mais bien le patron de cette boîte qui a suggéré mon nom.
— Ça par contre, c'est une bonne nouvelle. S'il t'a à la bonne, tu vas pouvoir peut-être y gagner en avantages.
— Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?
— Ben… réfléchis une minute. Il fait la pluie et le beau temps ici, ce mec. Du haut de ses trente balais, il est le roi du pétrole. Si tu lui tapes dans l'œil ou lui plais… ça n'offre que des avantages. Tu serais bien bête de refuser.
— Je serais encore plus heureuse si mon avocate venait enfin m'annoncer du bon, du concret.
— Ouais ? C'est tout le mal que je te souhaite, mais…

Elle ne finit pas sa phrase. De peur de me faire du mal ? C'est vrai que malgré tous ces jours sombres, je garde un petit espoir. Bien mince, il est vrai. Mais baisser les bras, c'est mourir un peu plus encore chaque matin. Je veux tenir, y croire encore et toujours. Jeanne le comprend d'autant mieux qu'elle sait le prix des ans passés dans une cellule. Et alors que je ne m'y attends absolument pas, elle tourne son visage vers le mien. Un bisou sur ma joue, comme pour se faire pardonner ses paroles acides. Mais c'est un choc que ce smack qui me rend une part de moi perdue. Oui, je suis vivante, et le combat ne fait que débuter !


Deux jours de plus, quarante-huit heures – une éternité ! – et je suis là à me demander ce qui peut provoquer ce vacarme. Sur mon lit, je rêvasse depuis… combien de temps ? Le cri, ou ce que je prends pour un cri, c'est seulement mon prénom que hurle la surveillante. Elle n'a aucune mauvaise intention. Le seul but de cet appel, c'est de me réveiller.

— Laurence ! Le Directeur veut te voir !
— Hein ?

Un sursaut qui me fait bondir et presque me casser la figure. Impossible de me souvenir à chaque fois que je suis sur une couche à étage. Et je ne me rattrape qu'à la dernière seconde. Ouf ! Pour un peu je prenais une gamelle magistrale. L'uniforme bleu devant la porte s'inquiète vraiment.

— Tu ne t'es pas fait mal, au moins ? C'est vrai qu'il faut penser que tu dors au-dessus. Viens ! Le directeur veut te voir !
— Vous savez pourquoi ?
— Si tu t'imagines que je suis dans le secret des dieux… Je ne suis qu'un porte-clés.

Je la suis après avoir remis mes chaussures. Je refais à deux pas devant elle le court trajet de ma cellule au bureau vitré. Pas de fouille d'aucune sorte ? Comme quoi les règles sont bien à l'emporte-pièce parfois. Et je me retrouve devant le type en costard-cravate.

— Bonjour ; prenez place.
— Bonjour.
— Bien, je tenais à vous rencontrer pour savoir comment ça se passe. Pas de soucis particuliers ? Les autres détenues vous laissent tranquilles depuis votre histoire à la douche ?
— … ?

Comment peut-il être au courant, celui-là ? Je n'en ai parlé à personne. Et puis l'affaire s'est vite tassée. Ça me scie les pattes qu'il me ressorte ce tracas secondaire. Il devine mes questionnements, à mon air inquiet.

— Je sais tout ce qui se trame dans ma boutique. Rien n'est anodin. Et apparemment vous êtes une femme de tête. Féminine et pourtant forte.
— …

Je suppose que cet entretien a un but que je ne connais pas encore. Je laisse venir ; attendre et écouter. Il y vient du reste assez rapidement :

— Vous avez dû recevoir récemment la visite de l'aumônier de l'établissement. Vous avez eu tout le loisir de réfléchir à notre proposition de travail, et comme le magistrat qui instruit votre dossier a donné son feu vert écrit… rien ne s'oppose à ce que vous occupiez un emploi dans nos locaux. Celui que nous vous réservons est à la mesure de vos compétences. Qu'en dites-vous ?
— Euh… je ne sais pas. Je garde l'espoir d'être mise hors de cause dans mon affaire… enfin, je veux croire que la justice en France est toujours aussi efficace.
— Bien sûr, bien sûr ! Mais qu'est-ce qui vous oblige à refuser ?
— C'est-à-dire que je ne voudrais pas changer de cellule et me retrouver seule… les nuits ici me font très peur.
— Si ce n'est que cela… on devrait pouvoir s'entendre sur ce point. Puisque vous semblez certaine que tout va s'arranger pour vous… pourquoi ne pas essayer ce poste ? Je vous garantis que vous ne serez pas transférée dans une autre cellule.
— C'est vrai ? Je peux rester avec ma codétenue ? Elle n'a pas trop le moral.
— Une raison particulière à cela ? Elle a pourtant de bonnes nouvelles qui se profilent à l'horizon, une perspective d'aménagement de sa peine ; elle la mérite.
— Vous ne vous posez jamais les bonnes questions, dans cette administration ? C'est peut-être cette perspective justement qui la met en danger.
— Dites-moi le fond de votre pensée. Il est toujours bon d'avoir la vision d'une personne qui se tient de l'autre côté de la barrière.
— La trouille d'être perdue dans un monde inconnu… ça vous parle ? Elle a été si longtemps dans le système qu'un avenir libre lui file les jetons. Ça se comprend, non ?
— Si fait, oui ! C'est drôle que ce soit une détenue qui me dise un truc de ce style. Pourquoi Jeanne ne nous en parle-t-elle pas, à nous ?
— Vous croyez que les échanges sont simples entre nous et vos mat… surveillantes ? Elles sont débordées par leurs tâches quotidiennes. Et bavarder avec une détenue un peu plus longtemps que la moyenne semble de suite suspect aux yeux de ses collègues. Mais vous savez tout cela mieux que moi, c'est certain.
— Bien. Puisque tout va bien pour vous, que vos nuits en doublure avec cette dame vous sont garanties, vous commencez demain.
— Quoi ?
— Oui : demain vous prenez la direction de la bibliothèque. La dame qui s'en occupe est une civile qui vient de celle de la ville. Elle vous expliquera votre tâche au sein de la nôtre. Nous sommes d'accord ?
— Si vous le dites… Et pour le salaire ?
— Oh, ce n'est pas mirobolant, je vous l'accorde. Mais au moins vous ne serez plus en train de cogiter dans douze mètres carrés à longueur de journée. Appréciable, il me semble !
— …

L'entretien prend fin aussi rapidement qu'il avait commencé. La gardienne ne fait pas plus de fouilles au retour qu'à l'aller. Je ne vais pas m'en plaindre. Elle doit aussi être au courant puisqu'elle me parle presque gentiment :

— Alors… comme ça tu vas bosser à la bibliothèque ? Tu vas être peinarde, là-bas. Et puis Rose-Marie est une femme sympa.
— Rose-Marie ?

Je n'ai pas pu retenir cette question. L'autre, avec un vrai sourire, s'empresse de me répondre :

— Oui, la dame qui est bibliothécaire à la ville. Elle gère les bouquins que tu seras chargée de répertorier. Tu devras aussi faire les fiches de sorties pour les filles de la détention. C'est un bon job…
— …

Six heures du matin ce premier jour de mon embauche au royaume de la littérature. Je me suis levée en même temps que Jeanne. Une surveillante tape contre la porte et nous surprend toutes les deux. Mon cœur fait un bond dans sa cage lorsque je comprends que c'est moi qu'elle interpelle à travers la cloison de bois :

— Laurence Morin !

Jeanne percute de suite.

— Va à la porte. Les filles qui font les rondes la nuit n'ont pas de clés. Elle veut te parler.
— … ?
— Ben, vas-y ! Elle ne va pas te bouffer, et puis c'est encore lourdé… Tu ne risques rien.

J'avoue que je tremblote un peu en approchant de la grosse porte.

— Oui… vous m'avez appelée ?
— Ouais. Prépare-toi ! Tu vas être extraite à sept heures.
— Je vais être quoi ? Je dois aller à la bibliothèque.

Jeanne me rattrape par le bras et me tire vers la porte.

— C'est bon ! Elle s'est déjà barrée. Extraite, ça veut dire que les flics vont te conduire au tribunal, chez ton juge.
— C'est une bonne nouvelle, tu crois ?
— Aucune idée. Mais tiens-toi prête. Celle qui va ouvrir va déjà être énervée de devoir t'accompagner à l'heure de l'appel… Bois vite ton jus. De toute façon, tu ne peux rien faire d'autre que de patienter.
— Mince alors ! Je ne comprends pas tout. Pourquoi ils ne nous le disent pas la veille ?
— Comme ça tu ne peux rien préparer, et tu as moins le temps de réfléchir… tu oublies où nous sommes et que toutes les détenues ne sont pas des anges ? Une tentative d'évasion est toujours possible. Elles ne prennent pas de risques…
— Je vois. Quelle galère tout de même !

J'ingurgite mon bol de cette mixture noire au vague goût de café. Pas vraiment la pêche avec tout ce cirque. Extraite, ça veut dire aller dehors. Et ça risque encore de signifier fouille à corps ; je déteste déjà l'idée. Pas moyen de m'y faire pour de bon, à ce rituel pourri. J'ai juste terminé de mettre mes godasses que le vacarme des portes qui s'ouvrent et se ferment depuis le bout de la coursive me fiche le bourdon. Ça y est. Le museau qui s'annonce dans l'encadrement, je le reconnais.

— On y va Laurence. T'es prête ?
— Oui. Bonjour, Surveillante.
— Allez, avance ! On va au greffe.

Je passe devant et elle me guide dans un dédale sombre de couloirs. Puis je suis de nouveau devant celle qui m'a reçue le premier jour. Elle est sur le pas de son bureau, gants bleus aux mains.

— Dans la cabine de fouille. L'escorte va arriver. Déshabille-toi !

Pas question de discuter. Mes pelures atterrissent sur une tablette d'où elle les reprend une à une. Mon derrière est à l'air, mes seins aussi. Mais elle ne me touche pas.

— Ouvre la bouche. Lève les bras, écarte les jambes. C'est bon, tourne-toi.
— …
— Tu peux remettre tes vêtements. Je reviens pour te mettre en cage.

Je m'exécute et suis vêtue lorsqu'elle se ramène. Je retrouve un réduit où je peux m'asseoir sur un bat-flanc. Une interminable attente une fois de plus. Et c'est un keuf en tenue qui s'approche de moi dès que la gardienne lui ouvre mon placard. Il tient à la main une paire de menottes. Machinalement, je lui tends mes poignets. Le froid de l'acier, le bruit sec des mâchoires des pinces qui se referment sur les avant-bras… sinistre présage. Et pour la première fois depuis que je suis entrée dans ce château, je revois un coin de ciel moins… barreaudé. Direction le palais de justice.

Je fais tapisserie dans un couloir, proche du bureau où je garde le souvenir du plus mauvais moment de mon existence. Mon escorte est composée de deux jeunes gars en uniforme. Je suis enfin invitée à pénétrer dans le burlingue de mon juge par une lampe verte qui se met à clignoter au-dessus de la porte. Il est là ! Son nez est chaussé de ses horribles lunettes rondes qui lui donnent un air vicelard. Pas un regard pour la détenue que je suis. Pas un mot de politesse non plus. Je me paye le luxe de lui jeter mon bonjour comme pour lui cracher à la figure. Il fronce les sourcils. Mon avocate arrive.

Il la salue, elle ! On voit de suite la différence de classe. Moi, je ne suis plus rien aux yeux de ce type qui possède une once de pouvoir.

— Asseyez-vous.
— … Bonjour Maître.
— Bonjour, Laurence. Vous allez bien ?
— Je ne sais pas… La politesse, c'est une option dans les bureaux des palais de justice ?

Je la sens immédiatement sur la défensive. Elle lève les sourcils, et je sais que ce sale type a parfaitement saisi que cette phrase lui était dévolue.

— Bon, calmez votre cliente, Maître Ducard ; nous ne sommes pas ici pour nous faire des mondanités.
— Il faut tout de même excuser madame Morin : elle est en prison depuis plusieurs semaines sans que personne ne se soit tellement soucié de faire un pas. Les éléments communiqués à votre bureau, Monsieur le juge, sont de nature à douter de sa culpabilité.
— Bon ! Si elle était si pressée que cela de sortir, pourquoi n'a-t-elle pas fait une demande de mise en liberté ? Nous l'attendions depuis un moment déjà. Votre cliente, Maître, se sent-elle vraiment aussi innocente qu'elle le prétend ?
— Votre travail, c'est d'instruire un dossier, Monsieur le juge, pas de la désigner coupable à tout prix. À moins que la mise en cause du mari d'une de vos collègues ne soit la cause de votre inertie ?
— Je ne vous permets pas ! Je fais mon travail honnêtement. Les éléments à charge sont lourds et irréfutables.
— Pas tant que cela. Du reste, un dossier de cet ordre, si lourd soit-il, se doit d'être instruit aussi à décharge. Mais c'est vrai qu'il est plus simple d'inculper une pauvre femme à qui on a retiré son mari que d'entendre l'époux d'une autre juge, ou même cette juge elle-même.
— Madame Laurence Morin, nous allons vous confronter avec votre amant. Ce monsieur… Éric, de son prénom, d'après vos dires, serait donc votre amant.
— Il l'est. Je n'ai rien à cacher. Mais si vous m'aviez écoutée lors de mon passage dans ce bureau, peut-être auriez-vous pu définir plus rapidement que je ne pouvais pas être dans mon salon à l'heure où vous avez estimé la mort de Pierre.
— Rien ne nous prouve que vous n'aviez pas un complice. Il n'est pas rare que pour garder l'argent et les biens acquis pendant le mariage, un des deux paie un exécutant.
— … ? Mais…
— Monsieur le juge, si vous avez de quoi étayer vos dires, j'aurais dû être tenue informée de l'avancée de l'enquête. Pourquoi n'est-ce pas le cas ?
— Maître Ducard, nous n'allons pas couper les cheveux en quatre : j'ai la conviction que cette dame ici présente est bien celle qui a assassiné son mari, Pierre Morin.
— Est-ce que ça veut dire que vous allez me laisser crever en prison ? Je ne suis coupable que d'adultère, pas d'un crime qui relève d'une cour d'assises.
— Greffier ! Faites entrer l'amant de madame. Nous allons voir si les deux versions se tiennent toujours après cette confrontation.

Il est là ! Éric est là ! Mon Dieu, comme il est différent de celui que je connais… de celui avec qui j'ai fait l'amour cette nuit-là. Les yeux fuyants, il ne me jette pas un coup d'œil. Merde alors ! Jeanne avait donc raison : mon amant serait-il un vrai salaud ?

— Asseyez-vous, s'il vous plaît. Monsieur, vous reconnaissez cette dame ?
— Oui, Monsieur le juge. Nous nous sommes croisés quelquefois.
— Êtes-vous l'amant de cette femme ?
— Jamais de la vie. J'ai une femme qui travaille dans ce tribunal, et… non, je ne couche qu'avec mon épouse.
— Nous avons un autre témoin, Monsieur. Vous êtes conscient que vous pourriez être accusé de faux témoignage s'il s'avérait que vous ne nous disiez pas la vérité.
— Oui. Oui, je le sais.
— Avant de faire entrer l'employée du restaurant et de l'hôtel où madame Morin dit avoir dîné en votre compagnie et pris une chambre pour la nuit, voulez-vous ajouter quelque chose à votre déposition ?
— Non : je suis formel !
— Vous non plus, Laurence ?
— Non. Sauf qu'Éric est un beau salopard !
— Bien. Greffier, faites entrer la jeune serveuse.

Pour la seconde fois, le type un peu chauve qui se tient derrière un ordinateur se lève et va par une porte dérobée chercher celle que le juge d'instruction vient de demander. Je la sens intimidée, bien qu'elle avance d'un pas sûr.

— Prenez place, Mademoiselle. Reconnaissez-vous quelqu'un dans ce bureau ?
— Oui, Monsieur. Cette femme… et puis ce monsieur aussi.
— Et quand et où les avez-vous vus ou croisés ? Parlez sans crainte.
— Ben… dans le restaurant où je travaille. Ils ont dîné ensemble. Même qu'ils avaient l'air très amoureux… enfin, c'était bien l'impression qu'ils donnaient.
— Et pouvez-vous nous dire quel jour c'était ?
— Oui.

Elle donne la date du fameux repas puis elle déballe aussi nos regards qui se sont rencontrés alors que nous allions prendre possession de la chambre que j'avais payée. Alors qu'elle expose tout, le teint d'Éric devient blanc, puis cireux. Et le juge d'ajouter encore :

— Vous êtes certaine de la date ?
— Ben, forcément : cette dame a payé à l'aide de sa carte bleue. Notre comptabilité a sûrement les facturettes. Et j'ai aussi revu madame vers six heures quarante-cinq le lendemain matin. Elle avait une petite mine.
— Une petite mine ?
— Oui… la tête de quelqu'un qui n'a sans doute pas beaucoup dormi… si vous voyez ce que je veux dire.
— Pourquoi étiez-vous encore là à cette heure matinale ?
— Mon collègue, Yann, qui devait assurer la réception cette nuit-là avait attrapé la covid. Alors, au pied levé, je l'ai remplacé. J'ai besoin d'argent pour me marier, Monsieur le juge, à la fin de cette année. Enfin, si la maladie nous le permet, bien entendu.
— Je vois. Mais vous êtes certaine que c'est bien cet homme-là qui se trouvait en compagnie de cette dame ?
— Absolument certaine. Et puis… il y a les caméras de la réception. Mais les flics… – pardon, les policiers – sont venus chercher les bandes que nous gardons.
— Bien. Alors, Éric, qu'avez-vous à dire ? Vous ne voulez toujours pas revenir sur vos dires ?
— Ce n'est pas possible ; cette petite doit forcément se tromper… ce n'est pas possible !
— Mieux vaut un divorce qu'une innocente en prison ; n'est-ce pas, Monsieur le juge ?

Là, mon conseil enfonce le clou. Je sens la peur changer de camp. Bon sang, ce salaud me laisserait bien croupir en taule… Pourri ! Même mis devant le fait accompli, il veut encore sauver sa minable petite situation au prix de ma liberté ? Comment ai-je pu aimer un tel type ? Je m'apprête à lui hurler ma rancœur, à lui dire le fond de ma pensée, mais Maître Ducard, d'une simple pression de sa main sur la mienne, me fait comprendre que je dois lâcher l'affaire. Je me replie sur moi-même et la boucle.

Je suis dans mon univers et n'écoute plus vraiment ce qui se dit autour de moi. Mes prunelles se fixent dans celles de la gamine qui vraisemblablement vient de me sauver de mon enfer. En quelques phrases, elle balaie les accusations, ou du moins les atténue. Je lui suis infiniment reconnaissante d'avoir osé cracher au visage de cette justice aveugle sa vérité. Une vérité si identique à celle que je clame depuis mon incarcération. Puis il y a une ronde de paperasse, de celle à laquelle je ne pige pas grand-chose. C'est d'un geste machinal que je signe tout ce qu'on me colle sous le nez. Je n'ai aucune excuse de la part de ce juge trop imbu de sa personne.

Et même les paroles rassurantes de mon conseil n'ont plus aucun effet sur la déroute de mon esprit. Je suis ballottée, broyée par un système que je ne parviens pas à cerner. Les deux flics, restés dans le couloir, referment leurs menottes sur mes avant-bras et je suis de nouveau assise dans une des trois cages du bahut qui me ramène à la case prison. J'ai droit au traitement suprême, celui des grandes occasions, puisque je suis allée « dehors ». Ici, ça semble être le maître mot. L'extérieur c'est l'ennemi ! C'est de là que remontent tous les dangers. Donc, à poil entièrement, ma bouche est presque auscultée, mes aisselles aussi. Le tabouret est de retour pour une visite approfondie de toutes mes cavités corporelles.

Celle qui exécute la tâche dégueulasse de me fouiller ne s'aventure pas à me doigter. Je crois que je suis prête à ruer dans les brancards si jamais elle ose. Mais non. Et le minois de Jeanne est désormais face à mon silence. Combien dure ce mutisme pesant ? Elle est aux petits soins pour moi. Bien sûr qu'elle est déjà passée par un chemin similaire en d'autres temps. Et elle en retient toutes les leçons. À aucun moment elle ne s'immisce dans mes affaires. Le poids de ce que je ressens m'empêche de parler. Jeanne est patiente, sachant bien qu'un flot de paroles va venir déverser tout le fiel accumulé lors de cette extraction.

Oui, quand le trop-plein est atteint, la seule solution, c'est la confession. Après l'abattement va arriver le besoin de me défouler. Et cette femme va devenir mon unique interlocutrice. Elle s'y prépare sans doute mentalement. Mais ça bout toujours trop sous la marmite de ma boîte crânienne. Je m'en veux. D'avoir été aussi conne, d'avoir accordé une telle place à un mec qui n'en valait pas la peine. L'amour que je lui voue se transforme là petit à petit, au fil des heures, en une haine solide. Comment a-t-il pu renier ce que nous avions de si beau ? Son confort, sa petite vie tranquille avec sa juge de femme étaient-elles des raisons suffisantes pour se taire ?

Il a fait fi de cette liberté à laquelle nous aspirons tous, en foulant la mienne du poids de son silence. Il me dégoûte, je me dégoûte en repensant que j'ai pu coucher avec ce… cette ordure ! Et au moment du plateau, je retombe sur terre. Jeanne est là, qui se prend lors du repas pris à la même table, cette vague de mots qui desserre enfin l'étau qui m'écrase le cœur. Je lui raconte soudain tout, le déroulé de cette fameuse sortie, de ces moments douloureux où celui que j'ai aimé est venu, telle une larve, se répandre en lamentations. Elle ne cherche pas à échapper à mon discours-fleuve où je mêle les remarques acerbes d'un juge nul, aux remerciements pour sa franchise à la jeune serveuse.

J'en oublie la nourriture pas spécialement bonne de la cuisine pénitentiaire. Juste de quoi continuer à vivre, comme tout ce que nous faisons ici en ces murs. Puis physiologiquement, après la tempête revient le calme. Je me suis défoulée, expulsant toute cette haine de la société en quelques éclats de voix, sans vraiment me raisonner. Mais elle est là ; son visage impassible me fixe avec un air de gentillesse. Elle ne dit rien, mais elle repousse son plateau vide, et sa main… oui, sa main s'avance vers ma joue. Comme c'est chaud, comme c'est bon ! Comment en suis-je venue à blottir ma caboche contre cette épaule si douce ? Le souffle de sa bouche qui court sur mon cou, il emporte avec lui ma rancœur.

Nous sommes assises côte à côte sur le bord de son lit et nous nous étreignons toujours. Je pleure doucement ; elle me cajole le dos de ses pattes si tendres. Mon Dieu, comme elle me fait du bien cette embrassade amicale ! Je suis chouchoutée, dorlotée, sans envie de sortir de cet étau d'amour à l'état pur. Quand nous sommes-nous allongées toutes les deux sur sa couche ? Je ne sais plus. Mais ses bisous sont autant de petits bonheurs qui me gardent loin de mes soucis. Rien de pornographique dans notre enlacement mutuel ; simplement un énorme besoin de faire exulter deux corps qui se reconnaissent. Elle le sait, j'en suis consciente, et nos caresses sont de moins en moins chastes.

Un peu de couleur dans ce trou-du-cul du monde. Pour elle et moi, il ne s'agit nullement d'amour ; seulement d'une irrépressible pulsion qui nous cueille à chaud, dans un moment où nous devons nous serrer les coudes. Deux solitudes qui se réunissent, le temps de redonner une sorte d'équilibre à nos cerveaux perturbés. Il ne s'agit nullement de quelque chose de prémédité, non. Ça vient comme ça, parce que ça devait se faire. Nos lèvres enfin qui se soudent sont moins prudes que nos cœurs qui battent plus fort. Nous savons toutes deux que cette histoire n'aura pas de lendemain. Pas de longs serments dont nous ne pourrions pas tenir les engagements. Simplement un égarement passager dans un monde qui nous détruit.


Quatre jours que je suis sortie de chez le juge. Oui ! De longues heures où tout est immobile. Personne n'est revenu me parler de la bibliothèque. Et Jeanne vient de partir au boulot en ce début d'après-midi. La clé dans la serrure fait un boucan qui entraîne chez moi un tressaillement idiot. La matonne est debout dans l'encadrement de la porte. Elle me jette un regard bizarre, puis sa voix accroche mes esgourdes par des mots que je n'arrive pas à comprendre :

— Morin, prépare tes affaires ! Tu vas être mise en provisoire.
— …
— Eh ben, c'est tout l'effet que ça te fait ?
— Je… je n'ai pas compris.
— Fais ton paquetage : tu es libérée.
— Libérée ? Mais comment ça ? Vous êtes certaine qu'il n'y a pas une erreur ?

L'autre rigole vraiment. De ma bêtise ? De ma stupeur et de mon incompréhension ? Elle reprend pourtant avec un sourire :

— On dirait que tu ne tiens pas plus que cela à quitter la prison. Allez, prépare tes affaires ; je repasse dans un quart d'heure pour t'emmener au greffe.
— … !

La cloison de bois se referme et je suis là, stupéfaite. Mes affaires ? Pour ce que j'ai comme trucs dans cette cellule… Alors, dans un brouillard, je ramasse ce qui appartient en partie à l'administration. J'étale une couverture au sol et y entasse les draps, serviettes, et tout ce qui m'a été remis le jour de mon arrivée. Mes effets personnels tiennent dans un minuscule sachet : une savonnette, une culotte propre, quelques serviettes périodiques, ma brosse à dents et le tube de dentifrice remis par les surveillantes, mon ordonnance de placement en détention ; c'est à peu près tout. Bien triste constat de ces quelques mois passés sous les verrous. Et je reste hébétée sur un siège, alors que dans ma poitrine mon cœur s'affole pour de bon.

C'est accrochée aux barreaux de la fenêtre, contemplant une dernière fois la cour de promenade que me retrouve la gardienne. À la sortie de la cellule, je pose mes affaires au sol. La femme en bleu qui ferme la porte sent chez moi une certaine hésitation.

— Tu as oublié quelque chose ?
— Non, mais est-ce qu'il est possible de dire au revoir à Jeanne ?
— À Jeanne ? Ta codétenue ?
— Oui. S'il vous plaît, surveillante…
— Bon, c'est contraire au règlement, mais viens.

Nous avançons dans la coursive, et devant l'atelier où travaille celle avec qui j'ai passé tant de jours et d'heures, elle me demande d'attendre. Elle ouvre la porte, et sa collègue responsable de l'atelier accourt. Après une discussion entre elles qui ne dure que quelques secondes, j'entends le prénom de Jeanne qui est crié dans l'atelier où elle bosse. Lorsqu'elle arrive, je vois son regard qui se pose de suite sur mon paquetage. Elle sait déjà, comprend de suite, et a une sorte de sourire. Les matonnes s'effacent, nous laissant toutes deux seules dans le long couloir. Nous nous serrons dans les bras l'une de l'autre. Elle ne dit rien, mais dans mon cou je sens une eau tiède qui mouille ma peau. Je serre plus fort encore son corps qui tremble.

— Tu t'en vas… je suis contente pour toi.
— Merci, merci Jeanne ! Je te dois tellement… Ne t'inquiète pas, je vais garder le contact. Je t'écris, c'est promis.
— Chut !

Sa main est venue sur ma bouche pour me faire taire. Elle a peur des promesses ? Mais je suis si heureuse de l'avoir connue !

— File ! Oublie ce trou ! Refais ta vie ; tu es jeune, tu es… belle.
— Oh, nous allons nous revoir, je te le jure.
— Arrête ! Je ne suis plus qu'une vieille. Profite de ce que t'offre le monde ; le mien est ici : j'ai trop peur de ce qui se passe là-bas.

Son doigt pointe vers les murs. Une dernière étreinte, un smack qui claque sur nos joues, et la surveillante m'entraîne vers ce qu'elle appelle le greffe. Cette fois, la fille qui récupère les affaires de l'administration ne me demande pas de me déshabiller, puis un vieux bonhomme me reçoit derrière une sorte de bar. Il prend mes empreintes, ou finalement me rend celles que je lui ai laissées à l'entrée, me fait signer une fiche de levée d'écrou et une ordonnance de mise en liberté provisoire assortie d'un contrôle judiciaire. Il m'en énumère les obligations puis il me colle entre les pattes un billet de sortie. Générosité monstre : j'ai droit également, puisque je n'ai pas d'argent, à la remise d'un billet de dix euros !

Pas de voiture à l'intérieur pour m'attendre ; c'est à pied que je fais en compagnie d'une autre gardienne le bout de chemin qui mène du greffe à l'air libre. Encore un sas à franchir, où là ce sont des hommes qui gardent la porte d'entrée… ou de sortie pour ce qui me concerne. En métal, de couleur verte, elle tourne silencieusement sur ses gonds, mue électriquement par un mécanisme bien huilé, découpant un rectangle de ciel net, sans stries. J'hésite encore, ce qui fait rigoler le maton qui me jette gentiment quelques mots :

— Eh bien, ma petite dame, on se trouve si bien dedans qu'on ne veut plus sortir ? Allez, au revoir et bonne chance !
— Merci.

Un pas, puis deux, et je suis hors des bâtiments de béton. L'air est-il plus pur ? En tout cas, il m'embrouille l'esprit et je ne sais pas trop où me diriger. J'ai besoin de quelques secondes pour réaliser que je peux aller et venir sans l'assistance d'un habit bleu. Et j'avoue que je suis paumée. Un bruit que je n'identifie pas de suite me fait tourner la tête vers un parking assez vaste. La frimousse que je devine à la vitre d'une voiture, celle de mon conseil, maître Ducard, qui sagement assise à son volant me fait un coucou de la main. Elle vient au-devant de cette ombre que je suis devenue.

— Bonjour Laurence, ça va ?
— …

Tel un piquet, j'ai sans doute l'air d'une idiote, ne sachant que répondre. Tout est si soudain…

— Je… je n'arrive pas à y croire ! C'est bien réel ? Je ne suis pas en train de rêver ? Je suis sortie de ce cloaque ? Mon Dieu… Merci ! Merci, Maître !
— Oh, c'est surtout Justine que vous devez remercier.
— Justine ? Je ne connais personne de ce prénom.
— L'employé de l'hôtel ; c'est elle qui permet ce jour votre libération. Je vous dépose dans le logement que je vous ai déniché ?
— Mais… pourquoi ne puis-je pas aller chez moi, dans ma maison ?
— Ben, vous avez signé une ordonnance qui vous l'interdit. Et puis… c'est toujours une scène de crime. Des scellés sont apposés sur les portes.
— Mais… mes affaires, mes vêtements ? Je n'ai rien que ce qui est dans ce sachet…
— Nous verrons cela avec le juge et la police ; je m'en occupe dès que vous serez installée dans votre nouveau chez vous. Essayez d'oublier, d'effacer de votre mémoire ces mauvais jours. Une autre existence commence pour vous ici.
— … pas si sûre. Non, je ne sais pas si je vais y parvenir. Cette justice m'a tout pris… jusqu'à ma dernière chemise. C'est horrible !
— Venez, ne restons pas là. Vous allez voir, je vous ai dégoté un petit appartement sympa au centre de la ville.

Et c'est donc ainsi qu'environ trente minutes plus tard je franchis une nouvelle porte. La différence, c'est que là, j'en possède la clé et l'accès à la serrure des deux côtés de celle-ci.

Voilà. La boucle est bouclée. L'avocate est repartie, et je suis seule dans un espace immense. Perdue dans des pensées que je n'aurais jamais crues possibles. Jeanne, sa petite caboche, ses longs silences, ses pas menus, son Ricoré, elle aussi, tout me manque. La liberté, oui, mais à quel prix ? Celui d'un environnement de solitude et de peur d'un avenir bien sombre. Et puis j'ai envie, besoin d'une bonne, d'une vraie douche, mais hélas… je n'ai pas seulement une serviette pour m'essuyer ensuite. Qu'à cela ne tienne, la tentation est trop violente.

C'est donc archi nue que je colle mes fesses sur un siège de ce meublé que m'a trouvé mon conseil. C'est moins spartiate qu'une cellule, mais il me manque la présence de ma codétenue. Et c'est bien là que je réalise ses craintes, cette trouille viscérale qui la dévore. De plus, je n'ai passé que quelques semaines, quelques mois tout au plus dans ce purgatoire ; alors Jeanne et ses années de placard… c'est impensable. Ici, rien ici à faire, alors je relis avec plus d'attention les interdictions et obligations que m'impose le contrôle judiciaire. Je dois me rendre au commissariat dans les vingt-quatre heures suivant mon élargissement : c'est la première chose à faire.

Le reste ? Ne pas quitter la ville, prévenir de tous mes déplacements ce sale con de juge, ne pas entrer en contact avec Éric. Ça, ça ne risque plus jamais d'arriver ! Que lui et sa bonne femme aillent se faire pendre ailleurs. Fumier de mec ! Suivent ensuite les interdictions de me rendre dans la maison, et celle aussi de me servir de mon passeport. Je suis donc libre, mais surveillée comme le lait sur le feu. Merde alors ! Puisque c'est ça, je vais aller directement chez les flics. Le commissariat n'est pas très éloigné de mon nouveau domicile. Comment vais-je régler le loyer de ce « garni » si je n'ai plus accès aux comptes bancaires communs ?

Une foule de questions de cet ordre me trotte dans la tête alors que j'arpente les trottoirs pour faire le chemin vers l'hôtel de police. Encore un uniforme avec dedans un jeune gars. Lui me dirige vers un bureau dès que j'ai donné le motif de ma présence. Il m'y accompagne et pousse la porte. La bobine du flic qui me fait face me rappelle quelqu'un. Mais qui ? Il se charge de me rafraîchir la mémoire :

— Ah, Madame Morin… Laurence, c'est bien cela ? Je vois avec plaisir que vous êtes dehors. Asseyez-vous.
— On se connaît ?
— Marc… vous ne vous souvenez pas ? Je suis venu sur ordre du parquet vous auditionner à la maison d'arrêt ; vous me remettez ?

Tout s'éclaire dans mon ciboulot… oui, d'un coup je le remets. Sa phrase aussi refait surface derrière mon front : « Moi, c'est Marc. En d'autres circonstances, nous aurions pu aisément devenir des amis. » Oui, c'est cela. Ses quinquets pétillent comme s'il était content, heureux de me revoir. Il me faut quelques secondes pour saisir qu'il me parle encore.

— Vous avez une adresse à me communiquer ?
— … Hein ? Ah oui ! Pardon, je suis ailleurs… Une adresse ? Oui, oui, bien sûr !

Il note ma réponse ; je le sens tendu, impatient. Pourquoi ? Le destin nous a remis en présence l'un de l'autre sans que je ne sache trop comment ni pourquoi.

— Vous êtes toute pâle… vous allez bien ? Vous voulez un verre d'eau ?
— Un… de l'eau ? Oh oui, oui, volontiers.
— Ou un café ? Oui, plutôt un café.
— Comme vous voulez, mais ne vous dérangez pas pour moi…
— Allons ! Si je vous le propose, c'est que ça me fait plaisir.
— … ?

Je ne comprends rien. Ou plutôt si : je ne sais que trop ce qu'il veut, mais je ne suis absolument pas réceptive pour ce genre de petit arrangement. Un gobelet rempli d'un liquide qui sent presque bon. J'y trempe mes lèvres. Du café ! Pas le meilleur du monde, sorti tout droit d'une cafetière, mais j'en ai oublié le goût et la saveur. Je bois à petites gorgées pour en retrouver un plaisir diffus. C'est trop bien, trop bon… Lui sourit de me voir apprécier une mixture qu'il juge infecte ; je m'en tape ! Il revient à la charge, et cette fois j'entends mieux :

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas.
— Parce que vous n'avez pas peur, vous, d'approcher la pestiférée qui a zigouillé son mâle ?
— Oh, il y a longtemps que j'ai l'intime conviction que vous n'avez rien fait de tel.
— Vous êtes bien un des rares à croire ça.
— Non : votre avocate aussi. Et puis la jeune Justine… elle n'a pas hésité à témoigner en votre faveur.
— Je ne suis qu'en provisoire et avec des tas d'interdits…
— Allons ! Vous savez comme moi que vous avez couché au milieu des loups. Ils vont avoir du mal de lâcher l'os qu'ils veulent ronger. Mais je vous assure que notre enquête va finir par lever le voile sur la mort de votre mari. Soyez rassurée, tout rentrera dans l'ordre. Mais une révolution de palais se prépare au tribunal… le jeu des chaises musicales va se mettre en branle grâce à vous ! Alors faites-moi confiance, je vous l'assure : tout va bien.
— Vous croyez ? Je suis dans un appartement dont je ne sais seulement pas comment je vais payer le loyer, mes fringues sont sous scellés dans cette maison où je suis interdite de séjour… Pas d'argent, pas d'appuis. Vous trouvez cette situation enviable ?
— Mais… vous m'avez, moi ! Je suis là pour vous ; ça ne compte pas ?
— … Je ne vous connais pas vraiment…
— Vous ne voulez pas me connaître mieux ? Je suis un homme avant d'être un flic, vous savez !

Il a avancé sa grosse patte vers la mienne. J'ai un sursaut, mouvement de recul qu'il ne peut que voir. Il ne dit rien, garde même une risette accrochée à ses lèvres. Il insiste un peu puis renonce finalement à me tripoter la paluche. Mais il ajoute cependant :

— Pour vos affaires à votre domicile, je vais voir ce que je peux faire ; je vous préviens dès que j'ai du nouveau. J'espère pouvoir vous emmener là-bas pour récupérer vos effets personnels. Soyez juste un peu patiente. Promis ?
— Euh… oui.

Ça ne coûte rien d'entrer dans son jeu. Mais pour ce qu'il attend, je ne suis pas vraiment dupe, et pas prête à refaire confiance de sitôt à un homme. Chat échaudé craint l'eau froide ! En y songeant mieux, je crois que j'ai une sacrée frousse d'ouvrir un chapitre de ce style. Mon amour de jeunesse pour Pierre était mort bien avant que lui ne le soit. Le suivant s'est révélé être un vrai salaud… Alors, une erreur peut se concevoir ; une seconde serait de la connerie. Je quitte le commissariat avec une sorte de vague à l'âme. Sur le chemin du retour, j'engloutis – oui, c'est le mot – les dix euros de l'indigence dans l'achat d'un bloc de papier, des enveloppes, un stylo bille et quelques timbres.