Les heures heureuses

Volet III / Partie 2

Après avoir discuté à bâtons rompus durant une petite heure, ma rage est retombée tel un soufflé sorti du four trop rapidement. Et je m'offre le luxe de picoler un second verre, seule cette fois, puisque maître Ducard est retournée à son bureau. Je me perds dans des pensées où Jeanne tient une grande place. Les barreaux, les fouilles : tout est là, tapi dans un coin de ma mémoire. Je ne vois ni ne perçois le mouvement du type qui a reçu ma phrase concernant une boisson corsée. Il me fait tressaillir en m'apostrophant, debout devant le siège laissé vacant par l'avocate :

— Bonjour ! Vous me permettez de m'asseoir à votre table ?
— Hein ? Ah, faites comme vous voulez. Je vais partir, de toute façon.
— Je ne vous chasse pas, au moins ?
— Pas le moins du monde, mais je dois retourner à mon boulot. Mais vous êtes bien curieux ; pourquoi toutes ces questions ?
— Ben… j'ai surpris quelques bribes de conversation entre vous et votre amie.
— Ce n'est pas mon amie ; juste mon avocate, voilà tout !
— Vous avez donc des ennuis ? Un divorce peut-être ?
— Divorce ? Mais non ! Je suis… veuve, et la justice m'a accusé d'avoir tué mon mari.
—… ? Zut alors ! Mais si vous êtes ici, c'est que vous avez été mise hors de cause, non ?
— Depuis… un peu plus de deux heures maintenant, oui. Alors je souffle un peu.
— À la bonne heure ! Donc le « coup de fouet », c'était pour fêter ça ?
— On ne peut rien vous cacher. Vous êtes de la famille de Christine Haas ?
— La voyante ? Ah, je vois, vous avez un humour décapant ! Non, c'est pour alimenter la conversation. Vous êtes… très jolie.
— Vous me faites quoi, là, Monsieur ?
— Jules… mon prénom c'est Jules. Et vous ?
— Donnez-moi une seule bonne raison de vous le dire.
— Ben… vous me plaisez ; c'en est une. Et la seconde, c'est que j'aimerais vous revoir. Je crois que nous pourrions nous entendre sur bien des plans…
— Laurence. Et sur quels points voyez-vous une possible ressemblance ?
— Je crois… j'ai le nez pour cela, que vous aimeriez ma manière très particulière de vivre mes amours. Disons que je flaire chez vous une propension à être celle que je pourrais… former.
— Pourquoi est-ce que j'ai l'impression que j'attire depuis quelque temps tous les dingues des environs, et les ennuis qui vont avec ceux-là ?
— …

Il rigole franchement. Et son rire est très contagieux ; je lui emboîte donc le pas et fais comme lui. Comme d'un coup ça me fait du bien ! Quelque part, ça me libère de ces poids qui m'étouffent. L'image de ce sale type de juge et la peur qu'il arrive un truc fâcheux à Jeanne, tout se dilue dans ces éclats de petits bonheurs que déclenche ce Jules. Il se saisit d'une de mes mains, sans trop que j'y prête attention. Pourquoi ? Il la presse doucement dans la sienne, et c'est vrai que la chaleur qui irradie mon bras d'abord se disperse aussi dans tout mon être. Il porte le dos de sa prise vers sa bouche. C'est là que je me surprends à aimer son geste, presque sensuel. Comment est-ce possible ? Ce gars a un don ? Du coup, il m'apparaît bien plus dangereux que je pourrais le croire.

Alors ? Quelle obscure raison m'interdit-elle de retirer vivement ma main ? Il revient à la charge par des bisous très chastes. Mais… je me sens trop sous son emprise. Je commence à entrevoir ce qu'il voulait me dire. Il est comme un aimant, et je suis polarisée par cette attirance qui émane de sa personne. Oui, là est le danger. Je cherche muettement une échappatoire à cette étreinte qui ne dit pas son nom. Il maîtrise son sujet, et en l'occurrence, là, il s'agit bel et bien de moi. Un sursaut, et ma pogne revient dans l'alignement de mon corps. Ses quinquets sont plantés dans les miens. Pas moyen d'échapper à ce regard gris acier qui me glace tout en me donnant très chaud.
Et si je tremble, c'est de toute autre chose que de peur !

— Vous êtes vraiment dans l'obligation de retourner à votre bureau ? J'ai une bien meilleure occupation à vous proposer.

Mais, c'est qu'il me propose la botte, celui-là, ou je rêve ? Merde alors ! Je dois avoir l'air d'une cruche avec ma main sur l'anse de mon sac, sans me redresser pour ficher le camp. Il sent bien que mon hésitation est… un aveu. Celui de ma difficulté à résister à cet appel qu'il a créé là, sans que je ne puisse vraiment réprimer cette espèce d'envie qui me creuse les reins.

— Non, mais je ne vous connais pas assez pour… cela.

C'est ma voix ? C'est bien moi qui viens de lui répondre ? Bien sûr que le son sort de ma gorge mais, bon Dieu, qu'est-ce qu'il m'arrive encore ? Mes jambes, elles sont toutes molles ; je n'ai plus aucune volonté. Les deux verres de rhum ? Ça ne peut pas être autre chose. Il n'a pas pu non plus verser quoi que ce soit dans ma boisson, je l'aurais vu faire. Zut ! Pourquoi est-ce si compliqué ?

— Allez, faites un effort. Ne me refusez pas un peu de votre précieux temps. Je suis certain que vous allez aimer également. Venez.
— Mais enfin ! Où voulez-vous m'emmener ?
— On va bien dénicher un petit hôtel dans le quartier ; qu'en dites-vous ? Une heure ou deux à jouer, non ? Un grand moment sans autre ambition que de nous donner un plaisir intense.
— … ? Franchement, vous êtes…
— Chut ! Je ne suis rien d'autre qu'un type qui rêve de faire l'amour avec une belle – que dis-je – une très belle femme.
— … Et vous croyez que sans plus vous connaître, vous pensez vraiment que ça fonctionne de la sorte ?
— Il vous suffit d'oser. Un oui, et c'est parti. Encore faut-il un certain courage pour tenter le diable…

Merde ! Je suis sur le cul. Je n'arrive pas à me dépêtrer de ce loustic qui insiste de plus en plus lourdement ; mais il le fait avec une certaine élégance, un panache et une audace dont bien peu d'hommes sont capables.

— Vous voulez prendre un autre rhum avant d'y aller ?
— Mais non, pourquoi ?
— Pour vous donner la force de me dire « oui ». Je vous sens d'un côté très attirée par ma proposition, et de l'autre vous avez encore quelques doutes. Je ne vais pas vous manger dans une chambre d'hôtel ! Encore que ça dépend ce que l'on entend par « manger »… Ce que je devine de vous mettrait l'eau à la bouche de bien des hommes, sans doute.
— …

Je ne suis plus moi ! Comment ma main, pour la seconde fois en très peu de temps, se retrouve-t-elle dans celle de ce mec ? Pourquoi est-ce que je marche à ses côtés, tel un zombie, vers je ne sais où ? J'ai beau me répéter que c'est une énorme connerie, je suis passive, totalement dépendante de ce bonhomme. Et je le vois comme dans un brouillard payer une chambre à un réceptionniste qui doit se douter de ce que nous allons faire dans cet endroit dont il nous refile une clé. D'ailleurs, le sourire sur les lippes de l'employé en dit bien plus long que tous les discours du monde. Et nous voici entrant dans un ascenseur qui va nous faire grimper au troisième étage.

Là, dans cette cabine, Jules – si c'est bien son prénom – me colle contre sa poitrine et m'embrasse sans aucune résistance de ma part. Le chuintement des portes qui coulissent, puis un long couloir dans l'ombre.

— Viens ; tu es une chouette nana. Je… j'ai envie de te baiser partout.
— …

Partout ? Ce mot résonne dans ma cervelle ! Partout ? Il veut dire dans tous les endroits du monde, ou tout simplement… par tous mes orifices ? C'est toujours dans un incroyable brouillard que je suis happée par l'ouverture d'une chambre, semblable à toutes celles des hôtels de ce style. Pas de répit. Jules me caresse déjà sur mes fringues, puis il m'embrasse encore et encore. Il ne tient sans doute pas à ce que j'aie une minute pour réfléchir. Et sa patte est déjà sur mon minou, toujours couvert de ma lingerie. Je me traite d'imbécile, d'idiote, de cochonne, de salope. De pute aussi ! Ça ne m'empêche pas de faire le forcing pour défaire la ceinture du pantalon de ce gaillard. Et fébrilement, je tente de le lui retirer.

Propulsée sur le plumard de cette piaule anonyme, je vois mes habits jetés un à un au sol par ce type qui précipite mon effeuillage. Lui est sans fute, mais il a toujours sa chemise. Il s'assoit sur le bord du lit et me colle simplement en travers de ses cuisses. Je n'ai pas vraiment le temps de cogiter que déjà sur mes fesses ainsi présentées, une claque sonore vient me donner des frissons. Un peu de honte aussi. Je vais pour récriminer, mais une autre suit, et ensuite une véritable fessée s'abat sur mon derrière alors que de sa main libre il me maintient en position. Je ne hurle même pas, trop saisie par ce que me fait ce doux dingue.

Je n'ai vraiment mal qu'à mon amour-propre, et plus il me fesse, plus je me prends au jeu. Sous mon ventre bien calé à la jointure de son corps, sa bite est toute raide. Cette fessée le fait terriblement bander. Du coup, ça renforce mon sentiment d'envie et je m'abandonne tout entière à ce jeu de main. Tout au fond de ma caboche je me sens vicieuse, et pour ne pas mentir, j'adore ce sentiment très spécial. Oh, bien entendu qu'il n'appuie pas ses claques, se contentant de les asséner de manière régulière sur une fesse, puis l'autre. Et mon imaginaire fait le reste. Je m'imagine le cul zébré de stries ou de traces rouges, enflées, gonflées. Je songe même un court instant que je ne vais plus pouvoir m'asseoir, mais il s'arrête. Et sa voix rauque, perturbée par son envie ou tout bêtement par ce qu'il vient de réaliser sur l'inconnue que je suis, prend un ton plutôt mâle :

— Mets-toi à genoux, comme la petite salope que je veux !
— … ?
— Allez, ma belle, tu vas devoir me sucer la bite. Une gorge profonde… tu vois le genre ?

Elle est là, sa bite, alors que je prends la posture qu'il veut. Devant ma bouche danse son sexe hyper tendu. Il insiste encore :

— Allez, ouvre la bouche ! Non, pas avec tes mains ! Juste ta belle bouche. Je veux te baiser la bouche. Ouvre en grand ce bec qui va devenir chatte en chaleur.

Incroyable ! Les paroles du mec me font mouiller ; il en est plus que conscient et il me le fait savoir :

— Tu es bonne ! Je savais bien que j'avais deviné juste. Tu es une belle esclave… Suce-moi, léchouille, et avale à fond ma bite ! Voilà ! Impeccable ! Oui, encore plus profondément.

Je manque de vomir. Un haut-le-cœur fait que ma tête recule vers l'arrière mais il la ramène en avant dans un geste d'impatience. C'est bref, et si intense : pas vu venir cette vague qui asperge mes amygdales. Là aussi j'ai une sorte de second haut-le-cœur, et pourtant il ne relâche pas la pression de ses mains sur mon crâne.

— Avale ! Bois ! N'en recrache pas une seule goutte, sinon…

Ouais ? Sinon quoi ? Il s'imagine que je vais encore le laisser me frapper ? Bien sûr que ça me fait de l'effet ; évidemment que j'apprécie qu'il ait osé. Mais je ne vais pas me laisser cogner juste pour son plaisir : je veux ma part du gâteau ; il le sait sûrement. Ça y est, je percute soudain : ces mots, ils ne me sont pas destinés en totalité : ils sont là aussi pour se donner encore plus envie, pour bander plus fort. Un encouragement à sa queue pour qu'elle reste en forme plus longtemps. Et dès qu'il a suffisamment semé son foutre dans mon gosier, il vient derrière moi. Je suis prête, ouverte, et c'est une délivrance. Il entre dans mon con sans que je ressente une douleur quelconque. Il reprend des mouvements de va-et-vient, fait aller et venir son bassin, me bourre tantôt très violemment pour la seconde suivante ressortir très, très lentement. Un supplice ! Notre combat dure un bon bout de temps. Il me lèche la chatte, je le suce de nouveau, il me défonce, et nous jouons jusqu'à ce que la petite mort s'ensuive.

Les bras en croix sur le paddock, le bonhomme est redevenu doux comme un agneau. Il caresse mon front, me donne de petits bisous sur le visage, me murmure des mots sans fin. Des choses si tendres que j'en oublie la honte de cette fessée du début. Quand me reparle-t-il ? D'abord, je ne pige pas tout à fait ce qu'il me demande, alors il répète un ton plus haut :

— Tu as parfois des fantasmes inavouables ?
— Quoi ? Je…
— Je sais bien que tout le monde en a. Mais ce sont les tiens, ceux qui te font te caresser toute seule, le soir dans ta chambre ; oui, ce sont ceux-là qui m'intéressent. Tu veux bien m'en toucher deux mots ?
— Pourquoi ? De toute façon, je n'en réaliserai aucun… alors ce serait me faire du mal d'en parler.
— Un bon point ! Ça veut dire que tu en as de forcément peu ou pas avouables, sinon tu minauderais moins. Alors, accouche ! Je veux tout savoir, tout entendre de ta bouche.
— …

Comme il insiste, je ferme les yeux. Ce n'est pas si simple de dire à ce mec ce qui, quelquefois, me traverse l'esprit. Oui ! Il me revient cette image de deux mecs avec Pénélope… mais c'est vrai que ça m'a donné envie lorsqu'elle en a fait état. Alors je lui raconte lentement, en prenant ma respiration, un peu ensuite en restant en apnée, cette idiotie qui me donnerait plutôt envie. Bien sûr aussi que je ne saurais trouver deux bites pour cela. De plus, mon malheureux ami, Marc… une fois de plus cocu… Je me traite de pute, là, d'un coup, alors que je réalise que ce Jules rebande déjà comme un taureau.

Il me laisse dans la position où je suis installée, à savoir couchée sur le ventre contre son flanc gauche. Et avec une souplesse insoupçonnée il se vautre entièrement sur moi. Je sens son dard qui coulisse dans la raie de mes fesses. Pensant qu'il veut le laisser tout seul trouver l'entrée de ma chatte, je ne bronche pas, mais je comprends vite mon erreur ; surtout lorsque sa queue bute contre mon œillet. Je me raidis, mais c'est bien trop tard. Les pattes du gaillard me serrent au niveau de la poitrine, et ses doigts pincent mes seins par en dessous. Un coup de reins plus prononcé, et il est déjà dans la place.

Mais la douleur du pincement de mes tétons fait que je n'ai pas du tout souffert de l'intromission dans mon anus. Il s'enfonce millimètre par millimètre dans le petit orifice qui, lentement, se laisse entièrement investir. Il stoppe enfin la progression de sa pine quand son ventre touche mon cul. Un long moment immobile, je sens frémir en moi cette chose qui me chauffe par devant et me donne des frissons. Je mouille comme pas possible. D'un coup, il prend une vitesse de croisière et me ramone exactement comme il vient de le faire dans ma chatte quelques minutes plus tôt. Et ce ne sont pas des hurlements de douleur qui remplissent la piaule…

Je viens de sentir le sens de sa phrase « J'ai envie de te baiser partout. » Comment s'est-il débrouillé, ce Jules, pour que je n'aie pas de douleurs lors de cette possession « anormale » ? Les pincettes effectuées sur mes seins ont-elles été des éléments déclencheurs de cette folie sexuelle qui s'est emparée de mon corps ? Parce qu'assurément, je ne suis plus moi, là ! J'avoue que je prends un incroyable plaisir à une manière de faire l'amour qui n'est pas dans mes habitudes, et je suis la première à remuer du popotin pour que son sexe plonge le plus loin possible en moi. Ses mains aussi sont revenues, et elles se montrent très délicates envers mon clitoris.

Je n'analyse pas la position qu'il adopte. Je ne veux retenir de tout ceci que la montée de ce que je dois bien appeler un orgasme démesuré. Je suis secouée comme un prunier, et mes véritables cris se mélangent à des soupirs masculins de plus en plus rapprochés. Cette fois, il se vide à l'intérieur, et ça me rend complètement dingue, cette possession que bien des femmes redoutent. Puis tout s'apaise. Nous nous affalons sur le lit, lui toujours en moi. Il reste ainsi quelques minutes, le temps que lentement son vit quitte l'endroit. Forcément, il glisse tout seul à l'extérieur après ses performances. Et il laisse un sentiment d'abandon très peu agréable dans mon esprit.

La neutralité des chambres de l'hôtel n'interdit pas la douche. Et c'est séparément que nous nous lavons, moi d'abord, lui ensuite. Pendant mes ablutions, puisqu'une simple cloison nous sépare, il me parle. Malgré le bruit de l'eau qui coule, je saisis parfaitement ses paroles :

— Tu sais, Laurence, ton fantasme… Si tu en as vraiment envie, je peux parfaitement t'aider à le réaliser.
— Quoi ? C'est juste un rêve, une idée folle ; pas spécialement un réel besoin. Un fantasme, ça permet aussi de vivre intensément un moment de solitude.
— Oui, oui, mais tu vois bien aussi que si on lâche prise, on découvre que le plaisir peut être bien plus… explosif. Quelques claques sur les fesses, si elles arrivent à un moment bien précis, déclenchent parfois des sensations décuplées, n'est-ce pas ?
— … ! Je ne veux pas me poser ce genre de question. Je sais juste que c'était bien, mais que ça ne se renouvellera pas. J'ai un copain, et je ne suis pas fière de mon comportement.
— Ah, un petit ami ? Pourquoi ne l'as-tu pas dit avant ? Il n'est pas prêt, lui, à… passer le cap ?
— Le cap de quoi ? Il bosse, et moi… je le trompe honteusement.
— D'un autre côté, c'est aussi l'interdit qui donne le plus de plaisir. Tout cela pour te dire que je serai toujours prêt à t'aider à réaliser ton rêve.

Je m'essuie et ne veux plus rien écouter de ce qu'il me raconte. Il est évident que pour ce genre de plan il est et sera toujours d'accord pour me donner un coup de main, ou d'autre chose, bien sûr. Mais alors qu'il prend ma place dans la cabine exiguë pour passer sous la flotte, je me rhabille rapidement, et avant qu'il ne ressorte du coin douche, je file en catimini. La rue est pleine de vie ; je cours plus que je ne marche. Une fuite en avant pour masquer cette honte qui m'assaille par tous les pores de ma peau. Suis-je à ce point devenue une telle salope que je ne résiste plus à l'envie dès qu'un mec me tourneboule le ciboulot ?


Depuis une semaine, et bien qu'elle n'en dise rien, le comportement de Pénélope change. Je remarque parfois comme des larmes au coin de ses yeux. Des ennuis ? Mais comment aborder le sujet avec elle sans la froisser ? Je n'ose pas vraiment. Mais ce matin, bonne nouvelle pour moi ; ma joie ne peut être cachée, alors elle a une sorte de sourire triste. Elle se force pour me faire cette risette ? Je veux partager :

— Je suis contente ! Je viens de recevoir enfin l'autorisation d'aller visiter mon amie Jeanne, là-bas.
— Tant mieux pour toi.
— Ça ne va pas fort, hein ? Je vois bien que depuis quelques jours… tu ne veux pas en parler ? Ça fait du bien de vider son sac lorsqu'on n'est pas en forme.
— Oh… Maxence me tient le même discours.

Ça me soulage d'un coup, de savoir que son mec est de mon avis. Mais également que ses ennuis ne viennent pas de son Max. J'ai cru un instant qu'il était à l'origine de son état mais là, d'un coup, trop oppressée, et devant mon enjouement elle se met à nu :

— Tu sais, je suis en train de passer des examens médicaux. J'ai découvert une petite boule sur un sein. J'ai consulté, mais je n'ai pas encore les résultats. Alors j'ai sacrément peur que ce soit mauvais…

Merde ! Je n'ai pas de réponses toutes faites dans ce cas de figure. C'est vrai que je ne peux pas me mettre à sa place. Ça doit être flippant lorsque l'on sait le nombre de saloperies qu'on peut choper… Le cancer en est une, et nos poitrines sont fragiles. J'essaie de lui remonter le moral, mais c'est compliqué.

— Tu les auras bientôt ?
— Oui… Je ne te dis pas l'angoisse !
— Oh, ce n'est peut-être rien. Il faut rester positive ; rien ne sert de se mettre de mauvaises choses en tête tant que tu ne sais pas de quoi il retourne.
— Pour Maxence, ma poitrine c'est… mon identité. Si jamais… je ne suis pas certaine qu'il n'irait pas voir ailleurs.
— Mais… arrête tout de suite ça ! Il t'aime, et je ne crois pas un mot de ce que tu dis là. Il te soutient et va continuer à le faire. Et puis tu n'en es pas encore là, si ? Ne pense pas déjà au pire. Tu vas me faire le plaisir de vivre normalement.
— …

Elle est stupéfaite de ma réaction. Je me doute bien que ça ne l'aide pas, mais il faut la booster un peu pour qu'elle ne sombre pas dans une déprime d'où elle aurait du mal à sortir. Je ne veux pas croire que des hommes soient lâches au point de courir vers une autre parce que leur compagne a des problèmes de cet ordre-là. Non ! Ça n'existe pas, ce comportement déplacé. Mais je me dis que je vais rester attentive à celle qui est, depuis que je bosse ici, devenue une amie. Notre discussion lui a remis les pieds sur terre pour un temps, et c'est l'essentiel. Mais la messagerie de mon téléphone vient interrompre notre partie de ping-pong verbal. Marc, une fois de plus, m'annonce qu'il ne peut venir déjeuner avec moi.

C'est en plongeant la main dans la poche de ma veste que mes doigts découvrent un papier qui n'a rien à faire là. Depuis quand s'y cache-t-il ? Je n'en sais rien. Il remonte, pincé entre index et majeur. Une carte de visite ? Non : un simple bristol, avec un prénom, Jules, et un zéro six. Tiens donc… Ce gaillard a donc fourré ce papier dans ma poche alors que j'étais sous la douche ? Passé totalement inaperçu depuis tout ce temps, il refait surface au pire moment, celui de l'incertitude. Avec Marc, nous nous voyons de moins en moins ; mais est-ce bien son travail la cause profonde de ses longues absences ?

Depuis ma coucherie avec ce Jules inconnu, Marc et moi ne nous sommes vus que deux petites fois, et encore entre deux portes. Il m'évite ? Si oui, pour quelles raisons ? Pourtant, il n'a pas montré de signes particuliers d'inquiétude ou fait preuve de mauvaise humeur lors de ses dernières visites. C'est vrai qu'il n'a pas non plus fait montre d'un empressement exagéré. Et en y repensant mieux, nous n'avons pas fait l'amour depuis… bien avant ma faute avec l'inconnu de l'hôtel. Mon ami ne sait rien – enfin, je l'espère – de mes deux frasques successives. Il m'en aurait touché deux mots, non ? Et c'est à mon tour d'être soucieuse.

Pénélope a une réaction très… féminine en s'apercevant de mon trouble :

— Hé, ma vieille ! C'est moi qui ai un souci, alors il ne faut pas que ma morosité déteigne sur toi. J'ai besoin de toi, de ton aide pour m'en sortir. Pas que tu fasses une gueule d'enterrement. Tu m'as remonté le moral, et tout va aller, je te le promets.
— Hein ? Ah oui, oui, bien sûr ! Pas de quoi se faire du mouron.

Le carton me brûle les doigts ; je le colle dans mon sac à main. Ce type n'a pas perdu le Nord. Après tout, c'est de bonne guerre. Il a réussi à me mettre dans son lit, à me baiser, et bien plus fort que je ne l'aurais voulu. Une sacrée partie de cul que celle qui nous a réunis tous les deux ! Mais… est-ce une raison pour croire que je peux en redemander ? C'est là que je le juge balaise et fort dans son entêtement. Il a su me faire raconter mon rêve de pluralité masculine venu, celui-là, du songe de cette femme qui se tient là, face à moi. Et aussi bizarrement, pourquoi ces chiffres et ce prénom me ramènent-ils à cette pensée ? Non. Non ! Je veux résister à un appel qui se fait déjà jour au fond de ce ventre qui ne demande qu'à être fouillé.

Pour arrêter d'y penser, il me faut mettre un autre sujet sur le tapis. Et Jeanne est là, grâce au permis de visite dont j'ai reçu l'approbation de la prison.

— Regarde, Pénélope ! Le dirlo de la prison m'autorise enfin à aller voir ma codétenue, Jeanne.
— Tu avais fait une demande ? Mais je croyais qu'elle devait sortir prochainement !
— Oui, mais on sait toujours quand on entre dans cette foutue baraque, jamais la bonne date pour la quitter. J'irai samedi après-midi pour une heure de parloir.
— Ça va pas te faire drôle de repasser les portes de la taule ?
— Si, peut-être… Mais Jeanne a été mon unique soutien quand j'étais en galère et je lui dois d'être assise en face de toi aujourd'hui. Je ne peux pas la laisser tomber. Et puis pour préparer son passage chez moi quelques jours, il est plus facile de discuter de vive voix.
— Chez toi ? Mais il n'est pas un peu petit, ton appartement ?
— Figure-toi que j'ai récupéré les clés de ma maison ; une équipe de nettoyage que m'a trouvée Marc a tout lavé : il n'y a plus de traces de ce qui s'est passé. Et je suis certaine que Pierre serait heureux que je revive dans ce qui fut notre nid.
— Tu me la feras découvrir un jour, ta belle maison ?
— Oui, oui ! Attends seulement que j'aie retrouvé mes marques. Et puis là, j'ai une chambre pour Jeanne. Pour toi et ton compagnon aussi si un jour vous avez envie de me rendre visite…
— Merci.
— Je peux te poser une question ?
— Ben oui. Pourquoi tu demandes ?
— Toi et Max… vous continuez vos… petits jeux ?
— Plus depuis que j'ai la trouille, mais il aime beaucoup, et je veux lui faire plaisir.
— C'est comment avec deux mecs ? Pour une femme, je veux dire ; ça se passe de quelle manière ?
— Oh… pour nous, parfaitement bien. Mais le type est un pote de Maxence, et nous nous connaissons depuis quelque temps. C'est donc venu tout naturellement. On dirait que ça t'intéresse ; vous y pensez avec ton Marc ?
— Non, pas vraiment. Je ne le vois plus tellement depuis un moment ; il est toujours pris par son taf…
— Il te manque ?
— Parfois, oui.

Sent-elle que ma réponse n'est pas très claire, mal assurée ? Il doit bien y avoir un peu de cela dans la moue étrange qui s'affiche sur son visage, mais elle se contente de baisser le nez et de reprendre son travail. Je dois faire la même chose. Ce qui nous amène rapidement à l'heure du déjeuner. Pénélope s'éclipse pour rejoindre son amoureux et je suis à nouveau seule. Mais je ne vais pas rester au bureau, non ! Je remonte les rues, fais un peu de lèche-vitrines. Mon esprit vagabonde loin, de l'autre côté de ces hauts murs où Jeanne doit aussi manger. J'imagine son plateau… et ça me coupe un appétit déjà peu important.

Mes pas me font errer sans but précis, et je finis par traîner dans le quartier du palais de justice. Là, comme un clin d'œil, le bar où j'ai rencontré le dénommé Jules. Me voici franchissant le seuil de cet établissement. Au zinc, quelques hommes seuls ; dans la salle, deux ou trois tables où des jeunes s'amusent et rient. Je me tasse dans le fond, dans un recoin, pour être tranquille. Un serveur fonce dans ma direction.

— Madame…
— Un Perrier-citron, s'il vous plaît. Vous faites des sandwichs ?
— Oui : jambon-beurre, ou fromage, au choix.
— Un jambon-beurre, s'il vous plaît.
— Tout de suite, Madame.

Le voilà de dos qui marche vers le bar. Quelques minutes plus tard, ma commande est sur la table ; je règle la note immédiatement. Je mange en silence, entourée par des bruits de bistrot. C'est au moment de remettre dans mon sac mon porte-monnaie que la carte de Jules ressurgit par hasard. Elle me poursuit, ou quoi ? Et elle est là, sur la table, sous mes doigts qui la tournent et la retournent. Qu'est-ce qui me prend ? Je ne vais pas rappeler ce type ! Zut alors, ce serait lui dire implicitement que je marche dans sa combine. Mais cette idée… elle me perturbe vraiment. J'ai beau me dire que c'est la plus grosse ânerie de la semaine, mon téléphone sort de ma veste.

Pas toute seule dans ma caboche évidemment, et je suis bien consciente que je me plonge une fois de plus dans un sac de nœuds. Rien que l'image devrait me faire chialer. Entêtée, je m'enfonce dans ce que je sais être une impasse avec une indicible conscience. Dix chiffres que d'un index je tapote, puis l'envoi vers la destination inconnue de mon appel. Une sonnerie, deux, et dès la troisième, la voix plutôt mâle de cet homme percute mon oreille :

— Allô !
— Bonjour. Vous êtes Jules ?
— Oui. À qui ai-je l'honneur ?
— Je ne vous ai donc pas laissé un souvenir si impérissable, je vois…
— Dites-moi votre prénom, s'il vous plaît ; votre timbre de voix ne m'est pas très familier…
— Laurence. Ça vous parle plus ?
— Oui : la nana qui rêve d'un plan avec deux mecs.
— Je vois. À part ça, qu'en avez-vous retenu d'autre ?
— Ben… un sacré bon coup ! Je crois qu'il est difficile de trouver mieux. Que devenez-vous ? Je n'avais plus vraiment d'espoir d'un appel de votre part ; je n'aurais pas parié un sou sur celui-là.
— Vous vous seriez trompé, vous voyez !
— Tant mieux alors. Toujours ce fantasme… assez simple, somme toute, à réaliser ?
— Pas plus que cela.
— Vous vous ennuyez peut-être ? Il y a du monde autour de vous ? Vous êtes dans un troquet ?
— Oui… le même que lors de notre rencontre.
— Mince alors ! Si j'avais su plus tôt… Je suis de l'autre côté de la ville, et pour revenir vers vous… ça va être l'heure de reprise des bureaux. Sauf si vous avez l'après-midi de libre.
— Non. Je ne vous appelais pas vraiment pour cela ; j'ai juste envie de ne pas être totalement isolée, et la seule voix qui m'est remontée à la mémoire, c'est la vôtre. J'ai trouvé votre numéro dans mon sac et me voici, par l'oreille, moins solitaire.
— Vous êtes une femme surprenante. Mais j'aime beaucoup cette manière de dire les choses telles que vous le faites. Demain peut-être ?
— Demain ? Pour quoi faire ?
— Je pourrais aussi me rendre disponible une partie de l'après-midi ; ça vous tenterait ?
— … Je… à brûle-pourpoint, là, je n'en ai aucune idée. C'est à réfléchir…
— Je dois cependant le savoir, pour annuler un ou deux rendez-vous. C'est à vous de décider.
— Pourquoi pas ? On se retrouve au Bar du Palais ?
— Je…
— Vers seize heures trente. Vous quittez votre poste dans ces eaux-là ?
— Oui, seize heures trente. Mais pourquoi ne pas nous donner rendez-vous directement à l'hôtel de notre première fois ? Vous êtes directe, Laurence. Avec vous, on est pas déçu. Une dernière question, je peux ?
— Oui, faites.
— Seul ou pas ?
— Quoi, seul ou pas ? Je ne saisis pas.
— Allons, vous n'allez pas me faire croire que vous n'avez pas compris le sens de ma question ! Répondez, je vous prie.
— Faites comme vous l'entendez ; à vous de décider. Je vous laisse le choix.
— Bien ! À demain, alors. Je vous embrasse.
— Moi aussi. Bises !

Et voilà ! L'art et la manière de se fourrer dans les ennuis. C'est moi dans toute ma splendeur. J'ai un grand coup de pompe après ce silence du téléphone. Zut, je regrette déjà cet appel et ce qui pourrait bien en découler. Un peu tard pour avoir peur ; je me traite de folle, de pute aussi. Racoler de cette façon, ce n'est pas permis ! Et je fais des moulinets avec mes bras ; je gesticule tant que le serveur prend pour un signe mes mouvements inconsidérés. Évidemment, il rapplique, et je me sens dans l'obligation de lui commander une boisson.

— Un café, s'il vous plaît.
— Bien, Madame.

Il se barre, et je suis pensive. Merde ! Et si demain Jules s'amène aussi avec un second inconnu ? Je fais quoi, moi ? Je me laisse baiser par les deux ? Quelle crétine, tout de même… Franchement, je suis nulle ! Mon caoua est là, et je touille sans mettre de sucre. Ça dure un bout de temps avant que je réagisse et avale par petites gorgées un expresso pratiquement froid. Je n'ai plus en tête que l'image possible d'un futur trop proche. Une envie de rappeler ou de laisser un message au bonhomme pour annuler notre rencard me traverse l'esprit. Ma caboche dit non, mais mes sens le contraire. Une bataille effrénée se livre sous ma tignasse, et j'abandonne purement et simplement l'idée de déranger à nouveau Jules.


Je referme le dossier sur lequel je bosse depuis une partie de la journée et j'arrête proprement mon ordinateur. Je suis au pied du mur : aller ou ne pas aller à ce rendez-vous débile que j'ai engagé hier ? Pénélope est déjà sur le parking. Me voyant partir vers le centre-ville, elle me fait signe.

— Tu veux que je te dépose en ville, Laurence ?
— Hein ? Pourquoi pas…
— J'y vais, de toute façon. Allez, viens !

Voilà qui m'évite de faire demi-tour et de fuir à toutes jambes. Une fois installée dans la voiture qui roule, je suis entraînée dans mes chimères. C'est rapide. Elle me largue au début de la voie piétonne, et machinalement je la traverse sans me préoccuper des badauds que je croise. Face à moi, le lieu où Jules doit déjà être arrivé. Le signal d'un SMS est tombé sur mon portable depuis plus d'une heure, mais je n'ai pas eu le courage d'y jeter un coup d'œil. Je sais de quoi il s'agit : du numéro de la chambre qu'il a louée un peu avant de m'appeler. Je n'ai donc plus d'autre alternative que de lire le message.

Laurence.
Chambre 118.
À tout de suite !
Bises. Jules.

Ça bout dans ma tête. Pendant que j'avance vers la porte, mon cœur bat si fort que je crois l'entendre. Les personnes que je croise doivent aussi percevoir ce boucan qu'il fait. Je peux encore filer. Mes guibolles sont en coton et je me sens toute molle. Trois ou quatre pas me séparent d'une suite dont je n'imagine pas vraiment ce qu'elle peut être. J'y vais, ou pas ? Je me parle toute seule. Décide-toi, ma vieille ! Et la sotte fait exactement le contraire de ce que lui dicte son cerveau. Il n'y a plus qu'une brume devant mes yeux alors que je franchis le seuil de mon destin. Le rez-de-chaussée, puis les escaliers qui mènent aux chambres de cent à cent-vingt.

Je gravis les marches. Ensuite, le long corridor plongé dans la pénombre m'en rappelle un autre. Une à une, je lis sur les portes les nombres qui sont à gauche pairs et à droite impairs. Cette fois, j'y suis : cent-dix-huit ! Porte anonyme à la poignée de laiton jaune brillant. La breloque dans ma poitrine fait un barouf insensé. Ma dernière chance d'échapper à ce que je pressens peut encore se saisir maintenant dans un demi-tour rapide. Et pourtant mon index en crochet vient frapper le volet de bois. Pas de réponse ; seulement la cloison qui pivote sur ses gonds. L'intérieur de la piaule est aussi sombre que le couloir.

Je fais une enjambée et me retrouve dans ce qui ressemble à l'endroit où je suis déjà venue avec l'inconnu. Je n'ai pas besoin de repousser le battant : un groom mécanique s'en charge. Je suis plantée près de la douche, à un mètre cinquante d'un lit dont je ne devine pas les contours. Jules est-il là ? Sans doute, puisqu'il a ouvert sans un mot dès que j'ai frappé. Une main. Elle rampe sur mon épaule, puis sans heurt me pousse vers le centre de la pièce. Sur ma poitrine, la paluche se promène tandis que je suis tétanisée.

Pourquoi ne me rassure-t-il pas avec une parole ? Il se contente de me caresser ? Pas vraiment, non plus. Non, il me retire ma veste, ouvre mon chemisier, toujours dans un silence de mort. Il cherche à tâtons le système de fermeture de la jupe de mon tailleur. C'est long avant que je ressente le relâchement du tissu au niveau de la ceinture ; la corolle glisse sur mes chevilles. Et enfin il se décide. Je me sens attirée contre sa grande carcasse. Un baiser pour enflammer mes sens tellement exacerbés que je réponds à sa pelle avec une sorte de soulagement. Nos langues renouent une amitié qu'elles n'ont pas oubliée.

Sa position lui permet de dégrafer de mon soutien-gorge. Cette opération réussie, la patte qui vient de désolidariser les deux liens de ce sous-vêtement file directement sur mes reins. Ma culotte est sa cible. D'abord les doigts s'immiscent entre dentelle et peau, sur mes fesses : c'est pour mieux faire descendre sur mes gambettes ce triangle fin qui ne couvre plus rien. Je suis mise à poil en quelques instants ! Nos bouches ne se sont pas vraiment quittées, et du poids de son corps, il pèse sur moi, m'obligeant à reculer. Contre mes mollets, le bord de la couche où il a bien l'intention de m'étendre.

Mais ne suis-je pas venue pour cela ? Donc plus de résistance, et je me laisse allonger sur le plumard. Et là, à ma grande surprise… un autre corps s'y trouve déjà ! Mon cœur va se décrocher à coup sûr ; je vais mourir de trouille ! Pas le temps de penser : deux autres pattes anonymes sont sur la peau d'endroits qu'elles peuvent tripoter. C'est incroyable aussi combien ça me fait mouiller… La suite se déroule dans un flou artistique qui me laisse pantoise. Deux bouches, quatre mains pour un festival de caresses. Je me sens câlinée partout. Mes cuisses sont écartelées, et deux baisers simultanés viennent prendre le haut et le bas.

Qui fait quoi ? Bien difficile à dire. Dans cette nuit qui nous entoure, je ne tiens pas à savoir. Et j'apprécie même cette langue qui me lèche le sexe alors qu'une queue se déplace vigoureusement en lui. Un duo de caresses bien rôdé. Ces deux-là sont comme larrons en foire ; je suis prise, reprise… alors comment ne pas jouir de cette situation où je suis le jouet de ces affamés ? Ils ne parlent pas, se contentant de me posséder avec un brio qui ne se dément pas. Ils intervertissent les rôles, et je ne suis plus qu'un immense champ de bataille pour deux bites en rut. Je suce tantôt l'un, tantôt l'autre sans distinction. Et je ne calcule plus rien.

Tout se déroule sans violence, entre « amis ». Mon corps est servi, et ces messieurs me comblent vraiment. À aucun moment une pensée pour Marc ne vient gâcher mon plaisir. J'ai orgasme sur orgasme, et mes plaintes sont toutes des suppliques à la continuité des opérations entreprises par mes deux amants. Je ne renâcle pas, et suis même heureuse de me sentir attirée sur le ventre de l'un pendant que l'autre passe derrière moi. Et lorsqu'ils me pénètrent les deux, je ne suis pas loin de l'évanouissement tant j'apprécie la fête.

Pas de sodomie pour l'instant, mais l'impression qu'une énorme bite me prend. Les deux en même temps dans ma chatte me portent aux nues. Je suis leur chose, je suis un pantin, une poupée dont ils usent, abusent avec mon consentement tacite. Et je me pâme dans les bras de ces deux loustics qui s'en donnent à cœur joie. Vient un léger fléchissement de leur forme ; à moins que ce ne soit éreintant de rester dans une telle position ? Quand celui qui se tient au-dessus ressort, je me sens moins remplie ; mais c'est pour mieux revenir, pas tout à fait au même endroit. Je suis la première à remuer ma croupe pour faciliter l'abordage, et les va-et-vient reprennent de plus belle. Je voulais savoir… eh bien je sais !

Il fait nuit lorsque je regagne mon appartement. J'ai le dos en compote, les reins douloureux. De mes deux baiseurs, je n'ai pas vu les traits. Jules, je sais qui il est ; mais son acolyte ? Je peux le croiser dans la rue sans jamais le reconnaître. Du coup, je comprends mieux Pénélope qui dit aimer ce genre de galipettes : il est certain que toutes les sensations sont multipliées par dix et que j'ai joui sans arrêt. Mais un fantasme réalisé est un fantasme mort. En cache-t-il d'autres ? Je n'en sais foutre rien, et je ne suis pas pour cette fin de soirée en mesure de penser à cela d'une manière sereine.

Une bonne nuit de sommeil et je pourrai revisiter cela plus calmement. Ma mémoire en tirera sans doute des conclusions. Mon cerveau, lui, ne veut plus fonctionner alors je plonge dans un sommeil sans rêves. La seule chose que je sais, c'est que je suis devenue une fieffée salope ! Comment expliquer ce déferlement de sexe que réclame mon corps ? Est-ce que celui-ci va se satisfaire de ce que je lui donne ? Aucune certitude, et de toute façon il n'est plus temps de songer à ce genre d'argument. Dormir… dormir, et demain sera une autre journée.
Jeanne m'accompagne d'un coup alors que je plonge dans un abîme réparateur.


La file d'attente est longue. Des hommes, en majorité, lesquels tiennent des sacs transparents remplis de fringues bien pliées. Des maris, des frères, des enfants qui viennent en visite voir une femme détenue. C'est à mon tour d'avancer dans le hall d'entrée et de passer sous un détecteur de métaux identique à ceux des aéroports. J'ai retiré mon alliance, ma montre et ma chaîne de cou. Sur ma gauche, un tapis roulant au milieu duquel un contrôleur de bagages voit défiler les sachets de vêtements. Comme je n'en ai pas, ça va plus vite pour mon cas. Une fois toute la fournée passée au crible, que tous sont clean, nous sommes guidés vers les « parloirs familles ». Je me doute bien que Jeanne est fouillée dans une salle prévue à cet effet.

Je suis donc dans un minuscule box, avec deux sièges fixés au sol et une table. Par la porte vitrée, je la vois qui me cherche des yeux. Elle me fait un signe de la main et la matonne lui ouvre ma cabine. Nous restons un long moment face à face, hébétées de nous revoir. Elle rompt enfin le silence :

— Laurence, si tu savais comme ça me fait plaisir…
— Et à moi donc ! Oh, Jeanne ! Pas une seule journée ne se passe sans que je pense à toi. Je n'ai rien oublié, tu sais.
— C'est difficile de revenir à une vie « normale » ?

Ces paroles ne sont pas une affirmation, mais bien une vraie question. Elle voudrait savoir, mais qu'ai-je à lui opposer, moi qui ne suis toujours pas bien dans mes godasses ? Je lui bredouille des banalités, pas rassurantes en fait.

— On s'y fait. Et puis je vais te préparer une chambre dans ma maison : tu vas être comme un coq en pâte.

Je pars dans une envolée de phrases pour lui dire qu'elle est la bienvenue, que moi aussi je suis impatiente de la voir chez moi. Notre conversation tourne uniquement sur les conditions de sa sortie, et elle sourit ; je ne me sens pourtant pas moins inquiète. Bizarre, cette idée qui s'accroche au fond de mon crâne, celle de me dire que sous son sourire se cache une tout autre réalité, que sa peur de liberté est plus forte que son désir d'air pur et sans barreaux. Pourquoi ne puis-je tout au long de notre heure de parlote me défaire de ce pressentiment ? Jeanne, ma Jeanne dont les yeux lancent des éclairs à chacune de mes descriptions de l'endroit où elle va vivre… dans quelques jours.

Pourquoi ai-je l'impression que ces prunelles-là se voilent plus qu'elles ne s'éclairent ? La sonnerie qui résonne dans les cabines signe la fin de notre dialogue. Déchirant instant que celui de nous retrouver seules, face à une immensité de silence. Je la vois qui baisse la tête, et le clin d'œil qu'elle m'envoie quand la gardienne ouvre la porte de notre box, il a un goût d'adieu. Pourquoi ? Je traîne dans les rues ; pas envie de rentrer chez moi, pas envie de parler. Je tiens juste à marcher. Dans une foule anonyme, dans la voie piétonne où personne ne me connaît, c'est avec Jeanne que je veux rester, le plus longtemps possible. Et qui dit Jeanne dit cellule… j'y replonge avec amertume.

Les jours suivants, je ne suis plus qu'une ombre. Je gravite entre le fantôme de Pierre et le souvenir des jours sombres passés avec cette Jeanne pour qui je me fais du souci. Je m'installe dans la maison, celle d'un bonheur passé qui ne reviendra plus. J'ai beau me dire que notre amour était mort, j'ai encore une infinie tendresse pour ce mari dont je revois le corps étendu dans le salon. Cette pièce est désormais close et je n'y mets plus les pieds. Ma collègue vient certains soirs pour passer un peu de temps ici et m'aider à surmonter mon retour dans ces lieux où j'ai vécu autant de beaux moments que de mauvais.

Elle est plus enjouée depuis qu'elle sait que sa tumeur n'est pas maligne ; juste une saloperie de kyste qui lui a bien mis le bourdon. J'admets que moi aussi je suis soulagée de la savoir mieux. Les jours qui passent nous soudent plus que je ne l'aurais imaginé. Il ne reste que neuf jours avant l'élargissement de Jeanne. Je suis allée encore deux fois la visiter au parloir. Pas moyen de savoir si dans sa tête ça tourne rond. Elle le dit, mais le pense-t-elle vraiment ? Tout est prêt pour l'accueillir dans une chambre remise à neuf pour son arrivée imminente.

Marc ne vient plus : il a décidé que son travail passait avant tout. Je n'ai pas eu mon mot à dire, et je dois accepter cette situation. Reste Jules. Mais lui, c'est une tout autre histoire. Il n'y a entre lui et moi aucun sentiment. C'est purement sexuel. Je crois que ça ne fonctionne que pour cette raison. Nous n'avons et n'aurons jamais aucun projet commun. Il est là pour me permettre d'assouvir certaines de mes pulsions, et il organise toujours des rendez-vous coquins dans ce qui est devenu « notre hôtel ». Je ne le rencontre pas régulièrement, mais c'est toujours intense. Seul, ou avec son « ami » dont je ne sais pas le visage, nous avons nos heures de gloire.

La vie avance… et Louise est satisfaite de mon travail. J'ai eu une augmentation de salaire ; alors de quoi devrais-je me plaindre ?

« L'espoir fait vivre. » : si je savais l'imbécile qui a écrit cette connerie ! Les miens d'espoirs me font juste végéter. Pourtant, ce matin je ne suis pas au taf, non : je fais les cent pas devant la fameuse porte verte de la taule. Une heure déjà que nous guettons avec Célia Ducard la frimousse de celle qui doit sortir. Le ciel est gris, bas, en deuil dirait-on. Je n'ai pas pu me résigner à attendre dans la voiture avec l'avocate ; trop fébrile, trop énervée. Dans mon champ de vision, l'ouverture lente, agaçante du lourd panneau de métal, et une frêle silhouette voûtée avec à la main une vieille valise hors d'âge : Jeanne.

Une nouvelle existence qui recommence là, sur le parvis de la grande maison. Elle avance vers moi avec des pas mal assurés ; comme à regret, elle quitte son enfer. Mais notre avenir est-il meilleur ? Plus brillant que ces heures que la justice nous a volées ? Une étreinte, un bisou, et nous marchons vers demain, elle et moi. Oh, Jeanne ! J'ai envie de te crier toute mon amitié. Saurai-je te rendre cette aide reçue au pire moment de mon existence ? Je ne sais pas… mais je veux essayer. Et la voiture de maître Ducard nous embarque. Nous voici de nouveau dans la même galère ; ramons ensemble !

(Fin de la première saison)