Les heures heureuses

Volet III / Partie 1

Ça va dans mon emploi tout neuf. Pénélope – ma collègue – est sympathique, et lorsqu'il m'arrive d'avoir besoin d'un coup de main, elle est là. Elle gère et en même temps me montre les trucs et les ficelles du boulot. Nous nous accordons bien au bureau. Je suis aux anges. Quant à ma patronne, nous ne la voyons que rarement : elle est toujours en vadrouille, et ses rares passages à l'agence sont toujours pour récupérer un papier, un dossier. Tout va bien, donc, côté professionnel, et je coule avec Marc des jours plutôt heureux. Chacun chez soi pour l'instant, puisque déontologiquement il ne devrait pas « fricoter » avec une personne mise en examen. Je dois souligner que les soirées que nous partageons sont… torrides.

Je quitte mon job à seize heures du lundi au vendredi, ce qui me laisse les fins de semaine libres alors que mon flic de petit copain n'a pas forcément des horaires aussi sculptés, aussi figés. Mais je me fais un vrai plaisir, ce dimanche à midi, d'avoir à ma table Marc, mais également celle avec qui je travaille. Je tiens par cette invitation à la remercier de son aide précieuse, et comme elle vit en couple, eh bien son compagnon est de la charrette. Plus on est de fous… le proverbe est connu. Donc je mitonne depuis le milieu de la matinée un repas digne de ce nom. Ça embaume la nourriture dans la cuisine, et je suis assez fière de ce que j'ai préparé. Il est midi moins le quart quand Marc arrive. Toujours frais, bien sapé, il précède de peu mes deux autres invités.

De suite le courant semble bien passer entre les deux mecs ; Maxence, c'est le prénom du pote ou ami de ma collègue. Ils sont tous les deux sur le canapé alors que Marc sert un apéro à tout le monde, un bon crémant auquel il adjoint une crème de framboise. Et la bonne blague du jour vient de la bouche de Pénélope, qui en rit d'avance en demandant à Marc et Max – mais également à moi aussi – si nous savons ce qu'est une bouteille de crémant vide. Bien entendu, nous donnons notre langue au chat et… en éclatant de rire, elle nous jette tout de go :

— Ben, c'est de l'ex-crémant !
— C'est malin, Pénélope…

Son Max la reprend alors que Marc et moi rigolons de son bon mot.

— Pff ! Max, un peu d'humour ne peut pas faire de mal. Mon Dieu, j'espère que ton Marc sait un peu rire de temps en temps, Laurence.

Sentant que ça peut mal tourner, j'invite ma consœur à venir à la cuisine pour dresser la table. Elle me suit avec une moue dubitative.

— Je ne sais pas ce qu'il a depuis quelque temps ; il devient invivable. Tu as de la chance : Marc et toi avez l'air de bien vous entendre. Vous êtes ensemble depuis longtemps ?
— Nous sortons ensemble, mais nous vivons chacun dans notre appartement. Tu vois, ça évite des désagréments.
— Et tu n'as pas peur qu'il aille voir ailleurs ? Moi, je ne vivrais pas si…
— Bof ! Tu sais, il est très pris par son boulot, et puis… si ça doit arriver, on ne peut pas vraiment l'empêcher. Alors…
— Tu es si sûre de toi. Il fait quel boulot, ton Marc ?
— Il est policier.
— Flic ? Non… tu sors avec un flic ?
— Qu'est-ce qui te paraît si étrange dans cela ?
— Ben… je ne sais pas… j'ai lu dans un journal ce qui t'est arrivé, et…
— Je n'ai pas envie de parler de ça ; pas aujourd'hui en tout cas. D'accord ?
— Je respecte… Bien sûr, suis-je bête ! C'est idiot comme réflexion.
— Alors n'en parlons plus, Pénélope. Je tiens à te remercier de ton aide au bureau.
— Tu es douée, et dans quelques semaines tu navigueras toute seule dans l'ordinateur et les dossiers. C'est juste une mise en route.

Je la sens gênée par sa bourde. Mais il est aussi temps de demander à mon monde de passer à la mangeaille. Les deux hommes ont rapidement les pieds sous la table et semblent copains comme cochons. Tant mieux ! Mais ma collègue, elle, ne se remet pas tout à fait de savoir où travaille Marc. Du coup elle est tendue, mal à l'aise, et son attitude n'échappe pas à l'œil exercé de mon ami. Je fais comme si de rien n'était, et notre déjeuner est un moment très agréable ; de l'entrée au dessert, tous apprécient vivement. Mais Pénélope est pressée de rentrer chez elle à l'issue de notre repas. Bon, je ne vais pas me mettre martel en tête ; je peux comprendre sa réaction. Savoir que la femme qui l'a invitée à sa table a fait quelques mois de placard, et apprendre du coup qu'elle couche avec un keuf peut être déstabilisant. Donc pas question de me formaliser de ce départ que j'ai senti précipité. Marc, lui, est plus incisif et tient à savoir ce qui a mis cette nana dans un tel état. Je n'en sais fichtre rien, et ce n'est pas vraiment mon problème. Il m'aide donc à desservir, à faire aussi la vaisselle, et puis… la suite est plutôt chaude et intime. De quoi nous redonner un équilibre un peu perdu par l'attitude de la copine de Maxence.

Après notre partie prolongée de bête à deux dos, de quoi nous vider la tête, nous flânons un peu dans ma couche. Il est heureux également, alors tout est bien dans un monde rêvé. J'adore les moments de paix et de silence après l'amour, et il a très vite su que j'en avais vraiment besoin ; il est donc très respectueux de ceux-là. Mais dès que j'ouvre la bouche, il me pose une question que je ne pige pas :

— Connais-tu une fille, une femme prénommée Christine ou Christiane ?
— Non. Je devrais ? Pourquoi cette demande ?
— Non, non, pour rien. Une idée qui vient de me traverser l'esprit.
— Ah bon ? C'est tout ?
— Oui… enfin, non. Tu veux savoir ?
— Oui.
— J'ai encore et toujours envie de toi ; viens, ma puce !
— …

Nous voici de nouveau lancés dans une étreinte qui me donne très, très chaud. Comment fait-il pour être toujours aussi flambant ? Je ne crache pas sur un second round, alors j'y prends un infini plaisir, bien que souvent le feu du premier « ramonage » ne soit pas souvent égalé. Là, c'est donc le cas, sans que ce soit vraiment déplaisant. Relaxés et détendus, nous nous endormons ensemble.

Au petit matin, il file vers son commissariat, et moi je me prépare à me rendre au bureau. Peut-être aurai-je le fin mot de l'histoire du départ rapide de mes invités dominicaux. Ça ne me gêne pas vraiment, mais autant que les choses soient claires ; si j'ai fait ou dit un truc qu'elle n'a pas encaissé, autant que je sache de quoi il retourne.

Pénélope est arrivée avant moi, et elle lève à peine le museau de son écran lors de mon arrivée. Je vais au-devant d'elle pour lui faire le bisou de « bonjour », un rituel confraternel qui s'est instauré presque immédiatement, dès le premier jour, et qui me convient. Elle devient rouge comme une pivoine.

— Bonjour, Pénélope. J'ai fait ou dit une monstruosité pour que vous filiez aussi vite, hier ?
— Non, non, je t'assure. Mais bon… Maxence a déjà eu quelques soucis avec la police, et… côtoyé ton ami.
— Apparemment, ils n'avaient pas l'air d'être ennemis ou de se détester autant que tu veux bien le croire.
— Oui, c'est vrai ; je vois tout en noir depuis un moment. J'ai parfois aussi peur qu'il replonge dans ses conneries. Et le mot prison, dans mon esprit, c'est quelque chose de terrible.
— Ben… ce n'est pas une maladie qui se refile ou se transmet. Et puis, tu sais, je n'ai rien à voir dans ce dont on m'a accusée. Ça arrive peut-être plus qu'on ne le pense, ce genre de catastrophe. C'est pas rose, là-bas ; je peux te l'assurer.
— Un jour… peut-être que…
— Que quoi, ma belle ? Tu as quelque chose à me dire ou demander ?
— Un jour, tu pourrais peut-être lui raconter comment ça se passe dans une cellule, pour lui faire passer le goût de prendre des risques. Lui foutre la trouille de s'y voir enfermé.
— Et c'est quoi, le genre de « problèmes » qu'il a, ton ami ?
— Oh… il se fait un peu de fric en vendant des saloperies…
— De la drogue, tu veux dire ? T'es sérieuse, là ? Il en prend ?
— Non. Plus depuis que nous sommes ensemble. Enfin, je veux l'espérer et le croire, surtout. C'est possible, tu penses ?
— Quoi ? Qu'est-ce qui est possible ou pas, Pénélope ?
— De lui toucher deux mots sur la vie en taule.
— Ah ! Ce ne sont pas que de bons souvenirs pour moi, tu sais. Enfin, si tu y tiens…
— On en reparle donc ? Un jour ou ton ami flic ne sera pas là ?
— Marc te fait si peur que ça ? Tu sais, il m'a aidée à m'en sortir. Après quelques mois passés dans cette boite… plus rien n'est comme avant. Et ça ne le sera plus jamais.
— D'accord, alors ?
— Pour lui en toucher quelques mots ? Oui, bien entendu, si ça peut arranger tes affaires… Bon on bosse un peu. Il y a beaucoup de messages ce matin ?
— Un ou deux. Je suis sur le cas Miller, un type qui en reculant a démoli le muret de son voisin. Pff… Il y en a, je te jure ! Il avait peut-être bu un coup… Enfin, celui-là est à jour de ses mensualités. Le dossier que je t'ai laissé va te donner plus de fil à retordre : il s'agit d'un contentieux avec le client. Une lettre de relance, quoi.
— D'accord. Il y a des lettres-types pour ce genre de problème ?
— Oui… Dis donc, tu deviens bonne, Laurence !
— Oui ?
— Merci pour ton déjeuner, et puis pour notre discussion, là, ce matin.
— …

Je lui souris. Elle fait de même, et nous voici le nez plongé dans notre travail. Je repense sans rien dire à ces camées de la taule… et à ma vieille amie Jeanne. Nos échanges épistolaires sont toujours d'actualité. Dans ses courriers, je la sens très déprimée ; si je n'étais pas en provisoire, je ferais une demande de permis de visite. Mais avec cette foutue justice, pas moyen de retourner dans cette maison puisqu'aux yeux de la loi, je ne suis pas encore blanchie. Je songe donc que puisque j'ai un vrai boulot, je vais pouvoir lui envoyer un peu de thune ; au moins aura-t-elle un peu de douceur dans son univers sombre. Aussi con que ça puisse paraître, elle me manque pour de bon.

À l'heure du déjeuner, ma collègue s'éclipse pour aller rejoindre son loustic. Moi, je devais retrouver Marc à notre petit restaurant, mais un SMS m'a appris dans la matinée qu'il ne peut pas se dégager d'une affaire en cours. Il ne me parle jamais de boulot, et je ne lui rapporte pas non plus les informations que je glane parfois au bureau. Chacun son petit jardin secret. Il pleut, et pour aller sur un banc du parc avaler un sandwich, c'est foutu. Alors je ferme la porte du bureau et casse la croûte gentiment. C'est tristounet de déjeuner à la va-vite, sur le pouce, toute seule. Dès ma dernière bouchée avalée, une envie pressante m'oblige à me rendre aux toilettes.

De cet endroit, il me semble percevoir un drôle de bruit. Quelqu'un est entré dans l'agence ? Mais la porte principale est pourtant fermée à clé… alors ce ne peut être que ma collègue, ou ma patronne. Précautionneusement, je sors du petit coin ; les voix qui me parviennent, étouffées, arrivent du bureau de Louise Ravia. Ma boss est donc dans la place ? Mince ! Ce n'est pas trop autorisé de manger sur son lieu de travail. Mais les sons qui montent de la pièce ne semblent pas être très… normaux. La porte est entrouverte, et ce sont plus des gloussements que des paroles que je perçois. Mince alors… Oui, il y a un type avec elle. Je ne le vois que de dos ; il est en costard.

Et ce qu'ils trafiquent tous les deux ne souffre d'aucun doute : le pantalon du mec est tombé sur ses chevilles, quant à madame Ravia – pour le peu que je vois d'elle – je trouve la situation, comment dire ? embarrassante pour moi. Louise est debout, appuyée à son bureau, et les contours de sa jupe (ou robe, difficile à dire) laissent voir des plages de chair pâle. Ses cuisses sont largement écartées, et d'après les mouvements du bonhomme derrière elle, à en juger par leurs larges amplitudes, il ne fait pas que de la figuration. Ces deux-là, se croyant seuls au monde, s'envoient donc en l'air sans aucune précaution. Mais c'est vrai aussi qu'à cette heure du déjeuner, la boîte est ordinairement vide.

Si je n'ai qu'une image partielle du tableau, j'ai cette fois le son. Et c'est cocasse : elle lui hurle des mots à écorcher de chastes oreilles ; elle réclame, guide, mène la barque de ces amours bestiales. Apparemment, le mec se laisse aller au rythme que ma patronne lui impose. Si elle est possédée, c'est pourtant bien elle qui commande. Et je suis là comme une idiote à suivre à quelques pas des ébats qui ne me concernent pas vraiment. Bon, je dois me replier. Mais où me cacher ? J'ai bien peur qu'elle ne fonce aux toilettes après leurs grandes manœuvres, et si je vais dans le bureau où je travaille, ils risquent de me découvrir en sortant.

Reste le local des archives, unique refuge où me planquer en attendant que le rodéo de Louise et de son galant prenne fin. Qu'ils filent aussi. Sans blague, ce gars est une véritable bête : leur accouplement dure encore et encore. J'ouïs les cris, les gémissements de la mère Ravia, et le temps de la pause s'amenuise de plus en plus. Une chance que mon casse-croûte soit entièrement dévoré, parce que je ne sais pas quand j'aurais pu le manger. Et ce n'est que quelques minutes avant la reprise de nos postes que les deux-là, vêtements remis correctement, sortent sans se donner la main. Je peux donc revenir à mon ordinateur avec des palpitations dans la poitrine.

Ce que j'ai vu, entendu et surpris, je ne peux pas dire que ça m'a laissée indifférente, non ! Je dois donc calmer ce cœur qui s'affole dans sa cage. Respiration contrôlée, j'essaie de penser à un truc désagréable ; les fouilles des matonnes font office de défouloir, voilà. Pénélope qui revient me voit donc sagement assise à tapoter sur mon clavier. Elle a l'air elle aussi joyeuse.

— Eh bien, Laurence, tu fais du zèle ? On ne sera pas plus payées pour autant. Comment tu fais pour ne pas être mouillée alors qu'il pleut comme vache qui pisse, dehors ?
— Oh, Marc était pressé et il m'a déposée devant la porte.
— Ouais… Méfie-toi en revenant ici à l'improviste : Louise aussi repasse parfois par son bureau. Je ne sais pas trop ce qu'elle y fabrique, mais ça lui arrive de temps en temps.

Je regarde ma collègue ; pas question de lui rapporter ce que notre patronne « fabrique », comme elle le dit si bien. Chacun fait ce qu'il veut de son derrière ; ça vaut aussi pour madame Ravia. Notre journée de travail s'achève sans que je revoie ma boss. Vers quinze heures, c'est Pénélope à son poste qui reçoit un appel téléphonique. Visiblement, c'est personnel, aussi elle s'éclipse pour répondre à son correspondant. À son retour elle hésite, puis s'approche de moi. Je sens qu'elle veut engager la conversation.

— Ça tient toujours ce dont nous avons parlé ce matin ?
— … ?
— Oui, parler de ce qu'est la prison avec Maxence…
— Je n'ai qu'une parole.
— Ce soir, ça t'irait ?
— Ben… mais le lundi, tu ne vas pas à tes cours de danse ?
— Si… mais je ne tiens pas à écouter ça. Et ce serait juste parfait. Il passe nous prendre tout à l'heure, on boit un coup à la maison, je me prépare pour mon cours, et vous en profitez pour… discuter de prison tous les deux.
— Mais… tu crois que…
— Oh ! Tu as peur de lui ? Ne crains rien, il n'est pas du genre à te sauter dessus.
— Quand même… Me laisser toute seule chez toi avec ton mec, c'est pas un peu… limite, ça ?
— J'ai confiance… en toi.
— … ? D'accord, alors, mais je suis un peu perplexe : tu es bien certaine que c'est ce que tu veux ? Tu attends quoi de moi, au juste ?
— Rien de plus que ce dont nous avons parlé. Vraiment.

Je la regarde. Elle est toute rouge, comme prise en faute. Qu'est-ce qu'il lui arrive, bon sang ? Et puis zut, il est déjà temps pour nous de ranger nos bureaux, d'éteindre nos ordinateurs. J'ai seulement passé ma veste que déjà la bouille souriante de son Max est dans l'encadrement de la porte.

— Ça va, Mesdames ? Salut, Laurence. Marc va bien ?
— Ouais. Enfin, quand je l'ai laissé, il allait bien ; je ne l'ai pas revu depuis le déjeuner.
— Il paraît que tu viens passer un moment à la maison ?
— C'est à la demande de ta femme.
— Alors, si tu as la bénédiction de Pénélope…

Et il se met à rigoler. Les joues de ma collègue ne décolorent plus. Cramoisies, oui ! C'est exactement ça ! Nous lourdons l'agence, et nous voici tous les trois dans la bagnole du petit copain de celle qui travaille avec moi. Assise sur le siège arrière, je sens les fréquents regards du chauffeur dans son rétroviseur intérieur. Serait-ce pour scruter d'éventuelles voitures suiveuses ? J'ai un gros doute. Qu'est-ce que ces deux-là mijotent ? Je me tasse le plus possible dans l'angle derrière le siège du conducteur. À plusieurs reprises, la passagère avant a un geste assez étrange ; il me faut un bon moment pour me rendre compte que de sa main gauche elle repousse les avances de son bonhomme. Oui, Max tente de lui passer les pattes sur les cuisses tout en conduisant. Pas très prudent, le gaillard, et pas clean pour moi. Ils ne vont pas eux aussi me faire devenir voyeuse une deuxième fois dans la journée ? Je me demande ce que je fiche là.

Après avoir louvoyé dans le flot de la sortie des bureaux, nous sommes désormais sur une nationale assez fluide. Je n'ai pas pensé à cela. Comment vais-je rentrer chez moi lorsque le cours de danse moderne de Pénélope sera fini ? Je me hasarde à poser la question :

— Dis-moi, Pénélope, vous me ramènerez chez moi quand tu rentreras ?

C'est son mec qui répond pour elle :

— Oui, on ne va pas te mettre à la rue ! Allons, tu es notre invitée.

Après tout, c'est moi qui me suis encore fourrée dans cette galère, et je suis grande. Donc j'assume mes actes. Mais cette histoire n'est pas claire du tout. De plus, je crois bien que les deux passagers avant ne cherchent plus à se cacher : ma collègue ne repousse plus la énième tentative de pelotage de la part de son Max et elle tourne son visage de temps en temps vers l'endroit où je suis assise. Lorsque lui s'en aperçoit, il lui lance sans gêne une phrase qui me retire tout doute :

— Ne t'inquiète pas, Pénélope ; tu peux être sûre que ta copine Laurence aussi se laisse cajoler par son Marc. Hein, Laurence, que j'ai raison ? Il aime ça, ton mâle ?
— …
— Arrête, Maxence. Tu la mets mal à l'aise.
— Oh, ne crois pas ça, ma chérie. Je suis certain du contraire : elle aime ça, et j'ai le nez pour ce genre de truc. Dis-nous, Laurence… il te baise bien, ton homme ?
— Ça ne va pas, la tête ? C'est quoi votre plan, là ? Pourquoi tu m'as invitée, Pénélope ?
— Mais bon sang, Max… tu deviens cinglé ou quoi ? Ça va mal finir, tes histoires. Je voulais que la femme de Marc te dise un peu comment c'est une taule, que tu voies à quoi tu t'exposes quand tu vends de la merde… mais j'en ai marre de tes conneries. Tu peux foutre le camp si tu veux. Je ne veux pas avoir d'ennuis avec mon amie pour tes beaux yeux. C'est du grand n'importe quoi. Alors tu nous ramènes à la maison et tu te tires !
— Mais… je croyais, nous en avions parlé, d'une soirée avec une femme, Pénélope… Ce n'est pas avec Laurence que tu veux faire ça ?
— Nous aurions pu, mais tu es pire qu'un chien en chaleur. Et dire que je m'inquiète à longueur de journée… Tu ne songes qu'à tes petits caprices, qu'à tes conneries. Cette fois, tu as dépassé les bornes !
— Enfin, mon ange… qu'est-ce qui te prend ? Tu ne peux pas me faire ça, pas maintenant !
— Tu n'es qu'un sale type. Tu sais ce qu'il fait, celui que depuis hier tu appelles « mon pote Marc » ? Hein, tu sais dans quoi il bosse, Marc ?
— Non… mais il est sympa, et je ne vois pas ce que ça vient faire là.
— Il est flic ! F.L.I.C. ! Tu entends ? Policier ! Alors, tu bandes toujours pour sa femme, imbécile ?

La voiture fait une embardée. Maxence se tait, puis il bredouille quelques paroles inaudibles. Enfin il reprend ses esprits :

— C'est vrai, Laurence ? Il est keuf, ton man ?
— Ça change quoi ? Tu es allergique aux policiers ?
— Ben… disons que je ne suis pas toujours blanc-blanc.
— Je ne suis pas une balance non plus. Mais toi, Pénélope, tu aurais pu m'annoncer la couleur avant de me mêler à vos affaires de cul. Je ne suis pas spécialement partante pour un plan de ce genre. C'est du bidon, donc, ta sortie du lundi soir aux cours de danse ?
— Non… enfin, pour ce soir, oui : il n'y en a pas de prévu ce lundi.
— Et tu comptais faire quoi ? Te planquer dans un coin pour nous suivre pendant que nous enfilerions des perles ?
— Ben… je ne suis pas aussi… je veux dire que je n'en sais rien. Je ne prémédite pas des choses pareilles. C'est lui qui décide de ces moments où… tu vois ?
— Parce qu'il y a eu des précédents ?
— Jamais avec une femme. Parfois, oui, mais avec un complice.
— Tu partouzes avec deux mecs, toi ?
— Attends, Laurence ; Pénélope ne te raconte pas tout. J'aime la voir avec un autre que moi ; je ne participe pas. Les types ne savent pas que je suis là à les observer.
— … ? Quoi ? Mais c'est un peu pourri comme plan, non ?
— Elle aime ça, et je t'avoue que moi aussi. Et pour une fois, je voulais que nous inversions les rôles. À mon tour, quoi, de prendre un peu de plaisir avec une autre qu'elle. C'est vrai que tu me plais ; mais la femme d'un flic… il y a de quoi flipper.
— … ? Vous êtes quand même bien tordus tous les deux ! Il faut être sacrément pervers pour penser à des trucs de ce style…
— Tu parles, tu parles sans connaître. Alors ne nous juge pas, veux-tu ?
— … Pénélope… pourquoi as-tu pensé à moi pour tes délires de grosse salope ?
— C'est pas elle : c'est moi qui ai suggéré et elle m'obéit. Souvent.
— Je vois…
— De toute façon, c'est terminé. Il va prendre ses cliques et ses claques et me débarrasser le plancher. J'en ai marre de trembler tous les soirs en imaginant le pire… Qu'il aille se faire pendre ailleurs. Et s'il finit en taule, ce qui ne manquera pas d'arriver, au moins j'aurai la paix !

Elle s'énerve, et je la devine enragée. Nous sommes désormais sur un petit chemin au bout duquel une unique maison nous fait face. Est-ce que j'ai raté un épisode depuis ma descente aux enfers ? À croire que tous les pervers du monde se donnent rendez-vous dans ma sphère proche… Entre ma patronne qui bourrique dans son bureau pendant les pauses déjeuner et cette amie toute neuve qui obéit au doigt et à l'œil de son loulou… qu'est-ce que je fiche là ? Zut alors ! Parce que le pire de cette affaire, c'est que je me sens très… excitée par cette manière peu orthodoxe de vivre sa sexualité. Je me demande un court instant ce que j'aurais fait si ce con d'Éric m'avait un jour demandé de le suivre sur une telle pente.

Nous sommes maintenant devant la maison du couple. Bon, je ne sais plus trop sur quel pied danser. Entrer, c'est m'exposer à ce qu'ils prennent cela pour un accord tacite. Dire non, c'est m'assurer une longue marche pour rentrer chez moi. Ils ont l'air de s'être rabibochés et ils attendent sur le seuil de leur entrée que je me décide. Oh, ils ne sont pas figés à me zieuter ; ils s'embrassent, ce qui n'arrange en rien mon envie grandissante. Je suis là à hésiter. Alors c'est Pénélope qui revient à ma rencontre :

— Ben, viens ! Il ne va pas te bouffer. Tu n'es pas obligée de… tu vois ce que je veux dire.
— Merde, Pénélope, c'est pas sympa ce que vous me faites là. Je… suis chamboulée.
— Alors entre. Tu peux seulement nous regarder faire l'amour : ça excite aussi Max, ce genre de… scénario.
— Bon Dieu, vous êtes sacrément pervers tous les deux… Je ne sais pas vraiment si j'ai envie de regarder un truc pareil.
— Tu me prends pour une imbécile ? Tu ne vas pas me faire prendre des vessies pour des lanternes. J'ai vu sortir Louise de la boîte, et avec son mec comme toujours. Tu vas me dire qu'ils n'ont fait que discuter dans leur bureau ? Je sais bien que tu as mangé à ton poste. Alors ou tu as assisté cachée au spectacle gratuit de la patronne et de son gigolo, ou mieux, tu étais leur invitée…
— Mais non ! Qu'est-ce que tu vas imaginer ? Je n'ai rien vu ; je me suis juste planquée dans les toilettes, de peur d'être virée. J'en ai besoin de ce boulot pour vivre, moi. C'est tout.
— Dis, et les gémissements de la Louise… Tu vas aussi me faire croire que tu ne les as pas entendus ? Elle couine comme une truie quand elle se fait prendre. Comme toujours, debout contre son burlingue ? Ben vas-y. Raconte, merde !
— Mais je ne sais rien… bon sang !
— Allez, viens au moins prendre un apéro. Après nous te ramènerons à ton domicile si…
— Si quoi ? Comment je dois te le dire ? Non, non et non !
— Suffit, ma belle ! Fais ce que te demande Pénélope. Tu ne veux pas que je te fasse entrer ? Tu te calmes et tu deviens la bonne petite chienne obéissante du monsieur et de la dame.
— Te mêle pas de ça, Maxence ! Laisse-moi gérer avec elle notre soirée. Viens ; je me doute bien que tu mouilles. J'y suis passée avant toi.
— … ?

Ces deux-là sont cinglés ! Ma collègue montre là un tout autre visage. Je me sens poussée vers la maison, mais au sens virtuel du mot. Me voici donc dans les murs, et c'est super chouette à l'intérieur. La propriétaire des lieux retire sa veste de tailleur. Je n'ai jamais fait gaffe ; elle a une sacrée poitrine ! Bien plus volumineuse que ma misérable laiterie. Elle me sourit et tend la main. Je dois donc retirer mon chandail de laine ? Je me sens aspirée par une spirale infernale, comme si une main gigantesque me tenaillait les tripes. Et ils sont de nouveau en train de se relècher les babines.

— Ben, viens ! Ne reste pas dans ton coin. Je peux aussi goûter à tes lèvres ? Maxence ne bougera pas… sauf si tu l'y autorises. Viens.

Merde ! Pourquoi est-ce que je tremble de la sorte ? Et c'est moi, celle qui fait un pas vers eux ? Lui se colle dans mon dos, mais il ne me frôle pas. Quant à Pénélope… elle me cramponne comme l'ont fait avant elle Pierre, Éric et Marc. Sa patte est sur mon cou pour attirer mon visage vers le sien. Je ne suis ni réticente ni ne lui interdis ce geste. Et c'est un naufrage, le mien, celui de cette femme-épave qui se trouve là, ballottée par des vents contraires. Je me liquéfie un peu plus encore, et mes dernières réserves volent en éclats. Maxence s'est approché, très félinement. Je suis entre deux corps qui me pressent comme pour se souder l'un à mon dos, l'autre à ma poitrine. À qui appartient cette main qui me caresse sous la jupe ? Et celle qui empaume un de mes seins sur le tissu de mon corsage ? Est-ce que je veux vraiment le savoir ?

Je suis là, caressée, et j'ai beau me dire que c'est contre nature ce qui arrive, je me vautre plus profondément contre celle qui me ressemble tant en cet instant. Son ami bande, à n'en plus douter, derrière moi. Sa queue se frotte, dure et ferme, sur mon cul heureusement emmitouflé dans mon vêtement. Les visiteurs devant sont sur ma touffe. Centimètre par centimètre ils gagnent du terrain et écartent les ailes du papillon. Je suis perdue ! Je le sais, mais je ne fais pas un mouvement pour repousser ces deux assaillants bienveillants. Quand m'ont-ils mise à poil ? Je n'en garde qu'une vague idée… mais je n'ai pas dit non.


C'est très silencieusement que je refais avec Maxence le chemin du retour. Il est plus de minuit et je ne me sens pas vraiment satisfaite. Pas de ce qu'ils m'ont fait. Ça, c'était plutôt sympa ! Une fois dans la danse, j'ai vraiment surfé sur les vagues d'un plaisir sans arrêt renouvelé et jamais monotone. J'ai participé activement à toutes les phases de cette épopée lunaire féminine ou masculine. J'ai accepté tous les compromis et les rapports pour un plaisir partagé. C'est bien plus vis-à-vis de Marc que je me sens… moche ! Et je me demande ce que je vais bien pouvoir lui raconter, s'il a cherché à me joindre.

Par chance, son dernier SMS m'indique qu'il ne peut se libérer ce soir et il s'excuse de me faire faux-bond. Un poids de moins sur le cœur, que son message. Si l'un ou l'autre de mes acolytes ne la ramènent pas, il y a peu de chances qu'il apprenne ma faute. Je sais bien que c'est un peu borderline ce que je pense là, mais c'est simplement la seule chose qui me reste dans le crâne. Sauvée par le boulot de mon « doudou ». Je me jure aussi que cette expérience restera lettre morte : hors de question que je refasse une deuxième fois la même erreur. C'est ce que je me dis, mais cette idée est déjà démentie par mon ventre qui garde quelques traces de ces jeux en trio.

Mon existence reprend son cours avec juste ce qu'il faut de couardise ou de faiblesse pour essayer d'oublier cet épisode lubrique. Je continue d'écrire à Jeanne, qui me répond plus ou moins régulièrement. Sa dernière missive était pour me remercier des quelques euros envoyés pour elle à la prison. Celle que je tiens dans les mains ce soir est bougrement plus importante à mes yeux ; elle m'y expose ses craintes : son dossier sera présenté dans un mois à la commission annuelle de l'exécution des peines. Elle m'y narre un entretien entre le juge chargé de l'application des peines, le procureur de la République, le directeur de la prison et elle. Ils l'ont reçue tous ensemble pour lui demander son avis et ils lui ont donné de grandes espérances quant à ses chances de sortie.

Elle me demande aussi à mots couverts si, d'aventure, je pourrais l'accueillir quelques jours dans le cas où une levée d'écrou serait à l'ordre du jour à l'issue de ladite commission. Bien entendu que mes doigts tracent ce « oui » qu'elle attend sans doute avec une impatience grandissante. Et je lui relate succinctement aussi, puisqu'on ne se cache rien, mon nouveau job, mes relations avec Marc le beau flic, et je lui glisse une phrase ou deux sur mon dérapage d'une seule soirée. Bien entendu, je l'assure de mon soutien et je lui dis combien elle me manque encore ce soir.

Voilà, ma lettre partira tout à l'heure par le courrier du matin. Un vrai facteur s'en chargera, et non pas un vaguemestre de taule. Drôle aussi cette anxiété qui m'emprisonne le cœur dans la poitrine, de savoir Jeanne inquiète de son sort. Moi qui ne suis pas « bondieuseries » pour deux ronds, je me surprends à prier ce Jésus crucifié afin que mon amie soit suffisamment forte pour affronter un avenir plus clair pour elle. Après toutes ces années, revoir un arbre, un oiseau, une rivière autrement que sur les pages d'un livre… ça doit lui tourner le ciboulot, je peux le comprendre.

J'ai touché mon premier salaire d'employée. C'est très flou de savoir que je peux payer mon loyer, mais aussi ma nourriture. Difficile de comprendre cette hantise des lendemains sans argent lorsque l'on est nanti, ou que l'on a ce qu'il faut. Je réalise le vide laissé par la disparition de Pierre. Chaque semaine je fais une brève visite dans les locaux du commissariat ; mêmes questions, et toujours une signature au bas d'un document. Mais cette fois, une surprise m'attend : une convocation de ce foutu juge en charge de mon dossier. Je dois me rendre à son bureau pour quatorze heures le vendredi suivant. Ça m'inquiète, évidemment.

Marc, questionné au sujet de cette convocation, n'est pas en mesure de me fournir une réponse satisfaisante ; de quoi encore alimenter mes cauchemars. Et je dois signaler mon absence à Louise, ma patronne. Je dépose un petit mot sur son bureau, mais je lui envoie aussi un SMS. Les rapports professionnels entre Pénélope et moi sont toujours aussi bons, mais elle ne m'invite plus, et c'est parfait : pas envie de refuser une autre partie de cul avec son mec. À mon sens, il ont eu ce qu'ils convoitaient et se tournent désormais vers d'autres partenaires. Je ne peux m'empêcher parfois de revivre dans la solitude de ma piaule, lorsque Marc n'est pas disponible, ces instants assez intenses.

Et puis il y a aussi ce que ma collègue m'a laissé entendre de ses frasques : son penchant pour la pluralité masculine, bien que celle-ci soit restreinte à son mâle et un complice. Sa façon d'en avoir les yeux pétillants de bonheur ou d'envie, lorsqu'elle me le racontait… Oui, cela aussi me trotte dans la caboche, mais pas question évidemment d'amener Marc sur ce terrain. Non ! Ça demeure une sorte de rêve, un fantasme qui ne doit en aucun cas être mis en pratique. Enfin… c'est ce que je me dis, mais ça tourne et roule dans mon crâne de plus en plus souvent. Pourtant, avec Marc, c'est… toujours une fête ; mais, je l'avoue, une espèce de routine s'installe.

Bien ! J'ai Louise au téléphone ce matin ; elle a une voix bizarre :

— J'ai bien reçu votre message. Vous n'avez pas de nouveaux ennuis avec la justice, au moins ?
— Non. Juste que mon juge m'a convoquée, et je ne peux me soustraire à sa demande.
— Alors faites. N'ayez aucune crainte : je suis très satisfaite par votre travail… et par votre discrétion également.
— Ma discrétion ?
— Oui… oui. Lorsque vous allez déjeuner, n'oubliez pas votre sac au bureau.
— Pardon ?
— Non, rien. C'est juste que mon Juan et moi aimons parfois les situations… floues. Alors je n'aime pas fermer la porte de mon bureau.
— … je ne comprends pas. Vous voulez me faire passer un message ?
— Pas besoin ; je crois que, contrairement à ce que vous me dites, vous savez avec exactitude de quoi je parle : votre sac à main sur le coin de votre bureau… Mais grâce à lui, je crois que vous nous avez réveillé les sens.
— Toujours pas compris…
— Bon, ça ne fait rien. Vous me tenez au courant pour votre passage au cabinet du juge et pour la suite des évènements ?
— Oui… bien entendu !

Bon sang. Entre elle et Pénélope, rien de ce qui se fait dans cette boutique où je bosse ne passe inaperçu ? À mots couverts, elle vient de me jeter dans l'oreille qu'elle savait que j'étais là ce fameux midi ? Je crois bien. Pire, même : elle vient de me susurrer qu'elle a apprécié me savoir les regardant. Mince alors ! C'est dans de tels instants que je m'aperçois que ma petite vie de bourgeoise, entre Pierre et Éric, était bien étriquée. Et ne suis-je pas dans la réitération de cette routine ? Dire que je me sentais honteuse de tromper Pierre, ou plus simplement de prendre un amant, me semblait si extraordinaire… Je suis loin du compte avec mes petits songes, mes rêves ou fantasmes limités !

Mauvaise nuit entre un jeudi où mon amant ne peut se libérer et ce vendredi où je dois aller au tribunal. Marc m'a laissé un message vers dix heures : des encouragements qui tombent dans la boîte vocale de mon portable alors que je suis sur un dossier épineux : l'incendie d'un pavillon, provoqué accidentellement. Un règlement rapide s'impose pour une famille qui se retrouve dans la mouise. C'est pourquoi je n'ai pas entendu le son caractéristique de ma messagerie. Pénélope aussi est au courant de mon absence de l'après-midi, mais surtout de son motif : je n'ai rien à cacher. Alors elle tient également à me faire part de son soutien :

— T'en fais pas, ça va aller. Tu penses à une mauvaise nouvelle, mais c'est peut-être tout simplement du bon qu'il veut t'annoncer, ton juge.
— Oh, je ne me fais aucune illusion. Pour ce sale type, je suis et reste la principale suspecte. Je souhaite seulement qu'il ne me recolle pas au fond du trou.
— Je pense que tu te fais du souci pour rien… Allez, tu veux que nous déjeunions toutes les deux ?
— Max n'est pas là ?
— Non, il est en stage. Je réserve une table pour deux ?
— Je ne suis pas certaine d'être une convive très agréable…
— Écoute… ne te laisse pas abattre. Tu as un boulot, tu n'as aucune envie de te faire la malle ; il doit le savoir, ton magistrat ! Il ne va sûrement pas te remettre en taule comme ça, sans vraies raisons.
— Parce que ça l'a gêné, la première fois ? Il n'a pas d'âme, ce type.
— J'ai lu quelque part que dans presque quatre-vingt-quinze pour cent des cas d'homicides, les proches sont impliqués. Il n'a donc à mon avis fait qu'appliquer le principe de précaution.
— Belles précautions, je te jure ! Je ne souhaite à personne de vivre de tels moments.
— Ils sont derrière toi, ma belle. Vis et oublie.
— Plus facile à dire qu'à faire. La preuve : il est encore là pour me rappeler toute cette boue. Je ne peux pas dire que je suis sereine de me retrouver face à ce bonhomme.
— Ton avocate sera là. Tu en as parlé avec elle ?
— Non. Elle m'assiste, oui, mais… je n'ai pas essayé de savoir ce qu'il me veut : j'ai bien trop la frousse !
— Allez, je bigophone au restaurant ; tu n'as pas le choix !
— …

Je ne tente plus de l'arrêter. Elle est dans son univers, et j'ai besoin de la chaleur qu'elle m'apporte. Quant à déjeuner, j'ai bien peur que rien ne veuille aller au fond de mon estomac, noué par l'angoisse. Je replonge dans mon dossier sans plus me préoccuper de ce qu'elle raconte au téléphone.

Midi sonne déjà au clocher de l'église de la Madeleine, toute proche. Donc je ferme mon ordinateur et nous partons ensemble pour une pause déjeuner, pas très agréable en ce qui me concerne. La voix de Pénélope est là, chantante, tantôt ennuyeuse, parfois emmerdante, mais si vivifiante également. Contrairement à mes appréhensions, je mange presque avec appétit : c'est si loin des plateaux que j'ai connus avec Jeanne…


Maître Ducard me rejoint alors que je fais tapisserie sur ce foutu banc où je me suis déjà assise il y a quelques mois. Cette fois je ne suis pas enchaînée. Son sourire engageant se veut rassurant.

— Bonjour, Madame Morin. Vous allez bien ?
— Bonjour, Maître. Ça va… enfin, ça irait mieux si je savais ce qu'il me veut.
— Nous sommes dans la phase finale de son dossier ; ils ont de nouveaux éléments à nous communiquer. Le bout du tunnel pour vous.
— Vous êtes sûre ?
— Oui, oui. Est-ce que Christelle Choppart vous rappelle quelqu'un ?
— Choppart ? Un vague souvenir… Il me semble que c'était une connaissance de mon mari. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Parce que…

Sa réponse reste en suspens : la porte capitonnée vient de s'entrouvrir, et la tête chauve du greffier apparaît. Il nous invite à entrer dans le bureau. Lorsque je me lève, mes guibolles jouent des castagnettes et la nourriture du déjeuner fait du yoyo dans mon estomac. Ce bureau, bon sang… combien je le haïs ! Le meuble derrière lequel le juge se tient assis me hante encore des mois après mon passage initial.

— Bonjour, Mesdames.

Tiens ! Aujourd'hui, j'ai droit à une formule de politesse et au titre de « madame » ? Réflexion toute personnelle qui ne me rend pas le personnage plus sympathique ; au contraire, je le juge plus mielleux. Faux-cul, quoi ! Mais lui ne se démonte pas :

— Asseyez-vous. Je vous ai convoquée, Madame Morin, pour vous signifier la levée des charges qui pèsent sur vous.
— … !
— Au cours de nos investigations, nous avons découvert… un élément nouveau qui nous a permis de vous mettre hors de cause.

Mon conseil s'adresse au juge :

— Je viens, Monsieur le juge, d'en aviser ma cliente ; je ne suis au courant que depuis hier soir…
— Je sais, Maître, mais regardez autour de vous : des dizaines de dossiers ; nous nageons littéralement dans ceux-ci ! Alors nous parons au plus urgent. Votre cliente étant libre, l'impératif nous a semblé moins… conséquent.
— Tout de même… des mois de prison préventive, et surtout un contrôle judiciaire strict auquel madame Morin n'a jamais dérogé… et il me semble avoir lu aussi que la pièce qui a permis de l'innocenter avait été trouvée par un policier chargé de l'emmener récupérer ses vêtements.
— Oui, c'est exact. Mais nous devions faire des recherches et confondre la personne mise en cause ; une certaine Christelle Choppart. Est-ce que ce nom évoque quelque chose chez vous, Madame Morin ?
— Une amie de Pierre ; une connaissance, au minimum.
— Sa maîtresse depuis plus de deux ans. Vous ne vous êtes aperçue de rien ?
— Sa maîtresse ? Impossible, je l'aurais su.
— Et pourtant… il ressort de nos recoupements et des aveux circonstanciés de cette personne – une de vos voisines – qu'elle et votre mari se sont disputés parce qu'il voulait mettre un terme à leur relation adultère.
— Mais… comment ça ? Je n'ai rien vu !
— Pas plus que votre mari n'a été au courant de votre liaison avec le mari d'une de mes collègues, Éric. Vous n'avez ni lui ni vous fait démentir le proverbe qui dit que les personnes concernées sont les dernières averties. Et c'est au cours de leur dispute que cette dame a saisi ce qui lui tombait sous la main pour frapper monsieur Morin ; un couteau de cuisine, en l'occurrence. Et comme elle portait des gants de caoutchouc pour laver les verres avec lesquels ils venaient de boire, seules vos empreintes sur le manche du couteau vous incriminaient.
— Mince, alors… Forcément, puisqu'il venait de ma cuisine !
— Vous étiez donc la coupable idéale : tout vous désignait en l'absence d'éléments vous disculpant. Votre « ami » ne nous ayant pas formellement indiqué qu'il se trouvait bien en votre compagnie lors des faits, la suite semblait logique. Mais nous sommes là pour vous faire signer une ordonnance de non-lieu, ce qui entraîne de facto la levée du contrôle judiciaire.
— Et pour les biens du couple Morin ? Est-ce que Laurence – madame Morin, je veux dire – peut en jouir de nouveau ?
— Naturellement ! Toutes les charges et poursuites à son encontre sont définitivement levées et abandonnées. Vous voulez bien signer ici, je vous prie ?

Le type n'a pas seulement un mot de regret pour ces mois que j'ai passés en prison ; pour lui, il n'a sans doute fait que son boulot. Mais merde ! Et ma vie à moi ? Il s'en contrefiche que je me sois retrouvée à deux doigts de craquer, de me foutre en l'air ? Incroyable, ce guignol. Pas la moindre parcelle de compassion. Rien ! Il est là, presque fier de ce qu'il me fait signer. L'angoisse, les peurs, les nuits cauchemardesques, tout va s'effacer par cette griffe au bas de son papelard ? J'enrage, et Célia Ducard le sent de suite ; sa main sur mon avant-bras est là pour calmer cette rogne qui me fait bouillir.

— Bien ! Merci ! Pour les dédommagements ? Comment ça se déroule maintenant ?
— Voyez ça avec le greffier en chef du tribunal. Il indiquera à madame la marche à suivre. Au revoir, Mesdames.

Et c'est tout ? Je suis prête à lui bondir dessus. À lui flanquer dans la figure tout ce que je peux attraper, à ce gros con qui ne s'excuse pas le moins du monde. Une fois de plus, mon avocate me tire par la manche.

— Venez. Venez, Laurence. Ne nous énervons pas. Ça ne servirait à rien… il y a des imbéciles partout.

Je suis hors du bureau, mais pourtant la colère ne desserre pas son étreinte dans ma poitrine. Célia Ducard me cloue sur place d'un coup par quelques phrases :

— Venez ; allons prendre un verre pour fêter la fin de vos ennuis judiciaires. Je veux aussi vous parler de votre amie Jeanne.
— Jeanne ? Vous l'avez vue… récemment ?
— Oui ! Oui, venez, je vais vous raconter tout cela tranquillement devant un bon café. D'accord ?

Le prénom de Jeanne me fait de suite dresser l'oreille. Bon, il est des situations bien moins enviables que celle que je vis : mon ex-codétenue est la preuve par neuf d'une de celles-là. Ça me remet un peu les idées en place. Jeanne… c'est si proche et si loin déjà ! Je songe du coup que je vais pouvoir obtenir mon précieux sésame pour aller la visiter ! Alors en silence, Célia Ducard et moi filons vers un bistrot dans les parages du palais de justice. Là, nous nous installons à une table. La serveuse, une femme sans âge, rapplique avec un carnet et un crayon dans les pattes.

— Alors ce sera quoi pour toi, Célia, aujourd'hui ?
— Comme d'habitude. Et pour vous, Laurence ?
— Je peux avoir un truc un peu fort ? Je crois que j'ai besoin d'un vrai coup de fouet.
— Oui. Whisky ? Vodka ? Rhum arrangé ou pas ?
— Tiens, un rhum arrangé, c'est une bonne idée… juste assez fort, et tout à la fois sucré : parfait.

La nana note et louvoie entre les rangées de tables. J'ai cru déceler un mouvement de tête chez un de nos voisins de salle. Mon « besoin d'un vrai coup de fouet » n'est pas étranger à ces regards que le type me lance désormais. Il a sûrement clairement capté ma phrase et s'imagine Dieu seul sait quoi ! Devant nos boissons, Célia me narre par le menu ses quelques visites à Jeanne, la rencontre avec les autorités, et puis sa sortie probable. Elle s'inquiète aussi pour cette femme dont bien peu se soucient. Mon idée de permis de visite refait surface ; Célia va s'occuper de faire une demande, qui n'a pas besoin de passer par le tribunal : Jeanne étant condamnée, c'est le directeur de la prison qui délivre les sésames.