Les temps neufs

Volet II / Partie 2

N'écoutant que mon courage, je me plonge dans la rédaction d'une longue bafouille destinée à relater mes états d'âme, à dire à Jeanne toutes les difficultés à retrouver mes marques perdues. Je lui explique aussi combien je suis proche de son propre désarroi, de son ressenti quant à sa sortie anticipée. Je lui renouvelle aussi tous mes remerciements pour la sollicitude dont elle a su faire preuve à mon égard lors de ces pénibles journées où mon moral faisait du yoyo. Ça me fait tout drôle aussi de noter sur le devant de l'enveloppe son adresse. J'ai naturellement inscrit la mienne à la fin de ma lettre. Je ne sais pas trop si j'aurai une réponse de sa part.

Ce n'est pas cela l'important, mais bien qu'elle se sente soutenue dans sa misère quotidienne ; là, j'en parle avec en mémoire les pires instants de cette galère. Et puis… petit plaisir non négligeable, parce que privée trop longtemps de cela, je me douche une fois encore. Oui, c'est idiot, mais l'eau tiède qui coule de ma tête à mes pieds emporte avec elle des saletés dont je n'ai pas conscience. C'est une purification sans contrainte. Pas d'autres nanas pour regarder mes formes, pour me quémander un morceau de savon, pour me jauger. C'est si bon de se sentir femme à part entière ! Et en parlant de femme… j'ai mes soucis mensuels.

Règles très irrégulières depuis mon incarcération ; elles arrivent au pire moment. Pas une thune pour acheter de quoi faire face à ce flux sanguin enquiquinant. Je dois faire avec les moyens du bord et les serviettes périodiques de l'administration pénitentiaire, celles remises une fois par mois aux détenues sans le sou, qui sont là pour parer au plus pressé. Je reste aussi nue une bonne partie de la soirée, repoussant le plus possible le moment de me coucher. Les heures de nuit sont les plus difficiles à assumer : oui, les fantômes de ces moments sombres sortent de l'ombre pour revenir me tourmenter.

Pierre est le premier de ces spectres à se coller derrière mes paupières closes. Il me sourit, désolé des désagréments qu'il m'a causés, comme s'il s'excusait à titre posthume de ces mois de prison… Je sais bien que c'est délirant, que je n'ai aucune raison de ne pas dormir sereinement. Pourtant, le cerveau humain est une machinerie complexe, et il se complaît à me ramener des bribes du passé. Du bon et du mauvais, sans distinction. Et ce remue-méninges devient vite insupportable, à tel point que je dois à plusieurs reprises me redresser dans mon lit. Quelle que soit la position que j'adopte ensuite pour tenter de dormir, aucune ne chasse ces images ressurgies du néant. Tôt ou tard, tout finit par s'arranger. Une pâle lueur au ciel de la fenêtre sans barreaux de ma chambre à coucher, et je glisse dans un monde calme.

Mince ! Je suis sortie de ma léthargie par un son dont je ne devine pas la provenance. Mon premier réflexe est de bouger un bras, avant de réaliser que la porte n'est pas ouverte, comme tant de matins passés. Qu'est-ce qui peut bien alors troubler ma quiétude ? Je reste quelques secondes les yeux écarquillés, attentive à ce qui m'entoure. Dring ! Cette fois je saisis que c'est la sonnette de la porte d'entrée. Bon, je pose un pied au sol. C'est plus doux que le carrelage d'une cellule. Je chancelle, avance vers la porte. Je ne tente pas de l'ouvrir, par je ne sais quel instinct bizarre.

— Oui ? Qui est là ?
— Madame Morin, c'est Marc… le flic.
— Le flic ? Que me voulez-vous ? Ne me dites pas que vous venez pour me remettre au trou ?
— Non, non, je vous apporte juste un café et des croissants.
— … ?

Cette fois, je reflue vers mon paddock ; je passe en vitesse mon unique jupe et mon chemisier. Mes sous-vêtements sont en train de sécher dans la salle de bain. Et je reviens pour ouvrir à cet intrus matinal.

— Qu'est-ce que vous faites là ? Vous m'avez fichu la trouille… on n'a pas idée de réveiller les gens aussi tôt !
— Mais… il est quatre heures de l'après-midi. Vous trouvez que c'est de bonne heure ?
— Seize heures ? Mon Dieu, j'ai besoin de repos, vraiment.
— Je… je peux entrer, ou je dois rester sur le palier ?
— Vous êtes chargé de voir si je suis bien là où je l'ai déclaré ?
— Pas du tout ! Pourquoi être si amère avec moi ? C'est une visite amicale, rien de plus. Je ne le referai plus si ça vous gêne.
— Pardon… je suis encore – comment vous dire – là-bas… un peu. Et si les jours sont moches, je vous laisse imaginer ce que peuvent être les nuits.
— Ça va passer. Vous allez reprendre goût à une vie plus « normale ». Tenez ! C'est du vrai café que j'ai préparé expressément chez moi… à votre seule intention.

Il me tend une bouteille thermos et un sachet de papier.

— Ça aussi ? C'est de votre fabrication ?
— Non ! Je n'ai aucun talent culinaire, et encore moins pour les pâtisseries… Le boulanger du coin de votre rue est un excellent artisan ; profitez-en !

Ce Marc… il me fait monter l'eau à la bouche. À la zonzon, j'avais le petit-déjeuner assuré tous les matins. Et accessoirement deux repas à des heures régulières. Pas toujours agréables à ingérer, mais au moins était-ce indispensable à ma survie. Là… je n'ai rien avalé depuis que je suis dehors, sauf le jus que ce loustic m'a offert à son bureau. Et c'est vrai que mon ventre grouillotte d'envie. En un mot comme en cent, je bave devant le sachet posé sur la table. J'ouvre donc un placard. Pas le bon, évidemment. Dans le suivant, sur une étagère, des verres. Ça va faire l'affaire. J'en sors deux et verse le liquide qui a un arôme de vrai caoua. Le keuf me sourit franchement.

— Ça fait plaisir de vous voir aller mieux.
— Mieux ? Vous vous avancez un peu vite. Je suis vivante, mais si peu…
— Je peux m'asseoir, ou vous désirez que je file ?
— Ben… non, restez un peu. Merci pour tout cela. Vous voulez que je vous dise ? J'ai faim, oui, une faim de loup. Je ne sais pas comment je vais me débrouiller : je n'ai pas un sou vaillant. Le billet que le gars du greffe m'a remis à ma sortie a été avalé par ceci.

Je lui montre le papier à lettres, les enveloppes, et en particulier celle prête à être postée.

— Je vois. Vous avez écrit à des amis ?
— Pas des amis : une amie sur qui j'ai pu compter en détention. La seule, du reste…
— … ?
— Ma codétenue, Jeanne.
— Elle a bien de la chance que vous vous préoccupiez d'elle tout de suite.
— C'est moi qui en ai eu beaucoup de croiser sa route. Sans elle, Dieu sait ce qu'il serait advenu de ma petite personne. J'aurais fini par craquer comme tellement d'autres avant moi.
— Je dois la remercier également, alors ?
— Pourquoi ? Je ne vous suis plus, là…
— Sans elle nous ne nous serions peut-être jamais rencontrés.
— …
— Allons, ne faites pas cette frimousse. Vous avez fort bien senti que vous ne me laissez pas indifférent. Je suis honnête et ne veux rien forcer. Mais de grâce, ne n'interdisez pas tout espoir. Je suis… Bon, au premier regard, dès que je vous ai vue… franchement, je suis tombé raide dingue de cette femme qui se tenait devant moi au fond d'un bureau sinistre.
— Ne vous faites pas trop d'illusion. Les coups de foudre, on n'en voit que dans les films, et je ne suis pas tout à fait prête à faire à nouveau confiance à un homme.
— Tous ne sont pas d'horribles saligauds ; vous en conviendrez un jour ou l'autre.
— Je vais avoir besoin de beaucoup de temps pour que je surmonte mes craintes.
— Je ne suis pas pressé ; et puis… je ne renonce jamais.

Je dévore à pleines dents le croissant, avec le sentiment qu'il est trop petit pour me rassasier. Le type qui est proche de moi sirote son jus lentement. Je le soupçonne de faire durer le plaisir et de rester là plus que nécessaire. Curieusement, je m'habitue à sa présence. S'il s'incruste de la sorte, je me demande si je vais encore pouvoir le congédier. Pourquoi dans mon esprit un tel revirement de situation s'opère-t-il ? Serais-je devenue une girouette qui ne fait plus que tourner dans le sens du vent ? Zut et zut ! Ça devient impossible à vivre, ces moments où je ne maîtrise plus rien. Lui me bouffe des yeux. Et puis, sa voix qui rentre dans mon crâne tel un boomerang, qu'est-ce qu'elle me raconte donc ?

— Vous voulez la bonne nouvelle ?
— Ah ? Parce qu'il y a du bon ? Votre visite n'était donc pas totalement désintéressée ?
— Oh si, bien que j'avoue que vous revoir est toujours un plaisir. J'ai l'autorisation de votre juge de vous faire entrer chez vous.
— Chez moi… ?
— Oui, dans la maison que vous occupiez avant, pour récupérer quelques effets vestimentaires personnels.
— D'accord. Oui, alors ça, c'est miraculeux ! Quelle transformation de la part de cet… enfin, de ce type !
— Je vous concède qu'il n'est pas facile, mais je vous assure que c'est un excellent professionnel.
— Un bon juge ? Surprenant, n'est-ce pas ? Mes mois derrière les barreaux n'accréditent en rien votre thèse, je vous le dis.
— Bien sûr. Mais il progresse, et le dénouement est proche. Enfin, je ne suis pas autorisé à vous en dire davantage…

Un pincement au cœur, une sensation inédite, voici que je suis prise de vertiges. Oh, pas de ceux qui vont me faire tomber, non ; de ceux qui font trembler intérieurement les êtres, identiques à ceux que procure l'amour. Suis-je en train de tomber en amour ? Ce gars, mince, dans une tranche d'âge si similaire à la mienne, est-ce lui qui me remue les tripes de cette manière ? Je ne veux rien analyser, pas non plus croire que ça m'arrive, là, tout à trac. Il faut vite qu'il quitte ma maison, qu'il fiche le camp. Oui… mais j'ai besoin de lui : il est mon passeport pour une existence toute neuve, qui commence par une garde-robe plus conséquente. Et là, il est bien le seul qui puisse m'aider pour fournir l'armoire de mon appartement si désolément vide.

Marc se lève pour prendre congé, non sans m'avoir demandé quand je serais disponible pour cette visite « de mon ancienne vie ». Je hausse les épaules. J'ai si peu de distractions que je suis tentée de lui dire « De suite ! » Je me retiens à la dernière seconde, pour ne pas avoir l'air affolée. Et je me redresse également pour l'accompagner vers la sortie. Est-ce l'effet du croissant et du café ? J'ai la subite impression que je manque d'air et que ma vue s'obscurcit. Et c'est une loque qui dégringole vers le parquet.

La perception de deux bras costauds qui me secourent, évitant que ma tête se fracasse sur le sol. Il est penché au-dessus de moi et je me sens plume, aérienne alors que je quitte la terre. Déposée délicatement sur le lit que je n'ai pas encore eu le temps de refaire. Le visage tendu qui me scrute, c'est bien celui d'un homme ? Mon Dieu ! Je ne sais plus trop où j'en suis, qui je suis non plus. Et cette bouche qui s'approche de la mienne, est-elle là pour me parler ou pour m'embrasser ? Je mélange tout, et dans ce qui me paraît un effort, mes bras se nouent autour de ce cou qui est là. Il se laisse aller… Qui de nous deux pose ses lèvres sur celles de l'autre ?

Je m'en fous royalement. Tout ce que je perçois, c'est bien la douceur et la chaleur de ce baiser. Une vraie pelle, comme celles de Pierre jadis, ou plus récentes d'un Éric dont le seul souvenir m'horrifie. Bon sang, que c'est agréable d'être ainsi embrassée ! Et je fonds dans les bras de ce grand flic au cœur d'artichaut. S'il est surpris par mon attitude cavalière, il n'en montre absolument rien. La réponse à mon palot est au-delà de toutes espérances. J'ai soudain un coup de chaleur qui m'embrase les sens. Et puisqu'il m'a soulevée tel un fétu de paille, s'est-il aperçu de l'absence du principal sous-vêtement ? Inutile de me poser pareille question : la paluche qui s'infiltre entre mes deux cannes, je dois la repousser le plus énergiquement possible. Marc ne fait aucune difficulté ; il n'insiste pas. Il songe sans doute que je ne veux pas de lui, alors que mon ventre ne permet aucune intrusion en cette période délicate… Si certaines femmes adorent ou se moquent bien de leurs règles pour coucher, ce n'est pas mon cas. Est-il déçu ? Il n'en montre aucun signe et fait bonne figure. Alors je me reprends et lui susurre :

— Je ne peux pas… pas aujourd'hui… pas cette semaine.

A-t-il calculé ce que je viens de lui raconter ? C'est sans importance. Et je retrouve avec mes esprits juste assez de forces pour l'accompagner une seconde fois vers la sortie. Nouvelle embrassade pas chaste du tout, celle-là non plus. Et la solitude m'étreint avec un silence pesant. Difficile à analyser quand on ne le connaît pas… et je regrette presque de ne pas avoir laissé faire ce jeune gars. Vains regrets qui ne mènent à rien. Pour me rappeler qu'il est bien venu chez moi, sur la table, la bouteille thermos est plantée là tel un phare. Je la soupèse : elle contient toujours de ce si précieux nectar… Il me reste au moins ça de cet homme !


Nous avons fait la route entre ma demeure actuelle et l'ancienne sans nous adresser la parole. Marc est charmant, mais je suis ailleurs. Perdue dans mes rêves, espérant presque que Pierre va nous accueillir dans l'entrée. Je suis tout à fait consciente de l'impossibilité de la chose, mais allez savoir pourquoi, mon esprit se refuse à admettre une vérité cruelle.

Tout est en place ; aucun désordre dans les pièces autres que le salon. Là, il est hors de question que j'y mette les pieds : le jeune flic a été très clair sur le sujet. La porte est de toute façon condamnée par un ruban jaune frappé des mots « Interdit. Police. »

La chambre à coucher est tout à fait comme dans mes souvenirs. Juste un peu poussiéreuse. C'est là que je récupère quelques tenues, puis je visite la salle de bain attenante. Là, je ramasse de quoi me faire belle. Quelques boîtes de tampons Nana également. J'entasse l'ensemble dans une valise, et suivie par mon ange gardien toujours à mes trousses, direction la cuisine. C'est d'un pot au milieu de boîtes de farine et autres ingrédients culinaires que je sors de leur cachette environ deux cent cinquante euros, dissimulés là et prévus pour les menues dépenses du ménage. Personne n'y a touché. De quoi revivre une semaine ou deux, d'oublier quelque peu mes soucis d'argent.

C'est en quittant ce lieu où nous passions, Pierre et moi, le temps de nos repas pris ensemble que je vois sur le carrelage briller un objet dont je ne connais pas la provenance. Qu'est-ce que ce truc fiche là ? Marc a senti ou vu le mouvement de recul de mon corps, alors il réagit instinctivement en flic.

— Vous avez vu quelque chose de pas normal, Laurence ?
— Ben… ce machin-là sous la table ? Je ne sais pas d'où ça vient.
— Quoi ? Où avez-vous vu un objet ?
— Là. Vous voyez ce qui brille par terre ?
— Ah ? Ce n'est donc pas à vous ?
— Ben non, mais peut-être à l'un de vos enquêteurs qui l'aura perdu ?
— Ne touchez à rien ! Je vais le ramasser…

Il se baisse et enfile des gants. Ceux-là me rappellent étrangement ceux bleus des matonnes. Mais bon, il ne va pas me fouiller. Là s'arrête la ressemblance. Et du bout des doigts, une sorte de chaînette remonte à la lumière plus vive du jour.

— Vous êtes certaine que ce bijou ne vous appartient pas ?
— Tout à fait ! De plus, je ne l'ai jamais vu auparavant. Qu'est-ce que c'est ?
— On dirait une chaîne, une gourmette… Il y a un prénom d'inscrit sur la plaque.
— … !
— Bon, je vais emballer ce machin et voir avec ma hiérarchie. Nous saurons vite si c'est un de nos agents qui l'a perdu.
— J'ai tout ce qu'il me faut ; nous pouvons y aller s'y vous le souhaitez. Cette maison me file des frissons. C'est fou ! Je l'ai tant aimée, mais je la déteste cordialement désormais.

Je pose mes fesses sur le siège passager avant et nous déguerpissons. Marc est soucieux. Cette histoire de bracelet le perturbe ? Nous ne nous étions pas revus depuis les deux baisers échangés cinq jours plus tôt. Mes ennuis de femme se sont envolés, mais comme il ne tente pas de renouer le fil de ce dialogue interrompu, je ne bronche pas. Ce n'est pas l'envie qui m'en manque, pourtant… Le trajet retour me semble trop rapide. Je lui propose de monter cinq minutes, mais j'essuie un refus assez net ; pas question d'insister : il a ses raisons. J'imagine que mon « non » de l'autre jour y est pour beaucoup. J'empoigne donc la valise bourrée de ce que je viens de récupérer et j'ose une dernière question :

— Nous nous reverrons ?
— Il m'a semblé que vous n'en aviez pas envie. Mais…
— Certains moments dans la vie d'une femme ne sont pas propices pour des câlins.
— … je ne vois pas trop où vous voulez en venir, Laurence…
— Disons alors que ceci sert quelques jours par mois, et que malheureusement, l'autre fois, vous êtes mal tombé.

J'ai sorti de mon sac la boîte de Nana et la lui passe devant les yeux ; il rougit pour de bon. Sa bouche s'ouvre comme s'il allait parler ou chercher de l'air. Dans ses yeux, une étincelle de détresse. Il vient de comprendre le motif de mon refus catégorique, et bredouille quelques mots qui me semblent d'excuses. Du coup, il hésite entre partir ou rester. Mais je tourne les talons, mon bagage à la main. J'ai là-dedans du linge propre, de quoi me changer, et même du maquillage. Il me tarde donc de prendre une douche, et puis de remplir enfin mon réfrigérateur. La période de disette est sur le point de prendre fin. C'est une bonne chose.

Emmitoufler mon corps dans un immense peignoir, depuis quand n'est-ce plus arrivé ? Ça remonte à si loin dans mes souvenirs que j'ai oublié combien c'est agréable. Une serviette sur les tifs, fakir sorti tout droit d'un moment de tendresse, je suis bien. Qu'il est doux de refaire surface dans un semblant de normalité ! Je traînasse ainsi en songeant au beau flic qui me remue les sangs plus que je ne le souhaite. Allongée sur le canapé de la pièce qui fait office de salon, mon esprit vagabonde. Et le meilleur pour oublier les maux, c'est bien de me donner un peu de plaisir. Pour ce faire, mes mains se mettent à l'œuvre presque à mon corps défendant.

Et bien sûr, électrisée de toute part, je m'envole dans un orgasme trop maîtrisé pour être totalement satisfaisant. Ou plus simplement, il manque à ce jeu de mains le piment pour qu'il ne soit pas autre chose que « vilain ». Qu'à cela ne tienne ! Je me sens plus détendue, et c'est avec une sorte de délectation que je me love dans des fringues bien qu'anciennes, mais si confortables… Et voici une Laurence toute neuve, prête à affronter les regards du vaste monde. En débutant par ceux des clients du supermarché voisin. Une vision toute différente, dès lors que je suis mieux dans ma peau, de ce qui m'entoure me redonne un courage certain. Ça grouille, ça sourit, ça va et ça vient, et je passe incognito dans la foule des anonymes qui arpentent les allées remplies de ce qui m'a le plus manqué.

La caissière et son bonjour – salut des plus dérisoires – suffit à me ravir. Mon retour, bras chargés, vers ce « chez-moi » que j'apprivoise se fait avec une sorte de frisson indéfinissable. Oui, ma renaissance est en marche, et plus rien ne peut altérer ce sentiment de bien-être qui se forge au fond de mon âme blessée. Une boîte de raviolis, festin de reine dès lors qu'elle se déguste sans barreaudage aux fenêtres, me propulse au rang des gens heureux. La soirée s'annonce sympa. Pour la première fois depuis… que je suis sortie de… j'envisage plus sereinement l'avenir. Alors je couche sur le papier toutes ces impressions euphoriques pour une qui va devoir bientôt – du moins je l'espère – affronter un identique chemin. J'ose aussi terminer ma lettre-fleuve par « Bises à toi, ma chère Jeanne ».

Après-demain au plus tard, si la poste fait bien son boulot, dans un coin de ciel toujours gris, je veux croire que ce rectangle blanc rayé de noir va éclairer d'un zeste de lumière les yeux délavés de la prisonnière. Je peux donc me faufiler dans une couche fraîche, le cœur apaisé, pour une vraie nuit de sommeil sans cauchemars. Et ceci n'a pas de prix ! Cependant, si je ne cauchemarde pas, Marc rôde derrière mes paupières closes alors que mes sens s'éteignent dans une glissade rapide vers le néant du sommeil.

Oui ! Un Marc qui me dit des mots d'amour, un Marc qui me caresse, un Marc qui ouvre d'autres perspectives à mes envies. Pourquoi lui ? Le saurai-je jamais ? Et puis, qu'est-ce que ça peut bien faire ? Je suis fleur bleue, passionnée sans raison. Demain… oui demain… Mon songe s'arrête là, et le silence m'entoure, bienveillant et réparateur.

Les premiers rayons d'un soleil montant dans un ciel moutonneux se glissent dans la chambre à coucher, où je sors lentement d'une hibernation malsaine. J'ai dormi nue, et ce sont les caresses de Ra qui lèchent ma peau, découverte sans doute par le drap chiffonné lors de mouvements nocturnes inconscients. « Boulot ! » C'est le mot qui reste affiché là, au fond de ma caboche, dès que je suis redescendue de mon petit nuage.

Il me faut dégoter un job ; cette évidence s'impose à moi. Oui, mais comment faire ? De nouveau j'arpente les rues, rencontre des personnes d'une administration à « Pôle Emploi ». J'essuie une fois de plus les sacro-saints questionnaires de cette lourdeur administrative. Une question me fait sursauter : il me faut aborder ces mois de retrait de la société. Le réflexe de recul de la femme brune qui compulse sur une fiche ce que je lui raconte est si perceptible qu'en d'autres circonstances j'en rirais. Pense-t-elle qu'elle a mal compris ?

— Quelles ont été vos activités durant ces derniers mois ?
— J'étais en prison ?
— Oui. Et qu'avez-vous fait comme travail ?
— Je viens de vous répondre : j'étais dans le trou-du-cul du monde ! Ça arrive aussi à des innocents de se retrouver confrontés à ce genre de problème.
— Oui, oui, bien entendu. Loin de moi l'idée de juger, mais pour mon dossier…
— Je sais : notre pays est le champion toutes catégories des « dossiers ». Je viens vous voir dans l'espoir de trouver un boulot… j'ai dans l'idée que je vais faire chou blanc.
— Vous êtes si nombreux, et il y a si peu de postes à pourvoir… Mais avec votre niveau d'études, je devrais vous trouver facilement un emploi.
— Ouais ? La case « prison » est-elle un handicap ?
— Vous me dites que vous étiez incarcérée pour rien ; ça devrait donc s'arranger. J'ai tout ce dont j'ai besoin, votre adresse, alors je vous tiens au courant. D'accord, Madame Morin ?

Je ne suis pas convaincue par cette brune, mais sait-on jamais ? Un miracle est possible. Stressée par cet entretien, j'erre dans les rues du centre-ville. Pas de but, rien de précis ; mes pas me guident au milieu de ces gens qui vaquent à leurs occupations sans se préoccuper des inconnus qu'ils croisent. Je suis dans le lot. Je pose un pied sur un passage pour piétons et me fais invectiver férocement par un automobiliste parce que le bonhomme du feu est rouge. Voilà qui anime la fin de ma matinée : ça fleure bon la France, ce coup de gueule, et je souris de l'incident. Mes talons claquent sur le bitume des trottoirs, et perdue dans les relents de mon dialogue avec la conseillère de « Pôle Emploi » je ne vois pas cette voiture qui roule lentement, restant à ma hauteur.

Le son des klaxons est si fréquent, même dans ces rues, que je ne relève pas de suite que c'est à moi que s'adresse celui qui, dans sa voiture, fait des moulinets avec ses longs bras. Lorsque je m'en rends compte, je me demande bien ce que me veut cet olibrius. Je jette donc un regard vers la bagnole. Mince alors… Marc !

— Vous montez ?
— Hein ? Vous me poursuivez ou quoi ?
— Venez… montez, je vous emmène déjeuner.
— … ?

Derrière son automobile, une file d'attente se crée déjà. Pourquoi est-ce que je fais ce qu'il me demande ? Je suis sur le cuir du siège, près de lui, et c'est ensemble que nous reprenons la circulation.

— Bonjour, Marc.
— Eh bien ! Si je m'attendais à vous voir en ville à cette heure-ci ! Vous alliez déjeuner dans un restaurant ?
— Non, je suis allée m'inscrire pour du travail. Et je me balade sans trop savoir où je vais.
— Donc vous êtes libre ! Je vous emmène dans un petit boui-boui sympa. Pas un restaurant de grand luxe ; avec mon salaire, je n'en ai pas les moyens… juste chez un pote où j'ai mes habitudes. Ça vous va ?
— Mes finances ne sont pas très reluisantes non plus ; je ne sais pas trop si je peux…
— Vous êtes mon invitée ; ne cherchez pas à vous échapper.

Il lance cette phrase avec un petit rire de gorge qui s'éteint soudain lorsqu'il percute que c'est déplacé dans ma situation. Je le rassure :

— Ne vous inquiétez pas, je sais aussi plaisanter. Me faire entretenir par la maison Poulaga n'est pas dans mes habitudes… mais un poulet-frites ne se refuse pas.
— Je suis lourd, c'est mon gros défaut. Je suis content que vous acceptiez mon invitation.
— J'ai surtout une grosse faim, et vous m'avez mis l'eau à la bouche.
— …

Le cadre n'a rien de moche. Je m'y plais de suite. Un truc qu'à Lyon les gens appelleraient « bouchon », un de ces petits endroits où l'on mange sans chichis, mais où la nourriture est de qualité. Juste la gamme au-dessus de la brasserie. Et puisque j'ai avancé un poulet-frites, Marc se fait une joie d'en commander deux. Ici, pas question de déjeuner avec le flic : c'est plus l'homme qui m'intéresse. Lui semble aussi heureux de me voir littéralement dévorer ce que contient mon assiette. Les effluves me parviennent de toute part, et mes papilles s'affolent. De plus, un petit vin rosé qui se marie sublimement avec notre repas : que faut-il de plus pour que je sois conquise ? J'avoue que je l'étais peut-être bien avant cela.

Lui est affable, rieur, taquin parfois, et plein d'un humour qui s'accorde avec les lieux, et j'en prends plein les oreilles, le nez et la vue. Notre mangeaille entre amis est positive en ce sens où, sans trop nous en apercevoir, nous abandonnons le « vous » protocolaire, pour un « tu » qui ouvre les portes d'une amitié en gestation. Pas certaine non plus que celle-ci soit satisfaisante sur du long terme, pour lui et moi.

Mais les bonnes choses ont toujours une fin qui arrive trop rapidement à notre goût, et c'est sur la promesse de nous revoir le plus vite possible que je suis déposée devant mon appartement par un Marc souriant.


Aussi incroyable que cela puisse paraître, le lendemain de mon passage auprès de la conseillère en charge de mon dossier « emploi », je reçois un coup de téléphone : une place vient de se libérer dans un bureau d'une société d'assurances, et apparemment ce serait dans mes cordes. Je dois donc, si je suis intéressée, me présenter à l'adresse que cette Virginie, employée à « Pôle Emploi » m'a dénichée. Pas besoin de dire que je suis dans mes petits souliers en me rendant en taxi chez cet employeur providentiel. En fait, la gérante du cabinet est une femme. La cinquantaine sûrement, blonde platinée et plutôt bien gaulée. Nous dialoguons une petite heure de mon parcours professionnel puis vient le moment douloureux où je dois aborder le sujet du meurtre de mon mari.

Louise Ravia, directrice de l'agence qui me fait face, hausse les épaules en écoutant ma version des choses, puis je lui résume les mois où la société m'a mise à son ban. Elle écoute attentivement, et pour finir elle a cette réaction qui me sidère :

— De toute façon, si vous l'aviez tué, la justice ne vous aurait pas relâchée au bout de cinq mois. Alors, pour moi il s'agit simplement d'une parenthèse, une expérience douloureuse dans une vie. Ça n'exclut en rien que c'est sur vos compétences professionnelles que vous serez jugée ici. Pas sur des racontars ou des bruits de couloir.
— Merci.
— Vous pouvez prendre possession du poste rapidement ?
— Je suis libre comme l'air… sans mauvais jeu de mots.
— Demain matin, neuf heures ici : ça vous va ?
— Mon Dieu, c'est le ciel qui vous envoie ?
— Non ; une coïncidence heureuse, sans plus. Je vous fais faire le tour des bureaux.
— Oui…

C'est rapide. L'agence n'est pas non plus un monstre où les gens sont si nombreux qu'ils ne puissent se connaître. Je partagerai donc mon bureau avec une autre fille, Pénélope. Celle-ci est à son ordinateur lorsque nous la saluons. Elle a un large sourire en voyant débouler la nouvelle que je vais devenir. Une charge de boulot en moins pour elle, sans doute ! Et ma foi, comment ne pas être joyeuse de reprendre une vraie place dans le monde du travail ? Tout va bien. Je rentre donc chez moi avec le soulagement de me sortir de l'impasse dans laquelle je me trouve. Pour fêter cela, j'ai juste deux petites choses à régler.

La première, j'écris de nouveau à Jeanne. Elle mérite d'être la première au courant de ce qui m'arrive. Et ensuite je prends attache avec Marc pour voir s'il veut bien dîner en ma compagnie. Il est surpris de mon appel. Dès que je lui indique le motif de mon coup de fil, il s'empresse de dire oui. Il ne me reste donc plus qu'à récupérer mes talents de cuisinière. Je veux l'éblouir si possible avec deux assiettes à la mesure de l'évènement. Je me surprends à penser à un après dîner possible… mon corps en palpite de partout ! Je me fais violence pour ne pas laisser mes pattes errer trop sur mon anatomie, tant le besoin de revivre aussi dans ce domaine est immense.

Vingt heures ! La sonnette – je m'y suis habituée – ne me fait plus sursauter. Derrière un énorme bouquet de fleurs, le visage hilare de Marc. Et dans sa deuxième main, il cache aussi une bouteille de vin. Du blanc d'Alsace ! Avec ce Gewurztraminer, il se cache tant de souvenirs… ceux des émois des amours débutantes que nous avions connues, Pierre et moi. Un coup au cœur de revivre une fraction de seconde ce genre de flash-back ! Le gaillard qui entre résolument chez moi n'a rien perçu de ce trouble passager. Tant mieux, je n'ai aucune envie de pleurnicher ce soir. Nous sommes dans ma cuisine ; où trouver un vase pour sa gerbe ? Pour le vin, il y a sûrement un peu de place dans le frigo.

— Merci… tes fleurs sont… superbes.
— À ton image, ma belle : tu illumines tout ce soir, toi aussi.
— Oh, une petite robe simple, un chemisier potable, un trait de maquillage, et ça te rajeunit une femme…
— Ne sois pas aussi modeste : je te garantis que bien des types seraient heureux de dîner ici en ta compagnie ce soir. Tu en es consciente ?
— Mais non, ne raconte pas n'importe quoi…
— Tu sais bien que j'ai raison : tu es… enfin, comment te dire ça, tu es, oui, désirable. C'est bien le bon terme : tu donnes envie.
— Tu es là pour une dînette ou pour me draguer ?
— Et si les deux étaient possibles ou dans mes plans, ça te dérangerait vraiment ?

Pourquoi répondre à cette question ? De toute façon, je suppose que s'il est venu, c'est bien qu'au fond il a déjà une sorte de réponse. Je vire et tourne ; pas de vase à l'horizon de mon « chez-moi », alors je remplis d'eau un bac de l'évier et j'y plonge les demoiselles colorées. Lui m'a suivi, entre la table et la fenêtre sous laquelle se tient le plan de travail de la cuisine. Sentant sa présence dans mon dos, j'évite de me retourner brusquement. Est-ce bien son souffle qui court sur ma nuque ? Pas le temps d'être perplexe plus longuement ; deux mains enserrent mes hanches alors que je me redresse. Je reste immobile, et c'est tout son corps qui se presse contre le mien.

Je sais où il veut en venir, et mon cœur bat plus fort dans ma poitrine. La bouche qui sans vergogne se plaque à la base de mon oreille gauche y apporte une chaleur inusitée, et surtout me transmet un trouble prodigieux. Je me défais de l'étau qui me retient à contresens de lui ; pas pour fuir son étreinte, mais plutôt pour rendre mon côté « face » plus accessible. Il l'a senti, et cette fois ce sont bien nos deux bouches qui se rejoignent avec une certaine fougue. Je me liquéfie au sens littéral du terme. Comment refuser cette pelle qui déclenche partout en moi une avalanche de sensations dont je ne peux mesurer l'ampleur ?

Et c'est une suite ininterrompue de baisers qui font monter nos températures, qui me crispent aussi les nerfs. Et il est tendu : ça se sent surtout sous la ceinture ! Plaquée contre le rebord du plan de travail, à hauteur de mon bassin, ce qui se frotte à mon bas-ventre, je sais bien de quoi il s'agit… Il bande, et l'effet de cette trique que je devine à son contact ne fait que renforcer mon trouble. Ça décuple mes instincts de femelle en chaleur. Depuis si longtemps que je n'ai pas été caressée, cajolée, aimée tout bêtement… La pensée de ce qui se trame là devient obsédante.

Et « la petite robe simple » fait les frais de l'invasion du mâle. Il ne se contente plus de me rouler des gamelles : il avance résolument vers cette cible qu'il a ratée il n'y a pas si longtemps. Mon corps parfumé cède sous la pression de ce type en pleine forme, mais je ne demeure pas passive pour autant. Je m'accroche à son cou, gardant ainsi sa bouche au contact de mes lèvres. Ma langue aussi fouille, se noue d'amitié avec celle de Marc. Je suis bouillante de partout, et les doigts qui frisent d'un peu près ma culotte n'arrangent pas mon état. De surcroît, rien que l'idée qu'il sache que je suis trempée par-là renforce mes sécrétions intimes.

Les mots sont inutiles puisque les actes se font naturellement, et déjà il investit la place sans que je n'y trouve quoi que ce soit à redire. Je le maintiens le plus longtemps possible dans un bouche-à-bouche gourmand. C'est de la folie, cette barre qui me scie le ventre ! Et nous nous empêtrons dans nos vêtements sans oser encore nous en dépouiller ; seul l'ourlet de ma robe est soulevé pour faciliter l'avancée de son avant-bras. La position ne doit pas être très favorable puisqu'il est de quelques centimètres plus grand que moi. Il ploie son corps, gardant sa patte dans ma culotte, et je l'empêche de repousser en arrière sa tête en ventousant ses lippes.

La lutte n'est que de courte durée. Je cède sous l'envie qui me fait grimper le cœur dans les tours. Quand me soulève-t-il pour me coller les fesses sur le plan de travail ? Je ne cherche pas à résister. Et cette bouche qui quitte la mienne, c'est bien pour en retrouver une autre tout aussi prête à la recevoir. Le triangle de chiffon qui me couvre l'entrejambe glisse, tiré vers le bas par des mains impatientes, mais si divinement chaudes. Aucune velléité à repousser les avances de Marc. Cette fois, il est dans le vif du sujet. Comment mes deux jambes passent-elles par-dessus ses épaules ? Aucune idée, mais c'est avec les paupières closes que je suis léchouillée.

Pas de refus non plus de cette vague que je sens déferler au tréfonds de moi. Ce sont mes doigts qui s'accrochent spontanément à la tignasse brune qui fourrage dans ce lieu inutilisé depuis « la nuit Éric ». J'en oublie le temps et… mon soufflé dans le four, pour un autre repas, bien plus intime. Dans mon brouillard le four sonne, mais je suis occupée d'une si agréable manière que je n'ai pas l'intention de tout stopper pour arrêter la cuisson. C'est donc assez crûment que sur le plan de travail, auprès de l'évier, je redeviens une femme. C'est fort, violent, mais si bon ! Alors je crie, je hurle sans doute, et surtout je laboure tout ce que mes ongles peuvent approcher.

Marc se révèle être un amant patient ; il remet le couvert dès qu'une remise en forme le permet. Mais cette fois c'est sur ma couche que nous apprécions ces câlins mutuels qui entretiennent une certaine chaleur entre nous. Et j'ose ces caresses qui donnent sinon des ailes aux messieurs, du moins l'envie de revivre pleinement une possession que je bénis. En bon ouvrier, il remet son outillage en œuvre, me gardant au chaud par de tendres voyages linguaux que j'apprécie. Un dialogue seulement gestuel, une approche purement sensuelle de nos désirs confondus. Et… le final est à la hauteur de toutes mes espérances !

Ce qui fait que nous ne dînons pas, mais que le dessert est servi avant le repas. Dans le grand lit, ni lui ni moi ne bougeons plus. Une accalmie due à cette course effrénée vers un plaisir qu'il a si bien su m'offrir. Je suis repue de ses caresses, alanguie par cette envolée de plusieurs orgasmes successifs. Et nous restons là, avec seulement nos deux flancs collés l'un à l'autre, nos doigts entrelacés. Ça dure très longtemps, et je suis la première à briser le silence par le son de ma voix :

— Pff ! Avec tout cela, nous n'avons pas pris le temps de manger ni de boire un verre. Tu as soif ?
— Ben… je me demandais quand tu allais me le proposer.
— Ton blanc d'Alsace doit être frais, non ?
— Oui… et n'oublie pas que le four a gémi depuis un sacré bout de temps !
— Oh zut ! C'est vrai… Merde ! …euh, pardon ! Mon soufflé…

Mue par l'idée que tout va être cramé, je bondis hors du pieu et file directement à la cuisine. Fort heureusement, le thermostat était réglé sur un temps de cuisson idéal. Le soufflé est toujours à sa place et… miracle, il est gonflé, doré, en un mot comme en mille, appétissant !

— Marc ! Marc !

Je crie suffisamment fort pour qu'il me suppose en danger ; sans doute, puisqu'il rapplique en courant. J'ai un vrai fou rire en voyant ballotter sa zigounette. Il saisit instantanément le ridicule de la situation. Ses deux paluches en conques viennent recouvrir les « deux orphelines et la petite chose ».

— Le soufflé me semble encore comestible. Tu as faim ?
— Mince alors ! J'ai eu peur : j'ai cru qu'il était arrivé une catastrophe. Tu m'as filé un coup de chaud…
— Ah bon ? Ben… tu ne vas pas rester avec tes pattes sur ton machin tout le reste de la soirée. Lavons-nous les mimines, et hop ! À table !

Ça dégouline de bons sentiments ; ça coule de source, et nos fourchettes se croisent pour atteindre le gosier qui nous fait face. Chacun y va de sa petite becquée, gestes éminemment amoureux qui me donnent l'impression d'un renouveau. Le sexe creuse l'estomac ? Je mange avec un appétit sans égal depuis bien longtemps. Il apprécie, mais est-il sincère ou seulement sous le coup de cette tendresse qui confère à notre première fois un goût de « retournes-y » ? La compote de fraises est une occasion unique pour Marc de reprendre un duel amoureux que je ne rejette nullement. Lorsqu'il se lève, me reprend la main et m'entraîne vers la chambre, il n'omet pas de saisir aussi sa coupe de fruits rouges.

Il m'installe à son idée, totalement allongée, et à l'aide d'une cuillère remplie de pulpe rougie et sucrée il m'enduit la poitrine de cette mixture. Deux traînées qui partent de chacun de mes seins pour rejoindre mon ombilic, là où il dépose un monticule coloré, lequel dépasse du cratère du nombril. Une autre ligne pour se perdre dans ma toison pubienne, et enfin il tartine – oui, je ne connais pas d'autre vocable pour l'expliquer – il tartine mon sexe de dessert. Débute là un très très long périple de sa langue. Une façon originale de me redonner envie en dégustant ma breuillotte de fraises. Je ne suis plus, inutile de le dire, qu'un immense soupir. C'est… inimaginable, le nombre de frissons qui parcourent mon corps tout entier. Je n'aime pas : c'est bien au-delà de ce simple sentiment.

Il a tout bien léché, avalé, mais il en reste un fond dans sa coupe. Je comprends enfin à quoi ce reliquat était destiné, depuis le début de son opération « léchage » ; il ne prend pas la cuillère cette fois, mais c'est bien sa queue qui est directement introduite dans la coupelle. Je sais ! Je sens exactement ce qu'il veut faire, et… j'en suis presque fan. Le pinceau est d'un rouge qui m'en rappelle un autre ; couleur d'un refus précédent. Qu'à cela ne tienne ! Je vois l'épine recouverte de coulis s'approcher de mes lèvres. Il me retient les bras, m'interdisant de l'empoigner, et nous rions de cette aventure. La bouche en cul de poule, deux lèvres entrouvertes, je ferme les volets.

C'est sucré, c'est chaud, ça sent la fraise et la crème ; c'est une autre délicate manière d'apprécier la compote… et j'adore. À tel point que je me gorge de ce sucre d'orge nouvelle formule, que je relèche assidûment toutes les traces de ce nectar proposé de si élégante façon. Il n'y a pas de dessin à faire pour deviner la fin de cet épisode : missionnaires nous devenons pour une posture des plus banales, mais efficace. Je strie encore et encore de mes ongles ce dos qui flotte à quelques centimètres de ma poitrine, qui s'y vautre parfois. Et je le cramponne pour ressentir ce moment si précieux, celui où l'homme se libère.

À partir de cet instant, mes souvenirs s'estompent. Je sombre dans un néant réparateur, et je présume que mon complice fait de même. Combien dure cet engourdissement total ? Aucune idée, mais lorsque je reviens à moi, le corps chaud de mon amant est lové contre moi. Je me sens bien, presque heureuse. Et machinalement mes doigts qui sont posés sur sa cuisse font une remontée vers ce mollusque qui dort, comme son propriétaire. Une caresse intime pour un remerciement sincère. Ce truc si humble en cet instant s'est avéré royal au moment décisif, et je lui en sais gré. Le contact de ma main sur le loir a-t-il raison de son calme ? La tête se redresse sans que j'exerce trop mes attouchements.

Au son de sa respiration qui s'accélère, je sais que mon bel étalon ne roupille plus ; je le vérifie de suite :

— Tu dors encore, Marc ?
— Non. Tu peux continuer, j'aime vraiment…
— J'ai encore besoin de… te sentir en moi. Oui, c'est bon de se sentir si vivante.
— … ? Alors viens… viens, ma belle.

Je me tourne pourtant le visage vers le mur. Devinant ce que je veux, il se love contre mon dos, frottant son bas-ventre contre mes fesses. Sans à-coups, avec juste un peu de patience, il parvient sans l'aide de ses pattes à faire venir en moi son sexe. Et j'avoue que j'adore cette position où il me tient par les reins alors qu'il va et vient en moi. Je suis surprise par le bruit que fait notre coït, puis il me revient à l'esprit qu'il s'est répandu là avant de dormir. Ça coulisse merveilleusement, et je perçois toutes les vibrations de sa queue qui écarte les parois de ma chatte parfaitement lubrifiée. Un vrai bonheur qui m'entraîne dans un orgasme plus feutré, mais tellement tendre. Ces gémissements que mes oreilles captent, ce sont les miens ?