Tous pour une

La salle de bal du palais du Louvre était dans une effervescence totalement inhabituelle. En ce mois de mai 1648, le Mazarin – que l'on ne connaissait pas si prodigue – offrait un somptueux bal masqué en l'honneur de la reine et du petit roi.

Tout n'était là que prétexte, évidemment, comme toujours avec l'Italien. Il s'agissait, en les réunissant en un même endroit, de recevoir de manière non officielle tout ce que le royaume comptait de ligueurs et de nobles fidèles au parti du Premier ministre, et de montrer ainsi aux princes frondeurs que si Paris semblait acquis à leur cause, les provinces, elles, ne l'étaient pas. Il s'agissait, en outre, de faire fléchir les plus faibles d'entre eux et, à l'aide de cajoleries et de promesses, de les amener à changer de camp. Il fallait bien gagner la guerre contre l'Espagne ; et pour ce faire, il fallait bien lever de nouveaux impôts et faire fléchir le parlement de Paris. Et la noblesse frondeuse s'y opposait… prétendument au nom de peuple.

Lissant sa fine moustache et souriant à tous comme à son habitude, Mazarin se disait amèrement que c'était bien la première fois que les privilégiés s'inquiétaient du sort des petites gens.

Tout ce que le royaume comptait de gens célèbres était présent : le prince de Beaufort, le cardinal de Retz, le duc et la duchesse de la Rochefoucauld, le prince de Conti, le prince de Condé, la duchesse de Longueville, mais également des artistes, des poètes et bien d'autres, tous portant masques et déguisements, ce qui certes rendait toute identification compliquée mais allait permettre aux entretiens que le Mazarin se promettait d'avoir toute la discrétion voulue. Quant à la sécurité des lieux, elle avait été confiée à la garde des mousquetaires gris, sous le commandement du lieutenant d'Artagnan.

D'Artagnan, justement, déambulait tranquillement dans la salle entre les groupes qui se formaient tout en laissant traîner ses oreilles un peu partout afin de reconnaître les invités. Une voix rocailleuse et bien connue l'interpella soudain :

— Ventre saint-gris ! D'Artagnan… Toujours à me surveiller !
— Rochefort, vieille canaille ! Vous faites partie des invités ?
— Eh oui… Un peu malgré moi, je dois bien avouer. Venez, isolons-nous un peu…

Après une fraternelle accolade, propre aux gens d'honneur que les aléas de la vie opposent sans qu'ils puissent se haïr vraiment, les deux anciens ennemis se mirent un peu à l'écart des autres.

— Alors, Rochefort… qu'est-ce qui vous amène au milieu de ce repaire de loups ?
— Le Mazarin lui-même.
— N'aviez-vous pas pourtant juré de le tuer de vos propres mains ?
— Mon serment tient toujours ; mais ne sortez pas tout de suite votre lame : je ne ferai rien ce soir. Cette hyène m'a fait sortir ce matin de mon cachot de Vincennes pour complaire à son futur ami le duc de Beaufort.
— Diantre… Beaufort et le Mazarin ensemble…
— Disons qu'il s'agit des prémices d'une longue négociation.
— Qui va durer longtemps…
— Au moins jusqu'à la mort du Mazarin.
— Canaille ! dit d'Artagnan en riant de toutes ses dents.
— Non pas, mon ami ; c'est de la politique, rien de plus.
— Je n'entends rien à ces choses-là ; je n'en ai pas le goût.
— Et c'est bien là ce qui me peine… Si vous l'aviez, cela fait longtemps que vous ne seriez plus lieutenant. Vous valez mieux que ça, que diable !
— Je sers le royaume, Rochefort…
— Moi aussi ; mais on peut servir ses intérêts en même temps, et…

Des murmures stoppèrent la conversation de nos deux bavards qui se retrouvèrent au milieu d'un groupe d'invités. Venait d'entrer un couple sur lequel tous les regards s'étaient retournés. L'homme revêtu d'un costume vert, à la mode du bon roi Henri, était brun ; son pas était assuré, et dans son regard noir et dur chacun pouvait lire des éclats de violence contenue. Mais c'était sa femme qui attirait d'emblée tous les regards. Elle aussi était brune, avec des yeux vert émeraude qui ne pouvaient laisser personne indifférent. Sa robe était noire, et son regard semblait d'une tristesse infinie. Ses cheveux remontés en chignon laissaient apparaître un cou gracile que portaient de magnifiques épaules.

— Ventre saint-gris, quelle belle femme ! dit Rochefort. Mais quelle tristesse dans le regard : on dirait qu'elle porte le deuil.
— C'est la princesse de Vendôme, répondit d'Artagnan d'une voix lourde.
— Ah…
— Dites-nous-en plus, lieutenant… demanda un coq rouge sous le masque duquel d'Artagnan reconnut le cardinal de Retz.
— Allons, Monsieur ; c'est une histoire si triste…
— Racontez, lieutenant ; les histoires tristes sont tellement poétiques…
— Il y a quelques années, la princesse tomba amoureuse d'un mousquetaire, le chevalier d'Herblay.
— Et alors ? demanda un moine au visage entièrement masqué.
— Et alors, cet imbécile crut que leur amour était possible.
— Mais tous les amours sont possibles ! s'exclama une princesse indienne.
— Ah, Madame… Tous les amours sont permis, et tous les cocus le prennent bien, ici, en notre bonne ville de Paris. Mais la princesse était vertueuse, et elle voulut s'enfuir avec son chevalier.
— De plus en plus intéressant… murmura de Retz.
— Le chevalier organisa leur départ pour Londres, ville dans laquelle il avait de nombreux amis et la protection du roi Jacques, à qui il avait rendu de nombreux services. Mais au dernier moment, tout fut découvert. Depuis, la princesse vit enfermée, sans avoir le droit de voir personne.
— Et le chevalier ?
— Il a quitté les mousquetaires et est entré dans les ordres.
— Voilà une bien triste histoire, en effet ; cela me rappelle…

Rochefort tira alors d'Artagnan par la manche.

— Le chevalier d'Herblay, avez-vous dit ?
— Oui.
— Aramis, donc… Voilà qui est fâcheux.
— Pourquoi cela, Rochefort ? Aramis n'est plus dangereux pour personne ; il se morfond dans son monastère.
— Aramis est ici. Je lui ai parlé quelques instants avant de vous rencontrer.


Encadrée par deux gardes du corps, Caroline de Vendôme regardait d'un œil indifférent tous ces gens qui dansaient et s'amusaient à grand bruit. Le prince Philippe avait été invité dans le bureau du Premier ministre ; l'entretient n'allait pas durer très longtemps, elle le savait. Ensuite, ils ne s'attarderaient pas à la fête. Ils rentreraient immédiatement, aussi vite qu'ils étaient venus, et elle retrouverait les murs de son château-prison. Elle vit alors un vieux prêtre s'approcher d'elle. Un de ces « hommes de Dieu » qu'elle détestait tant. Un de ces hommes qui entouraient sans cesse son mari et le conseillaient sur la meilleure manière de la garder en prison, qui l'accompagnaient dans ses promenades dans les jardins du château, qui lui interdisaient d'ouvrir la fenêtre en été… Un des gardes se planta devant la princesse et dit d'une voix forte, sans aucun souci de discrétion envers les autres convives :

— Désolé, Monsieur. La princesse de Vendôme ne danse pas.
— Imbécile, murmura doucement le prêtre derrière sa barbe hirsute qui paraissait plus grise que blanche à cause de la saleté. À qui crois-tu parler ? Je suis le confesseur de Son Excellence, et nous venons de tomber d'accord avec son mari sur le fait qu'une vraie confession lui serait agréable.
— Mais…
— Suivez-moi à la chapelle, Madame… Quant à vous, vous pouvez sans doute aller protester auprès de Son Excellence, ou qui sait, de la reine qui danse là-bas…

La princesse suivit le prêtre qui marchait à petit pas dans un long corridor. Elle était plus résignée que jamais, mais qu'importait après tout. Une confession de plus… Elle allait avouer, une fois de plus, la passion qui avait envahi son âme et son corps tout entier pour son beau chevalier. On allait lui dire que cela était un péché abominable aux yeux du Seigneur, un affront intolérable aux sacrements de l'Église, et qu'il fallait qu'elle expie. Et elle expierait, en attendant d'expirer.

— Le confessionnal est loin d'ici, Madame. Si cela vous agrée, nous allons commencer la confession chemin faisant.
— Comme il vous plaira.
— Je vous écoute…
— Pardonnez-moi, mon Père, parce que j'ai péché…
— Non, non… Ne me demandez pas l'impossible : il n'appartient qu'à Dieu de pardonner.
— C'est pourtant ce que prétendent vos coreligionnaires.

Le prêtre se redressa soudain, ôtant sa capuche et sa barbe postiche.

— Je crois plutôt que c'est moi, Madame, qui dois vous demander pardon de vous avoir tant fait attendre.
— René !
— Caroline…

Elle se réfugia immédiatement dans ses bras. Elle tremblait de tout son être, et elle le sentait trembler également… Leurs yeux se croisèrent ; ils se noyèrent chacun dans le miroir de l'âme de l'autre. Leurs lèvres se frôlèrent, puis leurs bouches s'offrirent, leurs langues se mêlèrent, échangeant ce baiser qu'ils attendaient depuis plusieurs années. Puis leurs bouches se séparèrent et il lui embrassa le cou et les épaules tandis qu'elle lui passait passionnément les doigts dans les cheveux.

— Oh, mon amour… Pourquoi… pourquoi prendre un tel risque ? Nous allons rouvrir nos plaies, et souffrir encore plus qu'avant…
— Nous ne souffrirons plus, Caroline, plus jamais. Un carrosse et deux amis fidèles nous attendent dehors.

Soudain, Aramis se figea et porta la main à l'épée cachée sous sa robe de prêtre. Un homme en noir accourait en leur direction.

— Rochefort ?
— Partez vite, mon ami… Le prince est sorti du bureau du Mazarin. Il est furieux de la disparition de Madame, mais d'Artagnan le balade d'étage en étage. Vous avez peu de temps… Faites vite.
— Alors nous dirons quatre amis, car vous en êtes cette fois, Rochefort…
— Votre histoire m'a bouleversé… Je ne suis pas qu'un tueur ; j'ai aussi un cœur qui bat.
— Puisse-t-il battre longtemps pour ce que vous faites ! Un pour tous !
— Non, Monsieur : cette fois, ce sera Tous pour Une.

Les deux amants sortirent promptement du Louvre devant lequel un carrosse et deux cavaliers attendaient. Ils montèrent à l'intérieur, claquèrent la porte, et le cocher démarra en trombe. La violence d'une secousse fit tomber Caroline aux genoux de son amant. Il se pencha pour la relever.

— Non, mon amour… Laisse-moi donc faire, dit-elle en passant sa main dans l'entrejambe du chevalier.
— Que fais-tu, Caroline ?
— Je cherche ton épée…

Elle dégrafa son pantalon et prit son sexe déjà dur entre ses doigts. Après avoir fait monter l'excitation d'Aramis à son paroxysme, elle remonta sa robe et vint s'asseoir sur lui. Elle était prête, elle aussi… Elle sentit entrer en elle le sexe large et chaud de son amant, et se mit alors à l'embrasser à pleine bouche tout en déchirant le haut de son vertugadin.

— Je veux ta bouche sur mes seins, mon amour… Lèche-les, suce-les, mordille-les… s'il te plaît… Oui… comme ça… Oui…

Ils jouirent tous les deux rapidement, presque immédiatement, comme les adolescents qu'ils étaient soudain redevenus. Puis, calmés, assis à nouveau l'un en face de l'autre, ils se contemplèrent longuement, sans avoir besoin de parler. Le temps qu'on leur avait volé n'avait rien changé ni dans leurs âmes, ni dans leurs cœurs. La vie recommençait.