Dans la main de Dieu

Persuadé que le lecteur n'aura pas le cœur de laisser Caroline de Vendôme seule et abandonnée dans l'obscurité de cet odieux endroit, nous nous efforcerons de lui tenir un temps compagnie. Hélas, des siècles entiers nous séparent, et nous ne pouvons que compatir sans qu'elle le sache le moins du monde. À moins que, par un de ces miracles de l'Univers que personne n'est capable d'expliquer, notre sympathie (dans le sens premier du mot, c'est à dire : « souffrir avec ») ne puisse lui être transmise par la seule force de notre pensée.

On aurait tort de croire que la marche du temps est la même pour chacun d'entre nous. Les heures de plaisir sont toujours plus courtes que les heures de souffrance ou d'angoisse, et ces deux jours d'enfermement allaient paraître une éternité à notre belle héroïne.

C'est tout d'abord le froid qui se fit sentir en premier. La chemise que la princesse portait lors de l'assaut des sicaires de Longueville lui avait été arrachée, la laissant totalement nue. Nous n'étions qu'au début du printemps, et les sous-sols de la résidence où elle était prisonnière étaient encore glacés.
Un froid qui la faisait grelotter et auquel l'étroitesse de sa cage de fer empêchait toute échappatoire dans la mesure où elle ne pouvait ni s'y tenir debout, ni s'y allonger dans une position qui lui aurait permis de trouver un peu de confort.

Puis vint la faim… Caroline avait certes l'habitude de se contenter de repas frugaux, mais cela faisait presque une journée entière qu'elle n'avait rien mangé. Elle sentait son ventre se nouer ; son estomac se mit à la torturer à son tour, et tout cela augmentait la sensation de froid…
Puis la soif… Elle vint après. Supportable au début, elle se fit de plus en plus lancinante au fur et mesure que les heures passaient. La seule façon de l'oublier un peu aurait été de dormir, mais comment trouver le sommeil dans de telles conditions de détention ?

Alors Caroline s'accrocha à la seule pensée capable de la soutenir encore un peu. La duchesse de Longueville avait affirmé qu'Aramis lui avait échappé. Et elle savait que jamais son chevalier servant ne l'abandonnerait à son sort. Elle l'imaginait abattu, certes, mais elle le savait furieux, en train d'imaginer quelque plan pour la sortir de là. Et elle savait qu'il n'était pas seul. Elle mit ses derniers espoirs dans ses trois compagnons des derniers jours, et elle qui ne croyait plus en Dieu depuis tant d'années se décida à prier.

Ah, chère Caroline… Si vous aviez su en cet instant comment la main de Dieu guidait les cinq (et non plus trois) compagnons qui venaient à votre secours, ce n'est pas des prières désespérées que vous lui auriez adressé, mais un concert de louanges.


À quelques lieues de l'hôtel privé de madame de Longueville, un carrosse tiré par quatre chevaux avançait lentement dans la nuit, accompagné par deux hommes en armes. Le long manteau noir qui enveloppait chacun d'entre eux et le visage que tous gardaient baissé sous son chapeau assuraient leur complet anonymat. Cependant, le lecteur attentif à l'histoire aura compris de qui nous parlons. D'autant plus que la taille gigantesque de l'un des cavaliers ne lui laissera aucun doute sur son identité.

Porthos, donc, était heureux. Si ses compagnons étaient à cette heure plongés dans des méditations plus ou moins profondes, lui était tout à son bonheur de servir. Il aimait l'aventure, et ne doutait jamais que le succès couronne ses entreprises. Pour lui, les choses étaient d'une enfantine simplicité. Il était invincible, et ses compagnons étaient les plus fines lames du royaume. Il s'était amusé en écoutant ses quatre autres amis préparer leur plan avec autant de minutie que de rigueur. Lui, ce plan, il l'avait en tête depuis bien longtemps : on entrerait chez madame de Longueville, on transpercerait quelques corps, fracasserait quelques crânes, on délivrerait la princesse et on repartirait. Et ensuite, on ferait la fête, palsambleu !

D'Artagnan conduisait le carrosse. Et lui aussi était heureux. Il avait retrouvé ses amis, et s'était rendu compte avec autant de bonheur que de surprise que leur amitié était intacte. Rien n'avait changé… Porthos était toujours aussi généreux, Athos continuait d'agir en frère aîné de leur confrérie ; quant à Aramis, il était toujours en quête de cet Absolu qui le rendait presque mystique au moment de l'action et le faisait redevenir guerrier au moment de la réflexion. Il avait trouvé cet Absolu dans les beaux yeux vert émeraude de Caroline et après tout, pensait d'Artagnan, celui-là en valait bien un autre, pourvu qu'il y trouve son bonheur. Il pensa à son Augustine. Ah, comme il aurait voulu en cet instant la voir avec les mêmes yeux que son ami voyait sa bien-aimée… Il se promit d'essayer à son retour.

Athos était sans doute le seul à s'inquiéter. Oh, certes pas pour sa vie : il était prêt depuis bien longtemps à la sacrifier pour une cause qui en valait la peine, et celle qui le menait à la bataille en cet instant lui semblait l'être. Mais il aimait passionnément ses amis et redoutait qu'il ne leur arrivât malheur. Il savait depuis longtemps qu'au combat le hasard est incontrôlable. Ses compagnons avaient beau être les plus aguerris, les meilleurs épées du royaume de France, il avait beau reconnaître que leur plan était ingénieux dans sa simplicité et avait tout prévu, il savait que parfois le sort décide d'être défavorable et que dans ces moments plus rien ne se passe comme on le souhaite. Et, plus encore que la vie de ses compagnons, il craignait pour la vie de Caroline, tant il connaissait la cruauté de la duchesse de Longueville.

À l'intérieur du carrosse, Aramis faisait face à Rochefort et essayait de lire dans le fond de ses yeux. Qui donc était-il ? Pouvait-on vraiment lui faire confiance ? Qui servait-il à part lui-même ? Aux ordres de Beaufort, il était en mission pour le Mazarin qu'il prétendait trahir au profit des anciens mousquetaires, tout en haïssant Longueville dont il était encore sans doute amoureux… On arrivait au dénouement de l'histoire ; il allait falloir que chacun abatte ses cartes. Quelles étaient donc les cartes de Rochefort ?

— Nous arrivons, je crois, Chevalier…
— Oui, nous touchons au but.
— Alors il va falloir que je vous lie les mains.
— Serrez fort, je vous prie. Il faut que tout cela ait l'air vrai.
— Vous pouvez compter sur moi ; j'ai encore en mémoire un de vos coups d'épée qui m'a laissé deux mois avec le bras en écharpe.

Aramis joignit ses mains dans le dos en frémissant.


Madame de Longueville avait l'art et la manière de toujours obtenir ce qu'elle voulait. Avec les hommes, cela avait toujours été d'une extrême simplicité, et somme toute assez ennuyeux. Avec les femmes, cela nécessitait de faire preuve de beaucoup plus d'imagination. Et lorsqu'il s'agissait de faire souffrir, de mettre à la torture, elle en avait à revendre.

Elle avait dit deux jours sans manger ni boire, et elle savait parfaitement ce qu'elle faisait. Au bout de deux jours, le corps commençait à s'habituer et on ne ressentait plus la faim de la même façon. Quant à la soif, il ne fallait pas excéder trois jours au risque de provoquer d'irréversibles séquelles. Or, elle ne souhaitait pas la mort de sa prisonnière : elle souhaitait son abaissement et sa déchéance. Retz avait demandé à ce que son sang ne coule pas ; il ne coulerait donc pas. Mais plus rien ne resterait de la « princesse » quand elle en aurait terminé avec elle. Elle serait devenue une esclave docile, prête à embarquer pour la Louisiane, et on en tirerait un bon prix.

La duchesse descendit donc avec deux gardes dans la salle de torture où elle retrouva Caroline, qui dès qu'elle la vit s'accrocha aux barreaux de sa cage et la regarda d'un regard à la fois terrifié et implorant.

— Donnez-lui à manger ; je ne tiens pas à ce qu'elle meure de faim tout de suite, ordonna Longueville à un des gardes qui apporta à Caroline un petit bol de poisson dont elle s'empara et dévora le contenu.

C'était bien évidemment un piège odieux, une fois de plus. Le poisson était abondamment salé et ne faisait que renforcer la soif de la pauvre Caroline. Mais la faim lui tenaillait tellement l'estomac qu'il lui était impossible de ne pas manger. Elle eut bientôt terminé le bol en entier.

— Tu en veux encore, petite chienne ?
— Je veux à boire… S'il vous plaît…
— Tout à l'heure, si tu es bien sage. Resservez-lui du poisson.

C'était horrible à voir. La pauvre enfant ne pouvait s'empêcher d'avaler goulûment ce repas empoisonné qui allait la mettre totalement sous la coupe de sa terrible geôlière. Elle termina à nouveau son bol de poisson séché.

— À boire, Madame… S'il vous plaît…
— Soit. Tu vois, je ne suis pas si mauvaise.

Longueville remplit d'eau une coupe aux bords assez larges et la tendit à Caroline. Hélas, cette coupe ne passait pas entre les barreaux de la cage.

— Eh bien, chienne, fais un effort quand même !
— Je… je ne peux la prendre, Madame.
— Alors tant pis pour toi ! Ah-ah-ah…

Et Longueville but la coupe lentement devant sa prisonnière, qui se remit à supplier.

— S'il vous plaît, Madame… Je vous en prie… Je vous en supplie…
— Es-tu prête à faire cette fois tout ce que je te demanderai, catin ?
— Oui… Oui, Madame ; tout ce que vous demanderez.

À cet instant, la porte s'ouvrit et un garde interrompit la conversation.

— Madame, le comte de Rochefort demande à vous voir d'urgence ; il amène avec lui un prisonnier.
— Bien. Faites-le entrer, et priez-le de m'attendre. Je suis à lui dans quelques instants.

Puis, se retournant vers Caroline :

— Tu attendras un peu avant de boire, petite chienne. Non, ne pleure pas. Rassure-toi ; je n'ai qu'une parole : tu pourras bientôt laper tout ton saoul la chatte humide de ta maîtresse encore pleine du foutre de ton amant.
— Non… Pas Aramis… C'est impossible !
— Bien sûr que si.
— Ne lui faites pas de mal, je vous en conjure…
— Lui faire du mal ? Pour qui me prends-tu ? Je vais lui faire beaucoup de bien, au contraire… Et comme je suis bonne fille, je lui permettrai de te faire ses adieux pendant que tu t'occuperas de me satisfaire. Car je doute qu'il survive longtemps ensuite, le cœur déchiré par le chagrin lorsqu'il saura la putain que tu seras devenue. Eh oui, petite chienne, c'est toi, et toi seule qui tueras Aramis. Ah-ah-ah…


Rochefort entra dans le boudoir de madame de Longueville en poussant Aramis sans ménagement devant lui. Il tomba, les yeux baissés et totalement vides d'expression aux genoux de la duchesse qui le regarda de toute sa hauteur, s'assura que ses poignets étaient bien liés dans le dos, et sembla se désintéresser de lui complètement. Elle avait son jouet, un de plus… Elle s'attendait à plus de joie, à ressentir plus de désir envers cet homme qui lui avait donné tant de plaisirs. Elle se demanda finalement ce qu'elle pourrait bien en faire. Elle reporta son attention sur le comte.

— Eh bien, Rochefort, quelle surprise !
— Une promesse est une promesse, Madame, et vous savez comment je tiens les miennes.
— Je dois reconnaître que je vous ai sous-estimé, mon ami.
— C'est hélas le cas de bien des gens qui ne sont plus là pour en témoigner.
— Qu'est-ce à dire, comte ?
— Que j'ai rempli ma part du marché, et que je compte bien désormais sur votre loyauté.
— Vous savez qu'elle vous est acquise.
— Soit ; alors je vous livre le chevalier d'Herblay, mais en échange, j'attends que vous me permettiez de remplir ma mission en me livrant madame de Vendôme.
— Ce serait avec plaisir, comte, mais j'ignore où cette garce se trouve à l'heure qu'il est.
— Pardonnez-moi, Madame, mais j'ai de sérieux doutes à ce sujet.
— Vous ne devez pas douter de moi, Rochefort… jamais. Vous savez bien ce que j'ai toujours éprouvé pour vous.
— Oui, Madame : du mépris, je sais.
— Comment osez-vous ?
— Et vous, comment osez-vous ? Je vous ai vue de mes yeux enlever la princesse de Vendôme, et vous avez encore le front de me mentir ? Ah, Madame, comme je suis déçu ! répliqua Rochefort en tirant son épée.
— Mon pauvre Rochefort, vous êtes complètement fou. Comment imaginez-vous sortir d'ici vivant en vous en prenant à moi ? Gardes !

La porte du boudoir s'ouvrit violemment. Athos, Porthos et d'Artagnan firent irruption.

— Je crains que vos gardes du corps ne soient « légèrement indisposés », dit d'Artagnan en souriant.
— Mon Dieu, qu'avez vous fait ?
— Pardieu, nous sommes entrés, répondit Porthos dans un grand rire.
— J'espère que vous nous pardonnerez d'avoir mis un peu de désordre dans votre salle de réception, s'excusa onctueusement Athos.
— Et maintenant, Madame, reprit Rochefort avec un rictus haineux au coin des lèvres, je crois qu'il va vous falloir répondre de vos actes.

Aramis releva la tête pour la première fois et regarda dans les yeux la mante religieuse qui avait été sa maîtresse, si longtemps auparavant. Mais il n'y avait aucune compassion, aucune pitié dans son regard.

— C'est l'heure du jugement, Madame. Quel dommage que vous ne croyiez pas en Dieu… Lui seul à cette heure pourrait encore avoir pitié de vous.


Caroline fut promptement délivrée et recouverte de la chaude cape de Porthos. Aramis lui porta une coupe d'eau fraîche aux lèvres.

— Bois lentement, mon amour… Bien… Ne t'inquiète pas, il y en a suffisamment pour étancher ta soif.
— Oh, René, j'ai eu si peur…
— C'est terminé maintenant ; tu ne crains plus rien.
— Peur pour toi, idiot !
— Pour moi ?
— Ma petite soubrette sans défense…
— Veux-tu te taire, sorcière ! se défendit-il en l'embrassant.

Pendant ce temps, un petit tabouret de bois avait été installé au centre de la pièce, sur lequel avait pris place madame de Longueville qui, malgré la délicatesse de sa situation, avait gardé un air d'arrogance insupportable. Le comte de Rochefort, toujours l'épée à la main, prit la parole en premier :

— Madame, voici venu pour vous le temps de répondre de vos crimes. Et ils sont innombrables : trahisons, enlèvements, tortures, assassinats. Je demande la mort !
— Attendez, Rochefort, intervint Athos ; je ne veux pas me montrer envers cette créature plus clément qu'il ne faudrait, mais je voudrais cependant vous faire part de mon point de vue avant que vous n'exécutiez cette diablesse.
— Je vous écoute, Athos.
— Nous parlions vous et moi à cœur ouvert l'autre jour, et nous avons évoqué le fait qu'il était important pour vous de préserver toujours vos intérêts.
— En effet.
— Eh bien, je doute que vos intérêts ne soient compatibles avec l'exécution de madame de Longueville.
— Il est parfois des moments de nos vies où il faut écouter son cœur, mon ami.
— Je n'en doute pas. Mais écouter son cœur, ce n'est pas se laisser aveugler par la haine. Si vous tuez madame de Longueville, vous deviendrez à vie l'ennemi du prince de Gondi. Il réclamera alors votre tête au Mazarin comme à monsieur de Beaufort. Nous ne sommes tous ici que des pions sur l'échiquier des grands du royaume ; personne ne pourra dès lors intervenir en votre faveur. Vous aurez fait couler du sang royal. Vous connaissez la peine encourue : la roue, l'écartèlement, puis la décapitation.
— Mais il faut bien que justice soit rendue, Athos. Il ne s'agit pas que de moi seul.
— Considérez également l'avis d'Aramis et de madame de Vendôme.
— Pour moi, dit Aramis, cette femme doit être mise hors d'état de nuire. Or, il apparaît qu'elle serait nuisible de part sa mort elle-même. Nous pourrions la remettre entre les mains du Mazarin.
— Pour quels motifs ? demanda d'Artagnan.
— Pour m'avoir fait assassiner, ainsi que Caroline. Ainsi, le Mazarin sera impitoyable envers elle, et personne ne nous cherchera plus.
— Voilà qui est fort habile ! s'exclama Porthos. Allons, qu'on l'attache et qu'on la mène au Mazarin. Ensuite, nous irons à l'auberge du Bon Moine, et…
— Inutile, Messieurs… LE Mazarin s'est déplacé jusqu'à vous !

Tous levèrent les yeux et découvrirent avec effroi le cardinal Premier ministre descendant les escaliers accompagné d'une trentaine de mousquetaires gris.
Ils tirèrent leurs épées, se préparant à livrer un combat bien inégal et cette fois perdu d'avance.

— Allons, Messieurs… Rangez donc vos armes. Elles ne seront d'aucune utilité dans l'affaire qui nous préoccupe.
— Je suis au regret, Votre Éminence, dit d'Artagnan, mais nous savons le sort qui nous attend et nous préférons choisir notre mort… avec votre permission.
— Vous ne l'avez pas, capitaine d'Artagnan. Vous êtes aux arrêts. Huit jours, pour avoir désobéi.
— Que Votre Éminence me pardonne, mais huit jours me semblent bien légers pour une désertion. Et je ne suis que lieutenant, pas capitaine.
— Vous l'êtes depuis ce matin.
— Diantre, est-ce ainsi que l'on punit les renégats aujourd'hui ?
— Oh, si j'avais été seul à décider, vous seriez resté lieutenant. Mais il s'avère que la reine s'est souvenue de vous, et d'un menu service que vous lui auriez rendu autrefois.
— S'il plaît à Votre Éminence de me montrer l'ordre de ma nomination…
— Je suis désolé, mais je ne l'ai pas emporté avec moi. La coutume veut que l'on me croie sur parole.
— Vous voudrez bien pardonner mon jeune ami, Votre Éminence, mais habitué comme il est aux gasconnades…
— Ah… Comte de la Fère, sans doute ?
— Athos, pour vous servir.
— Il serait temps… Les mousquetaires ont besoin d'hommes de votre trempe. Je ne comprends pas ce qui a pu vous faire quitter cet ordre si prestigieux.
— Beaucoup de temps à courir sur les routes, un âge qui avance, et un fils à élever.
— J'ai besoin d'instructeurs de qualité, comte. Et la reine a demandé que l'on double votre solde.
— Avez-vous des ordres écrits de sa part ?
— C'est une manie, décidément, que la méfiance chez les gens comme vous !
— Les gens comme nous restent vivants plus longtemps que les autres, Votre Éminence.
— Et ce géant qui s'apprête à nous charger comme un taureau… Monsieur Porthos ?
— Son Éminence ne pourra rien me promettre : j'ai déjà tout.
— Heureux homme…
— Mais quoi que vous me proposiez, je suivrai mes compagnons où qu'ils aillent, fût-ce en enfer.
— Le Louvre en est un, Monsieur Porthos… Voilà pourquoi j'ai tant besoin d'anges gardiens. Ah, comte de Rochefort, vous êtes le seul à avoir mérité ma confiance pleine et entière dans cette affaire. Il va de soi que vous avez acquis définitivement votre liberté.
— J'imagine que vous n'avez pas sur vous les sauf-conduits nécessaires et qu'il me faut vous accompagner au Louvre pour les obtenir ?
— Bien entendu. Quant à vous, Madame de Vendôme, vous n'êtes pas ici. Je ne vous ai jamais vue, ni votre confesseur jésuite… qui peut également ranger son épée.
— Alors, Messieurs, j'attends !
— Je suis désolé, Votre Éminence, reprit alors d'Artagnan, mais nous ne sommes pas convaincus.
— Et vous êtes prêts à vous battre jusqu'au dernier ?
— Hélas oui, Votre Éminence.
— Ne vous l'avais-je pas dit, Giulio ? Ces hommes sont intraitables, d'un courage immense, et parfois complètement fous ! triompha Anne d'Autriche en descendant l'escalier.

Immédiatement, toute la petite troupe mit un genou à terre en présentant les armes.

— Vous voyez, mon ami, reprit la reine ; insensibles à vos promesses, et totalement dévoués à la Couronne.
— Alors pourquoi leur donner tant, Madame, quand il suffisait que vous leur ordonniez ?
— Parce que tel est mon bon plaisir, Giulio.
— Madame, je vous en conjure, ne tenez jamais pareil propos devant le petit roi. Imaginez qu'il reprenne un tel mot quand viendra pour lui le temps de régner ; imaginez ce qu'en diraient les historiens…
— Madame, Messieurs, tout ce qu'a promis le Premier ministre sera tenu. Bien entendu, Messieurs Porthos et Athos, si vous ne vouliez pas rejoindre immédiatement les mousquetaires, sachez qu'aucune obligation ne vous est faite. Mais si vous en ressentiez l'envie un jour, alors vous seriez les bienvenus.
— Quant à vous, Madame de Longueville, reprit Mazarin, je ne puis vous faire mettre aux arrêts sans déclencher une guerre civile à Paris. Le chevalier d'Herblay à entièrement raison de penser que vous êtes l'incarnation du mal absolu. Cela dit, je vous conseille vivement de quitter Paris.
— Et pourquoi donc ? répondit la duchesse avec un air de défi.
— Disons qu'il arrive parfois des accidents, même aux gens de votre condition. Hélas, nul n'est vraiment intouchable lorsque la destinée prétend s'en mêler.


Anne d'Autriche et Mazarin repartirent alors comme ils étaient venus. Les compagnons se retrouvèrent dehors devant le carrosse, et ce ne fut plus que rires, force accolades et embrassades. Puis on se décida à rentrer à Saint-Germain.
Aramis aidait Caroline à monter dans son carrosse lorsque soudain un cri retentit :

— Caroline, je t'en supplie, ne fais pas ça !

Tous se retournèrent et virent une ombre s'approcher.

— Je t'aime Caroline… Je n'ai jamais su te le dire ni te le montrer, mais tu es la seule femme que j'ai jamais aimée. Je t'en prie, ne pars pas ; la vie sans toi ne vaut pas la peine d'être vécue.

Caroline blêmit. Elle avait attendu pendant des années que Philippe sache lui parler ainsi, à cœur ouvert. Elle l'avait tant aimé, lui aussi… Mais il avait semblé si insensible à cet amour. Et aujourd'hui, elle aimait follement Aramis.

— Chevalier d'Herblay, reprit Philippe de Vendôme, je puis comprendre vos sentiments, mais je ne puis les accepter. Dieu m'en soit témoin : l'un de nous est de trop !
— Philippe, ne fais pas ça, je t'en prie ! cria Caroline. Tu n'as aucune chance…
— Si mourir pour vous est la seule façon qui me reste de vous prouver mon amour, Madame, alors s'il vous plaît, accordez-moi au moins cette dernière faveur.
— Que veux-tu que je fasse, mon amour, demanda Aramis avec une voix tremblante d'émotion.
— Je ne sais plus… J'ai tellement espéré entendre ces mots sortir un jour de ses lèvres…

Aramis avala difficilement sa salive et sentit son regard se voiler.

— Veux-tu que je renonce à toi ? Il te suffit de me le demander, tu sais très bien que j'obéirai.
— Non. Je ne veux pas renoncer à notre amour. Mais comment quitter cet homme que j'ai tant aimé… et que… j'aime encore ?
— Alors, que Dieu choisisse, répondit Aramis s'avançant vers le prince en tirant son épée.

Le combat s'engagea devant les yeux de tous. Caroline lança un regard suppliant à Athos, lui demandant de séparer les deux adversaires, mais ce dernier lui répondit « non » de la tête. Cela n'aurait rien réglé… Il fallait une fois de plus s'en remettre à cette Divine Providence qui ne les avait jamais abandonnés.

Aramis comprit rapidement que le combat était inégal. Philippe de Vendôme était fort et savait se battre, mais il était évident qu'il agissait par désespoir et qu'il recherchait sa propre mort plus que celle de son adversaire. Et pour cause : il n'avait rien entendu des mots que Caroline lui avait murmurés sur les marches du carrosse. Il profita alors d'un moment où ils étaient suffisamment proches l'un de l'autre pour l'agripper par le cou et, le serrant contre lui, parla à son oreille :

— Cessez donc de chercher la mort, Philippe ; votre sacrifice est inutile. Caroline vous aime.
— Elle m'aime, dites-vous… mais elle part avec vous.
— Non.

Le prince baissa sa garde.

— Je ne comprends pas, d'Herblay.
— Elle vous aime, et vous l'aimez. Je n'ai pas le droit de vous la prendre.
— Vous allez donc disparaître de sa vie ?
— Je doute que cela soit possible… Philippe, nous aimons la même femme, et Caroline nous aime vous et moi. Si l'un de nous disparaît, nous la perdrons tous les deux.
— Vous voyez bien que ce problème n'a pas de solution.
— Vous êtes son mari et vous venez de prouver votre amour ; je n'ai plus le droit de vous l'enlever. Vous avez un cœur noble, je n'ai pas le droit de le briser. Je ne vous demande que deux choses.
— Lesquelles ?
— Le droit de la voir trois jours par mois tant qu'elle voudra de moi… et votre amitié.
— Et que comptez-vous faire durant ces trois jours que vous demandez ?
— Lui offrir le peu qui lui manque. Philippe, je ne suis pas prince comme vous. Je mène une vie de combat et de fureur ; je doute que cette vie puisse convenir à celle que nous aimons, vous et moi. C'est auprès de vous qu'elle sera heureuse, si vous continuez de l'aimer ainsi.
— Mais… vous pleurez, d'Herblay ?
— Trois jours par mois, Prince… C'est tout ce que je demande en plus de votre amitié. Pour le bonheur de la femme que nous aimons tous les deux.

Philippe était désemparé. Il aurait tant voulu détester cet homme qu'il avait en face de lui, ne voir dans le chevalier d'Herblay qu'un coureur de jupons sans scrupules et sans pitié. Il découvrait une autre réalité… et il commençait à comprendre lui aussi les sentiments que Caroline éprouvait pour lui.

— Je ne sais pas, d'Herblay, finit-il par répondre. Essayons ?
— Essayons, Prince. Nous ne pouvons pas être ennemis si nous aimons Caroline comme nous le prétendons. Votre amitié ?
— Essayons… répondit Philippe dans un demi-sourire.


Dumas n'a pas tout dit. Et l'auteur de ces lignes non plus… Il ne reste plus désormais au lecteur qu'à interpréter les mots, les situations, et à les recouper avec les romans écrits par l'auteur de Vingt ans après. Et à ne pas trop s'attarder sur les détails et les invraisemblances.
Cette histoire, finalement, n'est qu'une histoire d'amour et d'aventures comme tant d'autres en ont écrit.

Et bien entendu, toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant réellement existé…