États d'âme et trahisons

Les Machiavel en robe de chambre – tout comme les romanciers – pèchent toujours par excès de subtilité. Ils montent sans cesse des intrigues complexes, et se croient d'une intelligence supérieure parce qu'ils mettent un point d'honneur à brouiller les pistes. Pour organiser cette fuite, on aurait pu imaginer des choses totalement folles et rocambolesques : partir en carrosse vers le nord, bifurquer à l'ouest en ne gardant que les chevaux, se cacher dans des auberges perdues, tenter une fois de plus d'embarquer pour l'Angleterre (mais en passant par la Hollande cette fois) ; mais c'était là finalement prendre plus de risques que nécessaire.

On cherchait quatre fugitifs… D'Artagnan aurait vite compris que nos deux amoureux avaient reçu le secours de deux amis fidèles. Et ses soupçons se porteraient d'emblée sur Athos et sur Porthos. Saint-Germain n'était pas loin de Paris ; c'était donc là qu'il commencerait ses recherches. Il trouverait vide la propriété d'Athos qui, comme toutes les propriétés ayant servi de refuge, ne manquerait pas de laisser à son œil exercé et à son esprit de déduction des indices précieux qui le mèneraient à coup sûr sur la piste des fuyards.
À cette heure, en outre, on savait très bien que toutes les routes de France grouillaient d'espions et de soldats au service du Mazarin. L'entreprise était donc plus que risquée : elle était quasiment condamnée à l'échec.
Sauf à disparaître…

Le plan était donc d'une simplicité absolue. Athos resterait à Saint-Germain et accueillerait d'Artagnan. Le désordre des lieux n'aurait donc rien de suspect… D'Artagnan avait quitté Athos ivrogne ; il retrouverait cet ivrogne qui saurait lui parler du bon vieux temps et du regret d'avoir tant vieilli, d'être incapable aujourd'hui de la moindre folie.
Si d'Artagnan se décidait quand même à se rendre chez Porthos, il l'y trouverait également, trônant dans son château, terrorisant ses serviteurs, et bêlant comme un agneau devant sa femme. Il visiterait son immense domaine, et cela prendrait plusieurs jours…

Pendant ce temps, Caroline et Aramis seraient là où personne ne les chercherait : chez le père Acquaviva, ancien camarade d'études du chevalier, à deux pas du Louvre. Ils vivraient quelques semaines en reclus, auraient tout le temps nécessaire pour faire l'amour et, la politique reprenant ses droits, on finirait par desserrer les mailles du filet ; on finirait même par les oublier, tant il est évident pour tout observateur de la vie des « grands » qu'une intrigue sans cesse chasse l'autre, et que ce qui est scandaleux aujourd'hui le sera moins demain, et oublié après demain… Le temps est l'allié indéfectible de tous les stratèges.

La seule inconnue que nos héros avaient négligée, c'était Rochefort. Le comte suivant d'Artagnan n'était certes pas pour l'instant un véritable danger, mais il avait parlé de son entreprise à Madame de Longueville et avait ravivé en elle, volontairement, le souvenir d'une cuisante humiliation. Or, comme le lecteur le sait (contrairement à ce sot de Rochefort), rien n'est plus terrible qu'une femme humiliée qui cherche à se venger. La haine est un sentiment surprenant qui a ceci de particulier d'aveugler la raison des hommes et d'éclairer l'intelligence des femmes. Et l'on pourrait écrire sans risque d'exagérer, qu'en cet instant la duchesse de Longueville irradiait par son esprit.

À l'heure où nous la retrouvons, elle se trouvait face au cardinal de Retz, ennemi juré du Mazarin, et meneur de la Fronde. Allié au duc de Beaufort pour les besoins de la cause, mais bien décidé à ne pas lui permettre d'accéder au pouvoir. Retz était doté un esprit subtil ; il était raffiné, et sa plume était acérée. Ses sermons – qu'il travaillait durant des nuits entières – étaient de pures joailleries où chaque mot était pesé parfaitement et destiné à devenir un projectile contre le pouvoir en place. Il était adulé par le petit peuple de Paris, qu'il méprisait et dont il comptait bien se servir pour parvenir à ses fins. Et les nouvelles que venait de lui apporter sa belle et blonde alliée l'avaient plongé dans une méditation profonde dont il finit par sortir soudainement.

— Madame, il n'est pas question que cet imbécile de Beaufort s'empare de Caroline de Vendôme.
— Comment ça ? Vous plaisantez, j'espère ?
— Je ne plaisante jamais en matière de politique, Madame. Cette femme serait entre ses mains un atout qui pourrait le rendre beaucoup trop puissant dans les négociations en cours. Par contre, sa fuite avec le chevalier d'Herblay nous garantit l'allégeance à court terme du prince de Vendôme et de ses seigneurs, que je saurai mener à ma guise.
— Certes mon ami… Mais ensuite ? Le prince exigera de vous demain ce qu'il exige aujourd'hui du Mazarin. Il faudra bien lui rendre sa femme, ne pas prendre le risque de vous en faire un ennemi.
— C'est pourquoi elle doit disparaître.
— Où cela ? En Angleterre ? Allons, on vous demandera d'exiger son retour…
— Il y a de nombreuses façons de disparaître, Madame. Certaines sont parfois définitives…
— La faire tuer ?
— J'ai dit : disparaître, Madame.
— Comment comptez-vous faire, mon ami ?
— Je ne compte absolument rien faire, Madame : ma condition d'homme d'Église me l'interdit. Je dis que pour le bien de notre entreprise, ni le Mazarin ni Monsieur de Beaufort ne doivent rattraper la princesse de Vendôme. Et, dans la mesure où vous êtes impliquée vous-même dans cette entreprise, je pense qu'il est sage que je m'en remette à vous pour régler cette petite affaire.
— Vous me donnez donc carte blanche…
— J'aimerais, si possible, que le sang de Madame de Vendôme ne coule pas.
— Et d'Herblay ?
— Peu importe, Madame ; son sort ne m'intéresse pas le moins du monde.
— Je me charge de tout, mon ami. Je m'en voudrais de contrarier vos méditations… Faites-moi confiance ; ce problème n'en sera bientôt plus un.
— Je n'en doute pas, ma chère amie. Dieu vous bénisse…

La duchesse de Longueville sortit du palais de Retz plus radieuse que jamais. Elle tenait enfin sa vengeance…


Tandis que la cour du Louvre résonnait des préparatifs de la compagnie des mousquetaires gris de d'Artagnan qui devait partir le lendemain, tandis que Rochefort, invisible dans son justaucorps noir et recouvert du manteau de la nuit épiait ces préparatifs du haut des remparts, d'Artagnan – qui connaissait son Mazarin par cœur et savait pertinemment qu'il était sous surveillance – sortit seul par la porte ouest et se rendit à cheval chez son vieil ami Athos.
Il arriva au petit matin, décidé à surprendre tout le monde au réveil. Moins décidé à remplir sa mission. Et excluant complètement de se battre contre ses anciens compagnons.

Ce n'était – comme le lecteur s'en doute – certainement pas la peur qui le freinait ainsi. Étant le seul des quatre à être resté dans le métier des armes, il se savait suffisamment fort pour vaincre n'importe lequel d'entre eux. Athos avait dix ans de plus, et l'alcool devait l'avoir passablement abîmé. Porthos, toujours porté sur la bonne chère et la ripaille, devait avoir grossi encore, et sa force titanesque ne l'empêchait pas d'être le plus lent de tous. Quant à Aramis, il était peu probable qu'il ait pu s'exercer beaucoup au maniement des armes dans son couvent de Jésuites.

Mais d'Artagnan était sentimental. Il avait de la mémoire, et croyait encore en l'amitié. « Un pour tous, tous pour un ! » restait sa devise, même s'il avait souffert de l'abandon de ses compagnons au fil des années. Aramis avait coupé les ponts avec tous lorsqu'il avait pris sa retraite. De Porthos, il n'avait reçu qu'un faire-part de mariage empli de son immense fatuité, et dont la simple évocation le faisait encore rire aux larmes. Seul Athos avait continué à donner des nouvelles régulièrement. Mais « Loin des yeux, loin du cœur… », comme dit le proverbe, et les dernières lettres qu'il avait reçues manquaient de cette flamme nécessaire à l'entretien d'une amitié indéfectible.

Ainsi, notre héros se désolait de devoir retrouver ses amis dans de telles circonstances, de l'autre côté d'une barricade qui n'avait aucune chance de résister au pouvoir du Mazarin. Et une petite voix à l'intérieur de sa tête (celle de sa conscience ?) le mettait à la torture.

— C'est toi qui a changé, disait-elle ; tes compagnons, eux, sont restés les mêmes.
— Tais-toi. Je suis resté au service du roi ; je suis resté mousquetaire. Ce sont eux qui ont déserté.
— Allons, ne sois pas de mauvaise foi. Tu n'étais pas au service du roi, naguère, mais au service de Constance ; et c'est pour ses beaux yeux que tu as aidé la reine à sauver la face contre le roi lui-même.
— Je servais le roi sans qu'il le sache… Il était tout entier sous l'emprise de Richelieu.
— Mais Richelieu était grand, et tu l'as toi-même reconnu, ensuite ; il t'a même récompensé pour tes exploits, finalement.
— Richelieu savait reconnaître la valeur d'un homme.
— Oui… d'un homme dont il avait été l'ennemi, qui lui avait tenu tête. Et voilà qu'aujourd'hui tu n'es même plus capable de tenir tête à ce fourbe de Mazarin. Voilà que tu t'empresses pour lui d'aller briser une belle histoire d'amour.
— Nous devons abattre l'Espagne, pour le bien du roi et du royaume : voilà le véritable objet de ma mission.
— Allons, d'Artagnan… Les puissants ont toujours un pays à abattre. Richelieu voulait abattre l'Angleterre, et tu as tout empêché. La raison d'État est un prétexte de puissants pour écraser les braves de toutes les époques. Ne me dis pas que tu crois à ces billevesées…
— Suffit ! Tais-toi ! Nous arrivons bientôt… Je veux parler à mes amis les yeux dans les yeux. Après seulement, je déciderai.
— Sage décision, d'Artagnan. Et je me réjouis car je viens de comprendre qu'au fond de ton âme, tu as déjà pris ta décision.


Le 15 mai de l'an de grâce 1648,
Au prince Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz

Votre Éminence,

Lorsqu'il y a deux ans, vous avez eu la bonté de m'accorder vos faveurs et de m'obtenir la charge qui me sortit de la misère, je vous avais promis de tout faire afin de vous rendre les bontés que vous m'avez accordées. Vous aviez souri et m'aviez répondu que votre geste était un geste d'amitié envers mon défunt père, qui fut pendant des années un de vos amis fidèles. Ainsi me faisiez-vous comprendre, avec une infinie délicatesse, que je devais mon bonheur aux deux hommes que je révère le plus depuis l'enfance.

Je dois bien vous avouer que durant ces deux ans pendant lesquels je ne vous ai donné aucune nouvelle de ma personne, j'ai cherché comment vous complaire et comment vous rendre service. Hélas, je ne trouvais point, et j'étais au désespoir.

Mais le destin, par d'infinis détours, me permet aujourd'hui de vous rendre un peu des bontés que je vous dois.
J'ai appris en effet que tout le royaume cherchait actuellement deux fugitifs. Deux amants de tragédie, dont le geste fou n'a d'égal que le péril dans lequel ils mettent actuellement le royaume. J'ai appris également que le Mazarin donnerait cher afin de les retrouver. Enfin, lorsque je dis « cher », votre Éminence, je veux parler des accolades et des promesses dont cet avaricieux est si prodigue. Je sais en outre que le duc de Beaufort a envoyé un de ses hommes de main afin de surprendre ces fuyards avant tout le monde. Et j'imagine aisément le prix que vous seriez prêt à payer afin que le chevalier d'Herblay et la princesse de Vendôme vous soient livrés à vous plutôt qu'à ces gribouilles de la politique.

Et bien, Votre Éminence, je puis enfin me montrer digne de la confiance que vous m'aviez accordée. Je sais où se trouvent ces deux personnes, et comment il vous sera facile d'aller les surprendre sans faire courir à vos gens des risques trop grands. La chose est amusante… Tandis que tout le monde les cherche un peu partout dans le royaume, ils se trouvent à deux pas d'ici, à quelques rues du Louvre, dans le presbytère de la rue des Orfèvres.

Je vous prie bien entendu de ne rien envisager pour me remercier de cette information. Elle n'est qu'une infime partie du remboursement de la dette que j'ai à votre égard, et à l'égard de mon cher père. Je reste, Votre Éminence, votre débiteur, et éternellement à votre service.

Père Pedro Acquaviva