Anne d'Autriche paye sa dette

Tandis que Porthos et d'Artagnan amenaient leur compagnon blessé « où l'on savait », Athos – qui avait depuis toujours été des quatre mousquetaires le plus clairvoyant et le plus raisonnable pour dénouer les innombrables fils des intrigues politiques – chevauchait au hasard des rues de Paris avec le comte de Rochefort afin de sonder ses véritables intentions. Les deux hommes avaient le même âge, avaient passionnément aimé la même femme, et en avaient subi tous deux les mêmes déconvenues. Ils avaient toujours combattu l'un contre l'autre, mais toujours sans mésestimer la valeur de l'adversaire. Ils avaient tous les deux un certain sens de l'honneur, et ne divergeaient en réalité que sur cette maxime de Machiavel, que Rochefort avait faite sienne, mais que la grandeur d'Athos réprouvait : « La fin justifie les moyens. »

— Vous m'avouerez, Rochefort, que votre ralliement a tout de même de quoi surprendre.
— Comte de la Fère…
— Athos ! Le comte de la Fère est mort il y a plus de vingt ans.
— Vous êtes et resterez le comte Olivier de la Fère toute votre vie, et qu'importe le masque derrière lequel vous vous cacherez. Vos valeurs, vos exploits, votre passé, je les connais, et vous savez que je les admire. Et ce n'est pas un hasard si nous négocions en ce moment tous les deux l'avenir de vos compagnons. Je sais qui vous êtes, et vous savez qui je suis. Je n'ai pas votre grandeur d'âme : je suis un pragmatique ; et le pragmatisme, en l'occurrence, m'impose de jouer franc-jeu avec vous.
— Alors soyez franc… tant que votre pragmatisme vous le permettra. Mais appelez-moi Athos, je vous en prie.
— Soit, si vraiment vous y tenez. Je suis comme vous : je méprise le Mazarin qui m'a fait enfermer cinq ans à Vincennes et qui prétend aujourd'hui m'élargir en échange de la princesse de Vendôme. Mais le Mazarin n'aura rien de moi, quitte à croupir dix ans de plus dans une nouvelle geôle.
— Mais Beaufort peut tout vous demander ; et si ce dernier souhaite échanger la princesse contre quelques faveurs, cela ne sera plus de votre ressort.
— Effectivement. Mais à ce jour, j'agis de mon propre chef, et le duc ne m'a rien demandé. En me ralliant à vous, je ne le trahis donc pas.
— Vous trahissez votre intérêt, Rochefort, ainsi que votre sens politique.
— Mon intérêt, c'est avant tout de rester vivant : j'ai des vengeances à accomplir. Si j'enlève Caroline de Vendôme, j'aurai à faire face à Aramis ; si je tue Aramis, je devrai me battre contre vous, contre Porthos, et contre d'Artagnan. Je doute de pouvoir vous survivre à tous les quatre. Donc, mes plans ont changé : la seule chose que je souhaite, c'est que le Mazarin n'arrive pas à ses fins.
— Soit… Mais alors, pourquoi vous en prendre à madame de Longueville et au prince de Gondi ? Vous êtes assuré qu'entre leurs mains, le Mazarin n'aura aucune chance de rattraper sa proie.
— Mais ils renforceront alors leur pouvoir, et Retz est un serpent. Plus il devient fort, plus mon maître est en danger.
— J'aimerais tant vous croire, Rochefort… Mais vous êtes un politique, vous regardez ces affaires avec un esprit froid. Et je crains qu'il ne vienne un moment où vos calculs vous permettent de changer d'avis à nouveau.
— Je suis un homme, Athos. Et comme tous les hommes, mon esprit est soumis à la passion autant qu'à la raison.
— Et quelle est cette passion qui vous domine actuellement ?
— La haine, Monsieur… Connaissez-vous les raisons de ma détention à Vincennes ?
— Vous aviez juré d'occire le Mazarin.
— Sur ordre de qui ?
— Beaufort.
— Non, Monsieur… À cette heure, j'étais sottement sous le joug amoureux de la duchesse de Longueville. Elle hait le Mazarin bien plus que moi, et elle a obtenu de moi le serment que je le tuerai. Mais vous savez ce qu'il en est de la politique… Mazarin promit à Gondi la robe de cardinal ; il devait donc encore vivre un peu. Et moi, j'étais lancé contre lui tel un chien enragé contre sa proie. On m'a donc dénoncé.
— Qui ça ?
— Longueville elle-même, en échange de son pardon.
— Mon pauvre ami…
— Je hais cette femme, Athos, bien plus encore que le Mazarin. Alors, je suis des vôtres. Demandez-moi ce qu'il vous plaira.
— Votre parole de gentilhomme.
— Je vous la donne. Je vous jure de ne pas tirer l'épée contre vous ni contre vos compagnons, et de ne pas nuire en quoi que ce soit à Caroline de Vendôme.


Il serait tentant, pour les besoins de la littérature, de décrire Mazarin comme un sot, un fourbe, un avaricieux, un bellâtre imbu de sa personne, ivre de puissance et de fortune. Il serait tentant de faire ici même œuvre que les chroniqueurs de l'époque, de tracer un de ces portraits rédigés à l'acide ou de tremper sa plume dans un encrier empli de fiel et de rancœur. À cette époque en effet, cent libellés s'envolaient chaque matin des galeries du Pont Neuf pour fustiger l'Italien et sa politique. On appelait cela « Les Mazarinades ». Peu d'entre elles, reconnaissons-le, méritent de passer à la postérité ; mais certaines étaient d'une qualité qu'il faudra bien admettre :

Ce méchant plein d'outrage
A ruiné sans défaut
Vous tous, gens de village,
Vous donnant de l'impôt.
Faut sonner le tocsin,
Ding ding,
Contre le Mazarin.

Voilà ce que l'on chantait dans les rues de Paris, du matin au soir et du soir au matin.
Et Mazarin laissait chanter… « Qu'ils chantent, disait-il ; ils paieront… »

En réalité, Mazarin n'était ni sot, ni cruel. Mais il était amoureux – et cela depuis toujours – de sa reine, et cet amour était partagé. Il avait même quelques années auparavant été béni par feu le roi Louis XIII qui, préférant les hommes, avait toujours été incapable d'accorder à sa femme les honneurs qu'elle méritait. La naissance du petit roi reste pour les historiens une énigme bien singulière, à moins de croire aux miracles comme le bon peuple de Paris le crut en ces temps où l'Église trouvait, par le truchement de la Grâce Divine, des solutions aux situations les plus insolubles.

Mais il suffit de regarder l'Histoire avec un œil froid, de se pencher sur les dates, de comprendre pourquoi Mazarin fut rappelé à la cour pour devenir le parrain du futur Louis XIV, de comprendre l'insistance du roi sur son lit de mort à exiger que la reine fasse de l'Italien son Premier ministre, et de constater que ce dernier sacrifiera tout – jusqu'à sa propre dignité – pour que son « filleul » monte sur le trône débarrassé de tous ses opposants. On constatera alors que Mazarin a agi comme un père. Et on en conclura ce que l'on voudra…

Nous en conclurons ici que Mazarin n'avait pour seule préoccupation que la gloire de son « filleul » et l'amour d'Anne d'Autriche, avec laquelle il était marié en secret depuis la mort de Louis XIII. Que seule la raison d'État guidait ses décisions, et que son caractère était – contrairement à celui du grand Richelieu – beaucoup plus souple et pacifique.

Il était à cette heure en compagnie de sa bien-aimée. Anne d'Autriche, comme toutes les femmes que l'amour a fini par combler, savait lire dans les yeux de son mari. Et elle le voyait en proie à une profonde agitation qu'il essayait de lui cacher.

— Eh bien, Giulio, si vous me parliez un peu de ce qui vous préoccupe ?
— Comme toujours, Madame : les affaires de l'État.
— On vous veut du mal, encore une fois ?
— Cela n'importe pas. C'est là une condition à laquelle un Premier ministre doit savoir s'accoutumer.
— Mais c'est une condition à laquelle une femme ne le peut, surtout lorsqu'il s'agit de celui qu'elle aime.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, Madame… Votre présence suffit à mon apaisement.
— Giulio, je suis votre reine. Et je vous somme de vous confier.
— Soit, Madame… Il s'agit de la princesse de Vendôme, qui a été enlevée.
— Nous le savons déjà.
— Elle a été enlevée à ses ravisseurs.
— La pauvre femme…
— Je dois avouer.
— Mais enfin, que font votre police et vos espions ?
— Il s'agit là d'une partie bien trop compliquée pour eux, je le crains.
— Diable… Des bandits se rendent coupables d'un enlèvement et se font posséder par d'autres bandits… La chose est pourtant simple et ne devrait pas vous poser tant de problèmes.
— Il s'avère, Madame, que les ravisseurs ne sont pas de simples bandits de grand chemin soucieux d'obtenir une rançon.
— Que demandent-ils ?
— Rien.
— Je ne comprends plus…
— Vous comprendriez, si vous saviez leurs noms.
— Je vous écoute, Giulio.
— Vous rappelez-vous d'un certain chevalier d'Herblay, plus connu sous le nom d'Aramis ?
— Mon Dieu ! Ne me dites pas…
— Si, Madame. Et deux de ses amis.
— Athos et Porthos ?
— Oui, Madame. Et j'ai commis l'erreur de demander à d'Artagnan de les arrêter.

Anne d'Autriche éclata d'un rire sincère. Puis ses yeux se perdirent un instant, et son esprit se remémora des souvenirs enfouis depuis bien des années…

— Athos, Porthos, Aramis, et d'Artagnan. Mon Dieu ! Giulio, si vous connaissiez la valeur de ces hommes…
— Ils sont aujourd'hui nos ennemis, Madame.
— Non, mon ami ; ils ne seront jamais les ennemis du roi, ni les miens. Et il ne tient qu'à vous de vous assurer de leur loyauté.
— Que dites-vous ?

Une lumière venait de s'allumer dans l'esprit de Mazarin. Avoir avec lui ces quatre hommes, avec leur science de la guerre et de la négociation, c'était à n'en pas douter un atout considérable pour l'avenir. Mais dans le cas présent, ils étaient un handicap terrible.

— Je dis, mon ami, que je suis une ingrate, et que par ma faute vous payez cette ingratitude. Ces hommes ont sauvé ma vie au péril de la leur, et si nous pouvons nous aimer comme nous nous aimons aujourd'hui, c'est en grande partie grâce à leur abnégation. Et qu'ai-je fait, mon Dieu, pour les récompenser ? Rien. Peut-être le temps est-il venu que je paie ma dette ?
— Vous oubliez les seigneurs du Loiret dont l'appui nous est indispensable.
— Mon Dieu, Giulio, ouvrez donc les yeux ! Les seigneurs du Loiret vous seront fidèles uniquement contre des services que vous devrez leur rendre, des honneurs qu'il faudra leur donner, une fortune qu'il vous faudra dépenser. Et tout cela pourquoi ? Pour contenir les folies d'un Gondi ou d'un Beaufort… Croyez-moi, avec ces quatre hommes à votre service, vous n'aurez plus besoin de quiconque pour défendre vos intérêts ici, à Paris.
— Hum, voilà qui mérite réflexion…
— C'est tout réfléchi ! Personne ne doit toucher à un seul de leurs cheveux. Laissez-les donc en paix.
— C'est que, Madame, la princesse leur a été enlevée…
— Alors aidez-les à la retrouver. Et rendez-leur les honneurs qu'ils méritent. Ils ne sont pas ingrats, eux ; ils sauront vous servir en échange.
— S'agit-il là d'un ordre de ma reine, dit Mazarin en souriant.
— Beaucoup plus que cela, Giulio : c'est un désir de ta femme.


Innombrables sont les hommes qui rêvaient de visiter les appartements de madame la duchesse de Longueville. Nombreuses également étaient les femmes qui partageaient ce rêve. Et nous les comprenons aisément. Tout n'était que dorures, meubles en bois précieux, tableaux de prix, chandeliers supportant des bougies aux odeurs envoûtantes et enivrantes. Quant à la chambre de la duchesse – qui avait reçu les visites de tant d'amants, de quelques amantes, et dont les murs drapés de rouge avaient été les témoins de tant d'ébats – elle était tout simplement un temple dédié à l'Amour sous toutes ses formes (et nous avons vu précédemment que le siècle en comptait bien plus qu'aujourd'hui), orné d'un tableau représentant la belle frondeuse sous les traits d'Aphrodite avec qui les artistes de l'époque ne cessaient de la comparer.

Mais ces rêves de visites étaient bien imprudents, tant les amants de la duchesse étaient nombreux à disparaître ensuite dans des circonstances souvent tragiques. Rochefort, de ce point de vue, avait grand tort de se plaindre de ses cinq années de captivité à Vincennes, car force était de reconnaître que, contrairement à bien d'autres, il avait survécu.

L'immense bibliothèque, qui occupait un mur entier du boudoir, accueillait tous les auteurs qu'il était possible d'imaginer. Livres de poésie, récits de voyages, ouvrages philosophiques, et même quelques livres de magie qui auraient fait se dresser les cheveux sur le crâne tonsuré des moines franciscains et donné des nuits entières de cauchemars à un inquisiteur espagnol. Mais en France, on n'inquiétait pas un personnage de ce rang pour si peu. Un arbre généalogique bien fourni suffisait à garantir une sorte d'éternelle immunité, et celui de madame de Longueville – bien qu'un peu arrangé – la faisait descendre indirectement du roi Louis XI. Elle était presque intouchable, et pouvait donc s'adonner à sa guise à tous les plaisirs qui lui passaient par la tête.

Pour la surprendre en train de s'adonner à un de ses plaisirs, justement, il suffisait de déplacer un manuscrit particulier renfermant les poèmes de François Villon. Un mécanisme se déclenchait alors, ouvrant sur le côté de la somptueuse bibliothèque une petite porte donnant sur un escalier de pierre et conduisant dans les sous-sols de sa demeure. Arrivés en bas, nous y découvrirons ce qu'il faut bien appeler des cachots ainsi qu'une salle de torture, de laquelle s'échappaient en cet instant nombre de pleurs et de supplications.

Madame de Longueville s'y tenait droite et hautaine devant la pauvre Caroline, les mains toujours liées dans le dos, et maintenue par deux gardes du corps.

— Je vous en prie, Madame, sanglotait la princesse, je ne suis pas votre ennemie. Laissez-moi partir, s'il vous plaît.
— Tout dépendra de toi, Vendôme. Mais oui, sois sans crainte : tu partiras… ricana la duchesse.
— Par pitié, Madame, dit-elle en tombant à ses genoux, ne me renvoyez pas au prince.
— Je te le promets : tu ne retourneras pas là-bas. Ce n'est pas dans mes intérêts. Tu vois, nous allons nous entendre…
— Alors pourquoi m'avez-vous amenée ici ? Qu'allez-vous faire de moi ?
— Te faire partir loin d'ici. En Louisiane, où tu serviras de putain et de chienne aux peaux-rouges et aux proscrits ! dit la blonde diabolique en éclatant d'un rire cruel.
— Non… Je vous en prie… Par pitié…
— Tu connais la différence entre une chienne et une duchesse, catin ? C'est la valeur du collier qu'on lui passe autour du cou. Et voici le tien… Tenez-la bien, vous autres !

Longueville passa autour du cou de Caroline un de ces colliers de fer servant à entraver les prisonniers et les esclaves.

— Je vous en supplie, Madame… Je ferai tout ce que vous voudrez…
— Tout ce que je voudrai ? Bien. Nous allons voir ça, catin. Voyons ce que t'a appris ton beau chevalier…
— Que voulez vous dire ?
— Nous allons voir si tu es aussi douée que lui pour les choses de l'amour… Viens me lécher la chatte, catin ! Je suis trempée, tout excitée par tes larmes.

Le désespoir de Caroline fit place au dégoût, puis à la colère, puis à la révolte.

— Jamais, espèce de folle ! Vous êtes une dépravée ! Jamais vous ne me forcerez à cela.
— Tu as raison : jamais je ne te forcerai. Les chiennes obéissent sans qu'on ait besoin de les battre. Et tu obéiras bientôt à chaque ordre que je te donnerai, fais-moi confiance… Descendez la fillette.

L'un des gardes du corps de la duchesse actionna une poulie et l'on vit alors descendre une de ces cages de fer suspendues à des chaînes qui avaient tant servi au royal ancêtre supposé de madame de Longueville. Caroline y fut bientôt enfermée, malgré des hurlements et des supplications qui auraient apitoyé n'importe quel bourreau. Mais chacun sait combien une femme ayant décidé d'en faire souffrir une autre peut se montrer inflexible.

— Nous verrons bien, Vendôme, si tu es toujours décidée à désobéir après deux jours dans l'obscurité, sans boire ni manger. Quant à moi, je vais terminer ce que j'ai commencé. Tu voulais retrouver ton beau chevalier ? Tu le verras bientôt. Il a échappé à mes spadassins ; mais rassure-toi : il ne m'échappera pas, à moi !

Les trois tourmenteurs sortirent et la porte se referma, laissant Caroline dans le noir, seule, et cette fois sans espoir de secours.