Caprices de femmes

Le comte de Rochefort n'était certes pas le Diable, mais il était pragmatique et il servait le duc de Beaufort. S'il avait prévenu nos deux amants la veille au soir, c'était moins par compassion que par calcul politique. En favorisant la fuite de la princesse de Vendôme, en effet, il mettait à mal l'alliance entre le Mazarin et le prince, qui lui-même avait forte influence sur les seigneurs du Loiret. La colère de ce dernier faisait perdre au cardinal un peu plus de son crédit, déjà bien entamé, auprès de la noblesse de France.

Depuis quelques minutes, la donne avait changé. S'il ramenait la princesse au bercail, son maître pourrait dès lors en tirer quelques substantiels avantages. Dès lors, Rochefort décida d'accomplir sa mission, mais seulement en partie. Une fois entre ses mains, Caroline de Vendôme deviendrait l'invitée du duc de Beaufort afin de servir de monnaie d'échange. Nul doute alors que le commandement des armées royales reviendrait alors au duc, et dans le même temps son pouvoir se verrait renforcé au Conseil du roi. À partir de là, tous les rêves étaient permis, y compris celui de forcer la reine à démettre finalement le Mazarin de sa charge de Premier ministre.

Perdu dans ses pensées, il ne remarqua pas la duchesse de Longueville qui venait à sa rencontre. Frondeuse, cette blonde incendiaire soutenait le cardinal de Retz dans son ascension vers le pouvoir. Elle savait bien entendu tout de ce qui liait Rochefort et le duc de Beaufort, sauf ce qui venait de se tramer dans le secret du bureau du Mazarin. Mais, confiante en son immense pouvoir de séduction, renforcé en cette occasion par les cinq longues années d'abstinence du comte, elle fondit sur lui tel un faucon sur sa proie.

— Rochefort, quelle surprise… et quelle joie de vous revoir enfin.
— Tout le plaisir est pour moi, Madame…
— Allons, vilain flatteur. Il y a plus de cinq ans que nous ne nous sommes vus… Le temps est impitoyable sur les femmes, savez-vous.
— Le temps n'a pas de prise sur les dieux, Madame… Et vous faite parties de leur famille.
— Vous par contre, vous avez changé, Rochefort. Vos cheveux gris et votre barbe blanche vous donnent un air de sagesse qui renforce votre charme naturel.
— Hum… Voilà des mots bien enjôleurs. M'est avis que vous souhaitez que je vous informe de quelque secret. Hélas, Madame, j'en sais moins que vous sur toutes les choses du monde. Je suis sorti de mon cachot hier matin seulement.
— Mais vous sortez à l'instant de chez le Mazarin où je ne suis moi-même jamais entrée.
— Je ne vous souhaite pas que cela arrive un jour, Madame. Cet homme est un démon sans scrupules.
— Ça, nous le savons tous les deux, et depuis longtemps.

La duchesse attrapa soudainement Rochefort par la ceinture et se colla contre lui, offrant à sa vue son décolleté tentateur.

— Oh, Rochefort… Nous avons vécu tant de choses avant votre injuste emprisonnement, tant de moments délicieux ! Il ne tiendrait qu'à vous…
— De servir le coadjuteur ? Certainement pas.
— De me servir, Rochefort…
— Et bien, si j'en crois les quelques informations que j'ai pu glaner çà et là…
— Oui ?
— Vous m'avez bien vite remplacé après ma triste mésaventure.
— Qui vous a dit cela ?
— Le Louvre est plein de gens fielleux, et beaucoup vous détestent, Madame…
— Mais pas vous Rochefort.
— Certes, Madame ; il faudrait que je sois fait de bois.
— Alors servez-moi, Rochefort. Retrouvez-moi ce soir.
— C'est hélas impossible, Madame ; je dois rejoindre – ou plutôt retrouver – au plus vite celui qui m'a remplacé dans votre couche, et à qui je ne tiens nullement à succéder.
— De qui parlez-vous, Rochefort ?
— Ah oui, c'est vrai, Madame… Vous ne pouvez vous rappeler tous ceux qui vous ont… servis.
— Comte, je vous ordonne de parler ! grinça alors la duchesse, exaspérée.
— Eh bien, soit ; pour vous complaire, Madame… Je suis en quête du Chevalier d'Herblay.
— Aramis ?
— Oui, Aramis… qui finalement a préféré à votre con enflammé celui de la princesse de Vendôme, que l'on prétend sucré.
— Aramis… Je hais cet homme, Rochefort. Et vous le savez bien.
— Voilà pourquoi je vous informe, Madame.
— Et je hais tout autant la Vendôme ! Retrouvez-la, Rochefort, et faites-la enfermer.
— J'y compte bien, Madame, car telle est la volonté du cardinal.
— Peu importe ; il s'agit également de ma volonté, cette fois. Mais… puis-je vous demander une chose encore ?
— Demandez…
— Avez-vous des ordres concernant le chevalier d'Herblay ?
— Oui, Madame : je dois l'occire.
— Soit. Je voudrais simplement que vous me le rameniez avant. Je veux le voir à genoux devant moi. Je veux le voir implorer mon pardon, le voir ramper comme une limace. Et ensuite…
— Oui ?
— Vous le tuerez et enverrez sa tête à Caroline de Vendôme.


Si le lecteur avait, grâce à une magie quelconque, la faculté de remonter le temps jusqu'aux jours dont nous parlons, et s'il lui venait l'envie dans le même temps de contempler l'effet de sombres pensées sur un visage empli d'amertume, il lui suffirait alors de suivre et d'observer d'Artagnan déambulant apparemment sans but dans les rues de Paris. À plus de quarante ans, ce dernier avait gardé la prestance du jeune homme qu'il était vingt ans auparavant. Il avait toujours la jambe ferme et cette démarche féline qui faisait se retourner les regards des femmes ; et en temps habituels, il leur rendait volontiers ce regard.

Les femmes… D'Artagnan n'avait jamais oublié Constance de Bonacieux, mais le temps était passé, et de la blessure béante qui l'avait fait souffrir pendant tant d'années il ne restait aujourd'hui qu'une plaie presque cicatrisée. Par besoin autant que par lassitude, il avait accepté de se mettre en ménage (mais non de se marier, le souvenir de Constance le lui interdisait) avec la belle Augustine, jeune servante dans une auberge de la rue du Cyprès, auberge dans laquelle il logeait sans payer d'autre loyer que sa protection contre les voleurs et les étudiants parisiens toujours prêt au chahut.

Lorsqu'il sortit de son entrevue avec Mazarin, d'Artagnan décida de rentrer chez lui afin de dormir un peu et de partir ensuite en mission. Lorsqu'elle le vit rentrer ainsi, l'air sombre, sans saluer l'aubergiste et monter directement à l'étage, Augustine pressentit la perspective de moments difficiles et se hâta de monter à son homme une assiette de riz au lard ainsi qu'un pichet de vin. Lorsqu'elle entra dans la chambre, elle le trouva allongé sur le lit, occupé à regarder le plafond.

— Je t'ai apporté ton repas. Tu n'es pas rentré cette nuit… Il s'est passé quelque chose d'important ?
— Il se passe toujours des choses importantes au Louvre, Augustine.
— Tu sais très bien de quoi je parle, lorsque je parle de « choses importantes ».
— Oui, Augustine. Et la réponse est toujours la même : « Non, Augustine. »
— Je n'arrive pas à te croire, Charles… Tu es entouré sans cesse de toutes ces princesses, ces duchesses, ces comtesses, ces marquises… Toutes des femmes sublimes, qui portent les plus belles robes et les parfums les plus chers. Et tu me dis que tu n'aimes que moi… avec mes vêtements de servante, et mes trente-cinq ans déjà qui font que je suis presque une vieille femme…
— Ah, mon Augustine, dit d'Artagnan en se redressant pour s'asseoir sur le bord du lit, viens donc près de moi.
— Oui…

Elle s'assit tout contre lui tandis qu'il lui passait un bras robuste autour des épaules, la serrant contre lui pour sécher les larmes qui avaient déjà coulé.

— Mon Augustine… Sais-tu qui sont ces femmes dont tu parles ?
— Oui : de très belles femmes.
— La plupart sont bien plus vieilles que toi, et seul leur maquillage cache leur laideur. Certaines courtisanes de la cour n'ont presque plus de dents, et d'autres les ont pourries. Lorsqu'elles rient, je t'assure que c'est une odeur pestilentielle qui sort de leur bouche ; mieux vaut être loin, ou tenir un de ces jolis mouchoirs que tu m'asperges d'eau de Cologne tous les matins.
— Tu dis ça pour me faire rire, mon Charles., mais je sais bien que tu exagères.
— Mais non, mon Augustine ; je te le promets.
— Oui, peut-être. Mais il y a les autres. Les plus jeunes… Celles qui ont la cuisse grasse et la poitrine ferme.
— Celles-là sont des ambitieuses venues à Paris afin d'obtenir la protection d'un prince ou d'un marquis. Crois-tu qu'elles regarderaient un petit lieutenant des mousquetaires gris ?
— Tu n'es pas un petit lieutenant. Tu es le grand d'Artagnan, celui à qui la reine doit d'être encore en vie aujourd'hui.
— La reine a oublié, ma belle Augustine. Les puissants sont ainsi, ingrats et amnésiques. Ils ne seraient pas les maîtres du royaume s'ils étaient autrement.
— Pourquoi n'as-tu pas fait comme ton ami Porthos ? Il est riche aujourd'hui ; il possède un château. Et pourtant, tu es cent fois plus intelligent que lui.
— Porthos a dû pour cela épouser une femme qui tient plus du dragon que de la jolie rose que tu es…
— Arrête, tu me flattes. Je vois très bien où tu veux en venir.
— Non, ma chérie. Je n'ai pas dormi cette nuit ; et j'ai de mauvaises nouvelles à t'annoncer. Voilà pourquoi je suis triste.
— Je le savais… Comment s'appelle-t-elle ?
— Caroline de Vendôme.
— Et tu ne nies même pas… Tu es un monstre, je te déteste !
— Suffit, femme ! dit-il fermement en attrapant le poignet de la main levée qui allait l'atteindre.

Augustine éclata en sanglots.

— Tu ne m'aimes plus, tu vas me quitter…
— Allons, Augustine, calme-toi. Je t'aime toujours, petite sotte. Je vais juste partir en voyage.
— Avec cette garce ?
— Non. Je dois retrouver cette femme qui a été enlevée hier à la cour, pendant le bal masqué.
— Mon Dieu… Quelle horreur !
— Oui, comme tu dis.
— Comme ce doit être terrible pour elle…
— Elle était consentante. Elle est partie avec son amant. Mais pour des raisons politiques, à la cour, cela s'appelle un enlèvement.
— Et que vas-tu faire ?
— La retrouver et la ramener chez elle.
— Mais… c'est monstrueux !
— Oui.
— Et qui l'a enlevée ?
— Aramis.
— Et tu vas affronter ton ami…
— J'ignore si Aramis est toujours mon ami.
— Il l'a toujours été.
— Cela fait vingt ans, Augustine. Aramis a sa princesse, Porthos a son château, Athos a sa fortune… Et moi, je n'ai en tout et pour tout que cette chambre et ton joli sourire.
— Et cela ne te suffit plus…
— Si, justement. Et je vais devoir tout quitter une fois de plus afin de régler les problèmes des grands de ce monde, et me retrouver plongé au milieu de tous ces égoïsmes. Je me sens las, mon Augustine… Je crois que je vieillis.


Le père Pedro Acquaviva détestait qu'on le réveille au milieu de la nuit. Surtout lorsqu'elle était bien avancée, et surtout lorsque la jolie Ninon Mercier passait la nuit avec lui. Ils venaient juste de s'endormir tous les deux, enlacés l'un à l'autre, et voilà qu'un fâcheux venait faire un vacarme du diable aux portes du presbytère. Il sortit un pistolet chargé du tiroir de sa table de nuit, se signa rapidement et descendit voir ce qui se passait.

— Qui est là, cria-t-il à travers la porte.
— D'Herblay !
— Impossible : d'Herblay doit être loin à cette heure.
— Pedro, c'est moi, je te jure… Ouvre vite.
— Le mot de passe ?
— Ad Majorem Dei Gloriam.
— Tout le monde le connaît, celui-là… Non, notre mot de passe.
— Pedro, je t'en prie… Pas ça.
— Le mot de passe, ou tu n'entres pas. Allez, un effort…
— Les couilles du pape ne servent à rien.
— Pardieu, c'est bien toi !

Acquaviva ouvrit la porte en riant et serra fortement Aramis dans ses bras.

— D'Herblay, espèce de fou…
— Acquaviva, infâme blasphémateur !
— Qu'est-ce que tu viens faire ici ?
— J'ai besoin de ton hospitalité, et de ta discrétion absolue pendant quelques jours.
— Accordé. Tout le temps que tu voudras, mais… tu n'échapperas pas à mon Bordeaux.
— Je n'ai pas envie d'y échapper. Je ne suis pas seul.
— Comment s'appelle-t-elle ?
— C'est un jeune novice polonais. Il se prénomme Karol, et son nom est imprononçable.
— Va pour Karol ; mais je n'ai qu'un lit à vous offrir.
— Alors, que Dieu nous préserve du péché de sodomie, dit doucement Aramis en joignant les mains.
— Bah, tu sais… Qui n'a pas essayé ne peut pas savoir ce que c'est.
— C'est un savoir dont je saurai me passer.
— Nous en parlerons demain, autour d'une bonne bouteille. Je vous montre la chambre.


La chambre était austère, mais le lit spacieux et confortable. Caroline ôta son capuchon et regarda tout autour d'elle.

— Oui, je sais, cela te change de ton château, dit Aramis. Mais c'est la vie des fugitifs, et cela risque de durer quelque temps.
— Ne dis pas de bêtises, mon amour… Une vie d'aventures avec toi, c'est ce dont j'ai toujours rêvé.
— Puisse le rêve durer longtemps, alors. Et puissions-nous nous réveiller ensemble de ce rêve. Allez, novice, il est tard. Ou tôt… Nous avons besoin de sommeil tous les deux.
— Ce n'est pas de sommeil dont j'ai le plus envie, René.
— Tu es insatiable… Tu veux encore me voir sortir mon épée ?
— Non.
— Alors…
— Pour commencer, je veux que tu m'ôtes ces bottes qui me font mal aux pieds, dit-elle en s'asseyant sur le rebord du lit.

Aramis leva vers lui la jambe de Caroline et déposa un baiser délicat sur sa botte.

— Je suis votre serviteur, Princesse.
— Hi-hi… Idiot !

Lorsque la seconde botte fut retirée, avec le même cérémonial que la première, Caroline demanda :

— Et maintenant, puisque tu es « mon serviteur », je veux que tu masses mes pauvres pieds endoloris par ta faute.

Il prit alors son petit pied délicat entre ses mains de soldat et commença à lui en masser la plante avec ses pouces. Il sentit rapidement sa princesse se détendre sous l'effet de ses caresses. Mais elle se fit de plus en exigeante :

— Ça suffit comme ça, « serviteur » ; je veux un massage spécial ! Je veux sentir ta barbe sous mon pied, et je veux aussi que ta langue s'occupe de mes orteils.

Aramis frotta alors doucement sa courte barbe à l'endroit où ses pouces officiaient quelques minutes avant. Puis il fit entrer le tout petit pied de sa belle presque entièrement dans sa bouche, et commença à sucer doucement ses orteils.
Caroline se détendit alors complètement, en proie à une sensation étrange. L'envie de se caresser, et en même temps l'envie de s'abandonner. Elle était bien, détendue, la langue de son amant faisait merveille une fois de plus.
Elle ferma les yeux et s'endormit, vaincue par la fatigue de leur long voyage.