Ilsa, la chienne de l'Inquisition - I

Je me réveillai sur ce qu'on appelait une route, à cette époque. Il faisait froid, il faisait nuit, et une lune superbe éclairait la campagne. Mes vêtements étaient en lambeaux, et je ressemblais désormais plus à un vagabond qu'à un journaliste d'investigation. Où étais-je donc, et en quelle saison ? Je massai mes muscles endoloris par le voyage entre les univers divergents et ma chute sur le sol, puis j'entrepris de marcher afin de ne pas mourir de froid.

Où aller ? Je marchais droit devant moi, espérant rencontrer quelqu'un ou un indice qui me permettrait de me situer. Cette histoire était proprement incroyable, et si je n'avais pas eu autour du cou le collier électronique qu'on m'avait passé avant de m'expédier Dieu sait où, j'aurais pu croire à un cauchemar. Hélas non, tout cela était bel et bien réel… délirant, mais réel. Et je souris malgré moi à l'idée qu'on m'aurait sans doute pris pour un barje si j'étais allé voir un producteur de cinéma avec un tel scénario en poche.

Après plusieurs heures de marche, j'arrivai, épuisé, à l'entrée d'un petit village. Les rues étaient désertes, et aucun panneau indicateur pour guider les voyageurs. J'errai un long moment dans les rues sales et malodorantes jusqu'à trouver l'entrée de ce qui semblait être un débit de boissons, du moins d'après ce qui était écrit sur la porte : Taverne des Deux Filous. Je poussai la porte qui s'ouvrit, et je compris alors qu'à défaut de savoir « où » j'étais, du moins je savais « quand » ; je fus pris de tremblements et de vertiges, et je finis par perdre connaissance et m'effondrer sur le sol.

Lorsque je repris connaissance, ce fut pour voir un visage peu amène posé sur moi. Un gros homme au visage porcin et à la bouche pleine de trous se mit alors à me questionner.

— D'où donc que tu viens, étranger ?
— Oh… c'est une longue histoire.
— Eh ben raconte. J'aime bien ça, moi, les histoires.
— Je viens de loin, de très loin… Mais avant tout, aurais-tu la bonté de me dire où je suis ?
— Ben… T'es à Saint-Jean.
— C'est où, ça, Saint-Jean ?
— Ben… V'là qu'tu sais même pas où t'es, toi ?
— J'ai été enlevé. J'ai voyagé longtemps, enfermé, sans savoir où j'allais… Et puis le convoi a été attaqué et je me suis réveillé seul, sur le bord de la route, à environs trois heures de marche. Alors, non, tu vois, je ne sais pas où je suis.
— Ce sont les chiens qui t'ont enlevé ?
— Les chiens ?
— Ouais, les Dominicains… C'est comme ça qu'on les appelle, rapport à leur Ordre.
Domini canes… Les chiens du Seigneur, c'est ça ?
— Ouais… Parce que si t'as affaire avec l'Inquisition, étranger, faut pas qu'tu restes ici.
— Je ne sais pas qui m'a enlevé, l'ami. Mais crois-moi, ils n'avaient pas des têtes de moines.
— Ah, bah j'aime mieux ça, alors. Des brigands, alors ?
— Je te l'ai dit : je n'en sais rien. Mais oui, qui d'autre que des brigands ?
— Ben, c'est qu'tu dois être riche, alors. Malgré que tes vêtements disent le contraire.
— Rappelle-moi, l'ami, on est en quelle année ?
— J'sais pas. Mais j'suis sûr que t'es riche, toi. Parce qu'il y a que les riches que ça préoccupe de savoir en quelle année on est.

L'air de rien, il m'en avait beaucoup appris. Des Dominicains, l'Inquisition, des routes en terre… Il semblait qu'on soit en plein moyen-âge. Quelque part en France, dans un petit village nommé Saint-Jean. C'était peu, mais c'était quand même un bon début.

— Dis-moi, il est désert, ton village ?
— À c't'heure, les gens sortent pas. Ils restent bien à l'abri chez eux.
— À cause des brigands ?
— Non, à cause des chiens. C'est interdit de sortir quand il fait noir.
— Pourquoi ?
— J'en sais rien. C'est comme ça. Ça a toujours été comme ça.
— Et tu vis seul ici, dans ta taverne ?
— Non. Je vis avec ma femme et ma fille.
— Elles dorment, sans doute. Je suis désolé, j'ai dû vous faire une peur bleue en arrivant.

Il détourna le regard et commença à se tortiller les mains. De toute évidence, il cherchait à me cacher quelque chose.

— Elles ne sont pas avec toi, c'est ça ?
— Si… Si, elles dorment là-haut, dans la chambre.
— Tu mens, l'ami. Et je sais quand on me raconte des histoires. Chut… N'aie pas peur. Si tu as des problèmes, je peux peut-être t'aider. Après tout, si je suis encore en vie, c'est en grande partie grâce à toi.
— Qu'est-ce qui m'dit que t'es pas un espion des chiens venu pour espionner ?
— Si j'avais voulu obtenir une confession, je ne serais sans doute pas arrivé chez toi dans cette tenue. Et crois-moi, j'aurais sans doute été en meilleure forme… Alors, l'ami ? Que me caches-tu ?
— Elles sont parties avec les autres pour prier, dans les souterrains.
— Dans les souterrains ? Pourquoi faire ? Il n'y a donc pas d'église dans ton village ?
— Nous, on prie le vrai Dieu. Pas le Diable…
— Ah, je vois… Vous êtes des hérétiques.
— Hé, pas moi… Moi, je vais pas dans les souterrains. J'y vais jamais.
— Mais tu laisses ta femme et ta fille y aller toutes seules, sans protection.
— Tu peux pas savoir… Si les chiens nous attrapent, les supplices qui nous attendent sont pires que l'Enfer.

J'aurais pu me dire que toutes ces histoires d'hérésies ne me regardaient pas. Chacun pouvait bien prier qui il voulait, après tout ; cela n'était pas mon problème et ne l'avait jamais été. Mais je me souvins que je n'étais pas dans MON moyen-âge, mais dans celui d'une autre dimension. Et que la nature des hérésies pouvait être très différente de celles sur lesquelles j'avais pu me documenter.

— Qu'est-ce qu'ils leur font, aux hérétiques ?
— Ils les emmènent au château, et ils les font avouer avant de les brûler vifs.
— Et pourquoi ils vous traitent d'hérétiques ?
— J'ai dit que j'en étais pas un.
— Tu m'as dit que tu n'allais pas à l'église.
— C'est moins grave, ça. Ils s'en fichent que j'y aille pas… Mais moi, je vais pas prier dans les souterrains avec les rebelles.

Les rebelles… On y arrivait ! Ilsa m'avait dit combien elle détestait les rebellions. Et si elle m'avait envoyé ici, c'était pour que je voie comment elle s'y prenait pour les anéantir, pour bien me persuader que « quel que soit le lieu, quelle que soit l'époque, toute résistance était inutile » ; c'étaient ses propres mots. Mais je comprenais mal cependant en quoi prier autrement que de la façon dont l'exigeait la Sainte Église Catholique pouvait lui nuire en quoi que ce soit.

— Je voudrais visiter l'église. Emmène-moi, s'il te plaît.
— Tu es fou ! Il est pas question que je mette les pieds là-dedans !
— Allons, ne me dis pas que tu as peur de quelques statues…
— Tu viens vraiment de loin, toi alors, si tu sais même pas ce qui se trouve dans les églises aujourd'hui.
— Et si tu me racontais tout ça, l'ami ?
— C'est une longue histoire, ça aussi… Écoute, tout a commencé lorsque le duc de Saint-Jean s'est marié. Il était bon, le duc, et tout le monde vivait en paix. Mais il a disparu… Et c'est sa femme qui l'a remplacé. Et depuis, ici, c'est l'enfer.
— C'est à dire ?
— Sa femme a commencé par déclarer la guerre à tous les seigneurs qui se trouvaient à nos frontières. Comme notre armée était puissante, elle a annexé tous les domaines et elle est devenue puissante à un point que même le jeune roi Baran tremble devant elle. Et puis elle a déclaré qu'elle était la fille d'un dieu antique et qu'elle était venue sur terre pour y régner.
— Et vous avez cru à ces sornettes ?
— Ben non… Enfin, pas au début. Mais figure-toi que c'est sans doute vrai : ça fait plus de vingt ans qu'elle règne ici, et ELLE NE VIEILLIT PAS.
— Ilsa…
— Oui… C'est elle. Elle a soumis tous les ordres religieux, et elle a exigé qu'on l'adore comme une déesse. On l'appelle « La chienne », parce qu'elle a fait des Dominicains ses serviteurs les plus dévoués. Et elle a réduit toutes les populations de son royaume en esclavage.
— Hum… Parle-moi des rebelles.
— Ben, y'a pas grand-chose à dire. Ici, à Saint-Jean, on n'accepte pas de vivre comme ça, parce que ça n'a pas de sens. Alors certains ont décidé de préparer une révolte afin de chasser la chienne de nos terres. Mais moi, j'dis que c'est peine perdue, et que c'est bien trop dangereux.
— C'est dangereux, tu as raison. Mais ce n'est pas perdu… Je voudrais rencontrer le chef des rebelles.
— Pour ça, il aurait fallu que tu ailles avec eux, dans les souterrains. Ils ont décidé de l'élire ce soir.
— Emmène-moi là-bas.
— Pas question !
— Emmène-moi, je te dis… J'en sais plus sur Ilsa que n'importe lequel d'entre vous ici. Je peux vous aider.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Tu viens de me dire que tu n'étais même pas d'ici.
— Je ne suis pas d'ici, c'est entendu. Mais Ilsa est une vieille ennemie, et je la connais bien. Je sais à quel point elle est dangereuse et cruelle. Si vous voulez la vaincre, vous aurez besoin de moi.
— Qu'est-ce qui m'dit que j'peux avoir confiance en toi ?
— Si j'étais ton ennemi, je te répète qu'il y a des moyens bien plus simples de régler le problème. Je serais venu avec les chiens pour raser ton village. Je t'en conjure, aie confiance en moi.
— C'est bon, étranger… Allons-y.
— Mais d'abord, je voudrais que tu m'emmènes à l'église.

En apparence, l'église de Saint-Jean n'avait rien de vraiment particulier. Il s'agissait d'une construction romane assez jolie et parfaitement entretenue. Ce n'est qu'une fois entré à l'intérieur que je compris à quel point l'univers dans lequel je me trouvais était divergent du monde que je connaissais.
Les vitraux tout d'abord ; ils ne représentaient qu'une seule incarnation d'un pouvoir tout-puissant. Celui d'Ilsa. Elle y apparaissait le plus souvent totalement nue, et terrassant les différentes représentations de la religion qu'elle avait remplacée. Sur l'un d'eux, elle éventrait le pape de Rome avec une épée. Le réalisme de la scène était surprenant. On y voyait les viscères du pauvre homme se répandre sur le sol tandis qu'un nuage de chauves-souris lui dévorait les yeux. Sur un autre, on la voyait prendre la Vierge Marie à l'aide d'un gigantesque gode-ceinture. Sur un troisième, elle était assise sur un trône de lumière, tenant en laisse un Jésus qui lui léchait les pieds.

— Comment supportez-vous tous ces blasphèmes ? murmurai-je à mon compagnon.
— Ce qui est devenu blasphématoire ici, c'est de refuser de prier à genoux devant ça !

Il me désigna sur l'autel une statue d'Ilsa assise et trônant comme une reine, entièrement recouverte d'or.

— Et les Dominicains acceptent tout cela ?
— Ils arrêtent tous ceux qui protestent contre ces horreurs. Et tu n'as pas tout vu ; regarde… Là, sur les murs, ce sont les chaînes auxquelles on attache les hérétiques durant les cérémonies avant de les sacrifier. Et là, le lieu des sacrifices…
— Ils ne les brûlent pas ?
— Après… Mais avant, ils passent un à un sur l'autel et ils sont torturés jusqu'à ce qu'ils demandent pardon pour avoir offensé la chienne.
— Et ça arrive souvent ?
— Une fois par mois, environ. Mais même lorsque tout le monde se tient tranquille, les Inquisiteurs trouvent quand même un prétexte pour arrêter quelqu'un.

À ce moment, quelqu'un entra en courant dans l'église dans un fracas épouvantable. Nous nous retournâmes et vîmes arriver un jeune homme d'une vingtaine d'années, au regard apeuré. Il s'adressa en tremblant à mon compagnon.

— Gautier, Gautier… Ils arrivent !
— Qui ça ?
— Les chiens… Ils sont à mes trousses.
— Que s'est-il passé ?
— Quelqu'un nous a trahis dans les souterrains. À peine qu'on a commencé à se réunir autour de l'élu qu'ils nous sont tombés dessus, armés jusqu'aux dents.
— Qu'est-ce qu'ils ont fait ?
— Ils ont massacré à peu près la moitié d'entre nous et emmené les autres. Moi, j'ai réussi à fuir, mais ils me poursuivent.
— Et ma femme ? Et ma fille ?
— Ils les ont emmenées.
— Mon Dieu, non…
— Et c'est pas le pire, Gautier… Ta fille était l'élue. Et elle est entre leurs mains.

Un bruit de chevaux se fit entendre à l'extérieur de l'église. Il était temps d'agir, et vite…

— À genoux devant la statue de la chienne, et laissez-moi faire.

Mes deux compagnons obéirent tandis qu'entraient les Dominicains accompagnés d'hommes en armes.

— Que faites vous ici à cette heure, manants ?
— On prie, Monseigneur. On prie pour demander grâce à la Déesse de nous épargner malgré les infamies des autres villageois.
— Explique-toi, et vite !
— Oh, on sait bien que c'est interdit de sortir en pleine nuit… Mais ils ont décidé de se rebeller malgré qu'on leur a dit qu'on était pas d'accord, que c'était grande folie et que c'était grand blasphème. Alors on est venus ici pour supplier d'être épargnés, et montrer toute not' dévotion à la Déesse.
— Vous avez bien fait… Mais maintenant, rentrez chez vous. Les rebelles sont arrêtés, et tout va rentrer dans l'ordre.
— Oui, ils ont bien fait de venir m'implorer ! retentit soudain une voix que je connaissais, hélas, trop bien. Mais qu'ils ne rentrent pas chez eux : je tiens à les récompenser personnellement, et ils vont nous accompagner au château. Je tiens à les recevoir comme ils le méritent… N'est-ce pas, Monsieur Carter ?

Je me retournai et me trouvai alors face à la sculpturale déesse de ce monde de fous, la taille fine serrée dans un corset de cuir, la poitrine agressive dans une chemise blanche légèrement déboutonnée, les yeux perçants et triomphants, et un sourire d'une infinie cruauté lui déformant la bouche.

— Allez, emmenez-les. Je leur réserve un traitement spécial…