Ilsa, la chienne de l'Inquisition - II

Nous fûmes laissés à la garde des Dominicains qui nous enfermèrent tous les trois dans une étroite cellule du château. Mes deux compagnons d'infortune ne cessaient de se lamenter, le premier imaginant inutilement les sévices qu'on risquait de lui infliger, le second pleurant sur le sort de sa femme et de sa fille. Pour ma part, même si mon inquiétude était grande, je tentais de rassembler mes esprits afin de trouver un moyen de nous sortir de là. Pleurnicher ne servait à rien désormais, il fallait faire preuve d'imagination. Soudain la porte s'ouvrit, et deux gardes entrèrent.

— Toi, l'étranger, suis-nous immédiatement.

Résister aurait été stupide. Ils étaient deux, ils étaient armés, et même à supposer que je puisse prendre l'avantage sur eux, qu'aurais-je pu faire une fois ces deux hommes mis hors d'état de nuire ? Je les suivis donc sans protester.
Ils me promenèrent un long moment dans un dédale de couloirs sombres éclairés par des torches, puis me firent entrer dans une petite cellule dans laquelle un moine se trouvait assis derrière un bureau.

— Entrez, étranger, et asseyez-vous. Vous n'avez rien à craindre si votre cœur est pur. Je suis le Père Bernardus, Grand Inquisiteur de Toulouse.
— Bernard Gui… Oui, je vous connais.
— Ah ? Tu me connais, étranger ?
— Oui. Je sais qui vous êtes. Et je dois bien avouer que cela me rassure un peu.
— Quoi ? Tu ne trembles pas devant l'Inquisition ?
— Je sais que vous rendez vos jugements avec une grande sévérité, mon Père. Mais je sais aussi la rigueur et l'honnêteté qui sont les vôtres.
— Hum… Flatteries que tout cela.
— Non, mon Père : j'ai lu également votre Liber Sententiarum.
— Quoi ? De quoi parlez-vous ?
— De vos onze Sermones Generales.
— Comment êtes-vous au courant de cela ? Je n'en ai écrit que deux, qui sont actuellement sous forme d'ébauche. Y aurait-il quelque sorcellerie là-dedans ?
— Hum… Cela dépend ce que vous appelez « sorcellerie », mon Père. De là où je viens, nous appelons cela « la science ». Et toujours là d'où je viens, vous avez écrit onze sermons.
— Tu sais à quel point tu es proche du bûcher, étranger ?
— Oui, mon Père. Mais je n'ai pas d'autre choix, vu les circonstances, que de jouer franc-jeu avec vous.
— Dis-m'en plus. Et tu as intérêt à être clair, et convainquant.
— Je sais, par exemple, que vous êtes en conflit avec la Déesse.
— Mon Dieu, non ! Pourquoi prétends-tu cela ?
— Parce qu'elle entend exercer sur moi une vengeance personnelle, et qu'en aucun cas elle n'a pu vous demander d'instruire une accusation à mon sujet.
— Tu te trompes, étranger.
— Bien sûr que non, mon Père. Je sais que vous instruisez à charge et à décharge, et cela avec une grande rigueur. Elle le sait aussi. Et elle sait que vous ne trouverez rien à me reprocher.
— Si. Tu es un hérétique, et tu ne crois pas à sa toute-puissance !
— Et dans le secret de votre âme, qui est restée chrétienne, vous espérez secrètement qu'elle ne l'est pas.
— Tu divagues…
— Ilsa ne vieillit pas parce qu'elle n'est pas humaine. Elle est une aberration de cette science qui, dans le monde d'où je viens, est trop souvent mal employée. Mais vous êtes un érudit, Père Bernard. Et vous avez lu comme moi les philosophes grecs, dont certains – parmi lesquels Démocrite, je crois – ont émis l'hypothèse d'un monde entièrement constitué d'atomes, et de la possibilité qu'il existe une multitude d'univers divergents à celui dans lequel nous nous trouvons. Tous ces univers ayant été créés par Dieu, bien entendu…
— Poursuis, je t'écoute.
— Je viens de l'un de ces autres univers. Et je suis à la poursuite de « la chienne » afin de la chasser des mondes dans lesquels elle se plaît à faire régner la terreur.
— Cela suffit. J'en ai assez entendu. Gardes !
— Père Bernard, je vous en conjure… Ilsa est mortelle. Mais si vous persistez à la servir, vous ne deviendrez jamais ici le grand serviteur de Dieu que vous devriez être.
— Ramenez le prisonnier à sa cellule. Ses délires sont proprement insupportables !


Après plus de vingt-quatre heure sans manger ni boire, les gardes finirent par venir nous chercher à nouveau pour nous introduire dans une vaste salle toute tapissée de noir, dans laquelle se trouvaient de nombreux instruments de torture ainsi qu'un trône d'or orné de rubis.

Ilsa fit son entrée par la porte principale, entourée par huit soldats armés jusqu'aux dents. Elle avait revêtu pour l'occasion une splendide robe rouge transparente qui ne cachait presque rien de ses formes généreuses et parfaites. Elle était également chaussée de bottes à talons hauts, de la même couleur que sa robe. Elle prit bientôt place sur le trône qui lui était destiné. D'un ton impérieux, elle s'adressa à celui qui m'avait recueilli :

— Toi, tu es bien Gautier, le patron de cette échoppe pouilleuse qu'on appelle Taverne des Deux Filous ?
— Oui, Madame, c'est bien moi…
— On dit « Déesse » lorsqu'on s'adresse à moi. L'aurais-tu oublié ou cherches-tu à me manquer de respect ?
— Oh non, Déesse… Je me permettrais pas de vous offenser.
— Et pourtant, tu as partie liée avec la rébellion.
— Non, Déesse, je vous assure… Le soir où vous m'avez arrêté, j'étais dans votre église en train de vous prier.
— Menteur ! Tu fais partie des rebelles, comme ta femme et ta fille.
— Elles ne savent pas ce qu'elles font, Déesse. Elles se sont laissé entraîner par les autres.
— Sans doute. Mais elles m'ont offensée… et ta fille a été élue chef de la rébellion. Elles vont payer pour cela.
— Je vous en supplie, Déesse, ne leur faites pas de mal… Je ferai tout ce que vous voudrez…
— Bien, Gautier. Montre-moi comme tu m'es dévoué. Allons, à genoux ! Voilà… Et maintenant, montre-moi ta dévotion. Lèche-moi les bottes !

Le pauvre Gautier s'exécuta. Tandis qu'il lui léchait les bottes, Ilsa me regardait avec sur les lèvres son éternel sourire empli de cruauté.

— Tu vois, Carter, comme il est inutile de tenter de me résister. Ne sois pas jaloux : tu seras bientôt à la place de ce rat.

Elle lui lança un violent coup de pied.

— Cela suffit, misérable. Dis-moi, qu'es-tu prêt à faire afin d'éviter à ta fille d'être exécutée immédiatement ?
— Tout ce que vous voudrez, Déesse.
— Tout ce que je voudrai… Bien. Donnez-lui un poignard. Je veux que tu m'apportes le cœur de ton jeune compagnon.

Gautier blêmit. Il tenait le poignard dans sa main et regardait, affolé, le jeune homme qui nous avait rejoints dans l'église.

— Allons, vermine, ne me fais pas attendre plus longtemps, sinon c'est le cœur de ta fille que j'arracherai moi-même, et je te forcerai à le manger !

Gautier se précipita alors comme un fou sur son compagnon que maintenaient fermement deux soldats. Il lui enfonça brutalement le poignard dans la poitrine, mais du mauvais côté. Il dut recommencer plusieurs fois et fut bientôt couvert de sang, mais il ne réussit pas à arracher le cœur de la poitrine de sa victime. Ilsa le toisa d'un air de profond mépris.

— Tu es un incapable, Gautier ! Amenez-moi la rebelle, que je montre à cet imbécile comment on doit s'y prendre pour arracher un cœur.
— Nooon !

Le pauvre homme se précipita sur elle en levant son arme, mais il fut immédiatement maîtrisé par les soldats entourant la Déesse.

— Tu n'es qu'un pauvre imbécile ; et tu mourras pour ce que tu viens de faire. Mais je tiendrai ma promesse, cependant : je vais arracher le cœur de ta fille, et tu le mangeras de gré ou de force avant de mourir. Qu'on fasse entrer la rebelle !

Les portes s'ouvrirent, mais c'est le Père Bernard qui entra, suivi de plusieurs Dominicains et de quelques hommes en armes.

— Père Bernard ? Que me vaut l'honneur de votre visite ?
— Tout est fini, Madame. Il est temps que les choses reprennent leur juste place.
— Expliquez-vous.
— Votre règne est une imposture, une hérésie abominable. Vous n'êtes pas une Déesse ; vous ne l'avez jamais été. Vous répandez ici une malédiction dont sont victimes tous les habitants du royaume. Et je suis ici pour vous arrêter.
— Vous êtes complètement fou, Père Bernard. Vous êtes mon sujet, et vous me devez obéissance. Vous serez puni pour votre effronterie !
— Je suis d'abord le sujet du roi Baran. Et c'est sur son ordre que je viens vous arrêter.
— Ah-ah-ah… Pauvre imbécile ! Et comment donc allez-vous vous y prendre ?
— Je suis ici avec ses soldats.
— Gardes ! Tuez-moi ces chiens, immédiatement !

Les gardes de la chienne se précipitèrent sur les hommes amenés par le Père Bernard, et un combat terrible s'engagea, rendu cauchemardesque par l'effrayant décor de la pièce dans laquelle il avait lieu. Gautier, qui n'était pas armé, fut l'un des premiers à tomber, la gorge tranchée par un soldat. Pour ma part, je réussis à m'abriter du combat derrière un des piliers de la salle, et je pus voir les hommes du roi prendre assez rapidement le dessus sur les gardes d'Ilsa, trop peu nombreux pour cette bataille. Je vis également la chienne s'enfuir par une porte dérobée à l'arrière de la salle.
J'allais me précipiter à sa poursuite lorsque le Père Bernard m'attrapa par le bras.

— Pas si vite, Carter. Nous avons à parler.
— Mais… Ilsa vient de s'enfuir. Elle risque d'aller chercher du renfort.
— Impossible : nous avons mis la plupart de ses lieutenants aux arrêts avant d'entrer ici.
— Alors elle va fuir.
— Qu'importe… Nous la poursuivrons. Elle ne pourra pas aller bien loin.
— Alors…
— Alors il va falloir que vous répondiez encore à pas mal de questions.
— Avec plaisir, Père Bernard. Mais pour commencer, qu'est-ce qui a bien pu vous faire changer d'avis ?
— Vous aviez raison en grande partie. À propos de mes sermons… il fallait que je comprenne pourquoi et comment vous pouviez être au courant de leur existence. Par contre, vous vous trompiez pour Démocrite : il a bien parlé des atomes, mais en aucun cas d'univers parallèles.
— Alors, vous avez encore des doutes ?
— Pas vraiment. Ces univers sont évoqués dans un livre de sorcellerie écrit par un Arabe qui avait perdu l'esprit, Abdul al-Hazred. J'en ai un exemplaire dans ma bibliothèque, mais nous en avons trouvé un également dans celle de la chienne ; et visiblement, il avait déjà beaucoup servi.
— Al-Hazred ? Vous parlez du… Necronomicon ?
— Vous connaissez ce livre également ?
— De là où je viens, ce livre est une invention littéraire imaginée par un écrivain américain.
— Américain ?
— Oui. Vous n'avez pas encore découvert ce continent, mon Père.
— Dites-m'en plus.
— De l'autre côté de l'océan Atlantique. Là où vous pensez que règnent les dragons.
— Chut… Taisez-vous, idiot ! Ces balivernes, nous les entretenons volontairement. Mais nous savons qu'il existe d'autres terres. Nous ne savons tout simplement pas encore comment nous y rendre ; mais en attendant, mieux vaut que ce secret soit bien gardé. Et c'est bien pour cela que j'ai besoin que vous restiez près de moi, Carter : vous allez me permettre de découvrir bien des choses que nous ignorons encore.
— Père Bernard, croyez moi, j'en ai fortement envie. Mais je connais la chienne et ses innombrables ressources. Il ne faut pas lui donner l'occasion de prendre sa revanche, ou alors le cauchemar que nous venons de vivre ne sera rien comparé aux prochains.
— Je vais envoyer des hommes à sa poursuite. Elle n'ira pas loin, je vous le promets.
— Laissez-moi aller avec eux.
— Oh, que non : vous m'êtes beaucoup plus précieux ici, Carter.
— Vous êtes sacrément têtu.
— Vous le savez bien…
— J'ai étudié toute votre histoire, en effet… Aaargh…
— Carter ? Que vous arrive-t-il ?

Je portai les mains à mon cou. Il me brûlait, et le collier venait de s'allumer. Ma tête se mit à tourner, et autour de moi tout devenait flou.

— Carter ? Vous allez bien, Carter ?
— Je vais… vous quitter… D'un monde à l'autre… je passe d'un… monde à l'autre…
— La science ?
— Ne laissez pas… la chienne… en vie… Père Ber…

Un grand trou noir s'ouvrit une nouvelle fois devant moi et je fus aspiré comme je l'avais été quelques jours plus tôt.
Mon voyage infernal recommençait.