Restaurant et cinéma

Stéphane rentre. Le moteur de sa voiture ronronne dans l'allée qui descend vers notre nid. Mais Dimitri me gêne. J'entrevois déjà dans le vague de mon esprit ce que je vais en faire. Et la porte qui s'ouvre sur toi, mon amour, me fait abandonner pour un temps mon récit. Je te regarde et tu stoppes net ton élan vers moi.

— Mais… Élyse… tu n'es pas prête ?
— Prête ? Pourquoi, prête ?
— Nous sortons ce soir avec Jeanne et Gabriel. Ne me dis pas que tu as oublié que nous dînons au restaurant.

J'ai relevé ma main sur ma bouche en signe d'étonnement. Tu me fixes comme si j'étais une bête curieuse.

— Enfin, Élyse ? Qu'est-ce qui se passe depuis quelques jours ? Tu es absente à longueur de soirées, et je suppose que la journée… tu n'es pas même habillée. Tu es restée en peignoir toute la journée ? Ce n'est pas possible ! Qu'est-ce qui se passe ? Tu sais bien que c'est important pour mon cabinet, ce dîner.
— Je t'assure que je n'ai plus du tout songé à celui-ci…
— Je vois ! Mais bon, il nous reste une heure pour nous préparer. Tu as besoin de te remettre en forme, ma belle.

Ta main est sur ma joue. Mon cœur s'affole. J'aime ton sourire, mais cependant deux hommes dansent sous mon crâne. Avance au milieu d'eux une jeune brune… Mon histoire me poursuit ; c'est comme si je vivais déjà les aventures de ces trois-là. Cette bouche qui se pose sur la mienne me réveille pour un temps. J'adore tes baisers, et celui qui nous unit est chaud comme de la braise.

— Viens ! Viens, mon Élyse… la douche nous attend.
— La douche ? Tu es bien certain que c'est juste la douche que tu désires ?

Ma question reste sans réponse immédiate, mais tes mains parlent pour toi. Ce corps qui me serre contre lui alors que le jet tiède nous dégouline sur la tête… comme je le désire également ! Je m'aperçois simplement que si toi tu t'es dévêtu, tu ne m'as pas laissé le temps d'en faire autant. Je suis en nuisette sous la flotte. Le linge me colle à la peau et tu me caresses le visage avec une fougue qui en dit long sur tes idées. Alors mes doigts enserrent l'endroit de toi qui change de volume au gré de nos fantaisies.

La douche devient alcôve et les gestes sont plus sensuels – sexuels, devrais-je avouer – et je me prends au jeu de l'amour et du sexe. Tu es si fort ! Tu es si merveilleusement mâle que je suis très vite emportée vers un septième ciel orageux. Mais les seuls éclairs qui illuminent le plafond de notre salle de bain sont ces éclats qui font briller nos yeux. Nos gémissements sont de plus en plus montés en épingle. Tous tendent vers une jouissance inéluctable. Nous serons en retard pour ton dîner… tant pis pour tes amis !


Si Jeanne est une gentille femme, son mari, lui, en revanche, est rasoir comme un lama. Elle est effacée, timide, et pourtant ça fait quelques années déjà que nous nous côtoyons pour votre travail. J'aime bien sa petite tête de fouine et je la trouve plutôt rigolote. Il lui faut compenser parce que sans nul doute, avec son Gabriel, elle ne doit pas rire tous les jours. Bon, c'est juste mon impression, mais quelque chose me dit qu'elle lui est plus soumise qu'amoureuse. Dès qu'il lève les yeux sur elle, elle baisse la tête.

Et toi, Stéphane, je te sens bien émoustillé devant cette petite femme dont le mari, ton ami, ne semble pas faire grand cas. Tu t'excuses pour notre retard alors que nous venons de les rejoindre à une table de « Chez Gustave ». J'aime la cuisine de ce restaurant, et les patrons sont sympathiques. Jeanne me parle, mais je suis retournée dans mon monde, celui de Paule et Damien, et les bruits qui me parviennent se mélangent avec ceux que j'imagine dans mon écrit.

— Élyse ? Hé-oh ! Tu es où, là ?
— Hein ? Quoi ? Pardon…
— Jeanne te parle depuis cinq minutes et tu es absente.
— Oh ! Oui, oui, pardon ! Je suis un peu lasse en ce moment. Vous me disiez, Jeanne ?
— Stéphane nous a raconté que vous êtes sur un nouveau roman ?
— Oui. Je ne suis pas que sur lui : je suis dedans, et je rêve toujours un peu lorsque je suis en phase d'écriture.
— Ça doit être passionnant, fascinant d'imaginer des personnages, une intrigue… Je ne crois pas que je serais capable de raconter ce que parfois j'imagine, moi.
— Ça n'a rien de compliqué. Je n'aime pas parler de ce que j'écris ; un soupçon de superstition, sans doute.
— Nous ne saurons donc rien, Élyse… Et toi, Jeanne, arrête d'importuner l'épouse de Stéphane avec tes questions. Tu ne sais pas écrire, de toute façon.
— Oh, rassurez-vous, Gabriel : Jeanne ne m'importune nullement. Quant à écrire, tout le monde peut le faire, quoi que vous, vous en pensiez.

Je viens de répondre plutôt sèchement. Ce type est un goujat et j'ai du mal à m'expliquer ce que toi, mon mari, tu peux avoir de commun avec ce zèbre. Il a rabroué vertement son épouse devant nous. Je ne le piffe décidément pas, ce Gabriel avec qui tu es en relation de travail. Comment Jeanne peut-elle aussi se laisser parler de la sorte ? Ça reste un mystère pour moi. Pourtant, ces deux-là sont ensemble depuis aussi longtemps que nous. Elle n'a toujours pas relevé les quinquets, restant ainsi dans la position parfaite de la soumise. Un court instant je me demande si finalement ce n'est pas seulement un jeu.

— Votre dernier roman… je l'ai dévoré. Gabriel a raison : je ne saurai jamais écrire ; enfin, aussi bien que vous le faites, je veux dire. Donc rien à dévoiler sur le prochain ?
— Même moi, ma chère Jeanne, je n'ai pas la primeur d'une seule ligne de ses livres. Alors vous n'avez aucune chance.
— Comment peut-on perdre son temps en griffonnant des bouquins de quais de gare ?
— Je vous trouve bien amer, mon cher Gabriel… Tout le monde ne peut pas être sérieux au point de refuser aux autres le moindre petit plaisir. L'écriture est aussi une soupape de sécurité qui me permet d'extérioriser mes vieux démons. Et je ne me plains pas ; mes livres me donnent de l'argent de poche. Stéphane n'assume donc pas tout de notre existence.
— Bon… on prend un dessert ? Je crois que vous devriez changer de sujet tous les deux. Vous n'allez pas vous écharper au restaurant, n'est-ce pas ?

Tu as remis les choses en place. C'est vrai que ce loustic-là me sort par les yeux. Un con dans toute sa splendeur ! Et pour l'emmerder, je m'entends soudain dire à son épouse :

— Mais, ma chère Jeanne, si vous avez le droit de conduire, vous pouvez toujours me rendre visite. Je vous invite volontiers à venir partager avec moi quelques heures de ces solitudes que nos bons hommes nous offrent en travaillant à leur bureau. Vous permettrez bien à votre épouse de venir me voir, Gabriel ?
— Oh, elle est libre. Elle fait ce qu'elle veut.
— Alors, Jeanne, viendrez-vous prendre un morceau de gâteau en ma compagnie un de ces après-midis tristement vides ?
— Oui. Oui, bien entendu… Voici la carte des desserts ; voyons ce qu'elle nous propose de bon… Ah, des profiteroles ! Mon péché mignon.

Jeanne coupe court. La carte n'est qu'un prétexte pour désamorcer un conflit latent entre son mari et moi. Quant à toi, Stéphane, je sens que la pression que tu retiens depuis le début de l'échauffourée se dégonfle enfin. Finalement, les douceurs du dessert sont les bienvenues. Et en tournant la cuillère dans ma tasse de café noir, j'imagine une scène où Paule serait – sera ? – une héroïne. Je ne sais pas trop encore, mais la soumission n'est pas mon truc. Alors Jeanne a-t-elle peut-être de quoi alimenter mon imaginaire ?


Du film, Damien n'en retient rien. Ses regards ne sont pas rivés sur l'écran où les démêlés d'un directeur des Postes secouent de rire les spectateurs. Il a bien d'autres vues pour illuminer ses prunelles : la position assise et les mouvements qui agitent son amie lui montrent des plages bien plus intéressantes. Oh, il tente bien de résister à cette incroyable dérive de ses yeux sur ces deux cuisses desquelles la jupe, décidément trop courte, dévoile une peau blanche. Inlassablement, les quinquets masculins replongent, convergent vers ce point qui se devine plus qu'il ne se voit. Paule s'en rend-elle compte ? Combien de fois le garçon doit-il se retenir pour ne pas laisser sa main filer vers ce sanctuaire formé par l'attache des membres inférieurs et du tronc de cette dulcinée dont il espère tant ?

Le générique de fin s'affiche sur la toile, et dans le brouhaha de la salle qui se lève les deux jeunes gens se sont pris la main. Debout contre elle dans la longue file qui se dirige lentement vers la sortie, Damien se frotte presque langoureusement contre le derrière de Paule qui le précède. Elle se retourne pour s'assurer que c'est bien lui qui la serre de la sorte. Le sourire qu'elle affiche en croisant les yeux de son compagnon en dit long sur ses attentes, mais la cohue ne dure que jusqu'à ce que l'air de la nuit les happe. Cette fois ils rentrent, remontant les rues sans trop savoir où aller.

— Tu m'emmènes chez toi, Damien ? J'aimerais un café…
— … ! Tu ne préfères pas que nous le prenions dans un bar ? Celui de notre premier rendez-vous…
— On dirait que tu as peur de me montrer où tu habites. C'est drôle comme réaction.
— Mais non… Je… C'est simplement que mon coloc est toujours là.
— Ah ? Tu ne m'as jamais parlé de ton voisin de chambre. Il te fait peur ? On dirait que tu hésites. Mais cet appartement que tu partages, tu y es autant chez toi que lui, non ? J'ai du mal de saisir, là…
— C'est… c'est une longue histoire, et je n'ai pas vraiment envie de parler de lui ici, ni ailleurs non plus.
— Il vit seul lui aussi ? Tu imagines que je pourrais tomber amoureuse de ton ami ? C'est donc cela ?
— Mais non… Je te promets que nous irons chez moi… la prochaine fois.
— Ouais… Bon, patientons donc, alors. Mais pas trop longtemps ; je pourrais bien me lasser. Et puis c'est ce soir que j'étais bien disposée à…
— À quoi ? Dis-moi, ma Paule… À quoi serais-tu disposée ?
— Ben… Je ne veux pas non plus mourir vieille fille ou… vierge. Et tu n'as donc pas compris que je suis suffisamment amoureuse de toi pour te donner… ce que personne n'a jamais eu ?
— Oh ! Moi aussi je t'aime tant !
— Tu montres bien peu d'empressement à me le prouver, et j'ai du mal à comprendre ; il ne va sûrement pas me violer, ton colocataire. La prochaine fois… tu me le promets ?
— Oui ! Oui, mon amour, je te le jure.

Et les deux tourtereaux, avant d'entrer dans le bar, s'embrassent fougueusement sur un banc public. Damien laisse filer ses mains sur le tissu qui protège le corps de la jolie poupée qui est assise là, près de lui. Mais…

— Ah non ! Puisque tu ne veux pas aller chez toi, tu ne touches pas non plus. Après tout, il n'y a pas que moi qui puisse attendre encore. Allez, viens ! Allons boire ce café.

Un peu décontenancé et peut-être piqué au vif, le jeune homme s'écarte de sa petite amie presque brutalement.

Dans la salle se trouvent d'autres couples qui sortent sans doute aussi du cinéma. Lorsque Paule va aux toilettes pour satisfaire un besoin pressant, son copain téléphone à son jumeau :

— Allô ! C'est toi, Dimitri ?
— Qui veux-tu que ce soit si tu as fait mon numéro ? Tu as donc un problème pour que tu m'appelles ?
— Non ! Non, je voulais juste savoir où tu étais…
— Mais, chez mes amis : tu as oublié que c'était l'anniversaire de Marion ? J'y suis invité. Je renterai demain dans la matinée.
— Excuse-moi, je n'ai plus pensé à l'anniversaire de Marion. François est là aussi, alors ?
— Ben, c'est mieux, non ? C'est son fiancé, alors sa présence ce soir me semble naturelle.
— Ouais, bien sûr. Je suis bête… Bon, eh bien bonne soirée. Je ne laisse donc pas les clés dans la serrure. Tâche de ne pas me réveiller à ton retour demain matin.
— T'es bizarre, toi ! Tu es certain que tout va bien ? Ta voix… et il y a du monde autour de toi ?
— T'inquiète ! Je suis au Bar des Sports avec des potes. Allez, amuse-toi bien, frérot !

Damien range à peine son portable que Paule est déjà de retour du petit coin. Bon Dieu, qu'elle est belle avec son gloss qui lui fait de jolies lippes brillantes ! Il n'a toujours pas commandé les boissons, alors d'un coup il se lève.

— Bon, c'est toi qui as raison, mon ange. Viens. Après tout, mon coloc, on s'en tape.
— … ! Tu veux dire que nous allons chez toi ?
— Oui. Viens ; inutile de nous perdre dans une attente interminable. Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud.
— Eh bien, te voici bien pressé d'un coup… mais ce n'est pas pour me déplaire. On prendra un café dans ton appartement, c'est mieux.
— Oui. Un café ou autre chose…

Le chemin pour se rendre chez lui n'est pas très long. Mais, bon sang, comme il paraît infiniment s'étirer sous leurs pas ! Paule lui tient la main ; sa voix douce parvient aux oreilles de Damien comme une musique tombée du Ciel. Il est en transe, se projetant déjà dans ce qui va arriver. Dans sa caboche, il y a tant de bousculades… Sera-t-il à la hauteur ? Saura-t-il avoir les bons gestes ? Cette fille, cette femme qui se trouve à ses côtés, c'est son avenir. Il se fait du souci, et cependant l'envie qui l'envahit est si violente… Il en tremble au point qu'elle doit le calmer pour que la serrure se déverrouille. Paule continue de sourire.

Désormais ils sont dans l'appartement plongé dans le noir. Il se tourne vers elle et leurs visages se retrouvent. Un long baiser les unit là, dans une entrée dont elle ne voit rien. Les doigts se nouent, pactisent pour chercher les sensations de ces jeux nouveaux. Le reste est affaire de patience et de morale. Ils se dévoilent enfin petit à petit, toujours dans une obscurité que rien ne vient perturber. Plus aisé peut-être de se dénuder sans se voir ? C'est donc à tâtons que les deux fantômes dans la nuit se frôlent, se touchent, se délivrent de leurs appréhensions mutuelles. Et sur la page Word, deux êtres s'aiment enfin sous mes doigts anxieux.


Dans ma caboche défilent des images de couples enlacés ; je revois mes propres corps-à-corps avec un Stéphane déchaîné, ivre d'amour et de désir. Je vais détailler cette scène de sexe qui ouvre une ère nouvelle entre deux presque amants qui feront tout ce que je veux. Et alors que les premiers mots jaillissent sur le rectangle immaculé, la sonnette de la porte fait refluer pour un temps la fougue amoureuse de mes deux héros. J'hésite entre ne pas me montrer et aller ouvrir.

Un second tintement m'ennuie vraiment ; alors je me lève, déjà prête à griffer l'intrus qui se permet de me déranger en plein dans… un acte sexuel virtuel. Puis ma colère retombe comme un soufflé sorti trop vite du four : elle est là, devant moi, presque triste avec un sourire qui n'arrive pas à la rendre joyeuse.

— Jeanne ? Si je m'attendais à votre visite…
— Merci de me recevoir, Élyse. J'ai craint un instant que vous ne soyez absente. Je ne sais pas quand j'aurais trouvé le courage de revenir vous voir.
— C'est donc un acte surhumain que de faire les quelques kilomètres qui nous séparent ? À moins que ce n'en soit un de me rencontrer ?
— Non ; je me suis mal exprimée. Mon mari… il ne sait pas que je suis là. Et je pense que s'il l'apprend, il n'appréciera pas vraiment.
— Mais n'ayez aucune crainte : je ne vais pas l'appeler pour le lui dire. De toute façon, le courant ne passe pas du tout entre lui et moi.
— Oh, il n'est pas spécialement… votre ami non plus. Et il lui arrive de se montrer parfois plutôt… Comment dire ? Pas gentil en parole avec vous, et… en acte avec moi.
— J'ai cru sentir cela lors de notre dîner, mais je pensais m'être trompée puisque ça fait si longtemps que vous êtes ensemble. Vous devez l'aimer quelque peu pour ne pas partir.
— Vous savez, je suis entièrement dépendante de lui. Financièrement, et psychologiquement aussi. Il a des arguments… que je ne peux pas contrer, surtout lorsqu'il est en colère.
— Il… il vous frappe ? Non ! Ne me dites pas que… Ce serait ignoble !
— Je me suis… je veux dire que je suis partie. Le fait de vous savoir prête à me recevoir m'a donné un courage qui jusque-là me faisait défaut. J'ai lu dans vos regards que vous soupçonniez ce qui se passait entre Gabriel et moi. Peu de gens le devinent, mais il est terriblement autoritaire.
— Je n'ai pas supposé cela ; plutôt une forme d'amour avec quelques règles spécifiques librement consenties, pas de la violence conjugale.
— Oui, au début c'était une sorte de jeu auquel j'adhérais tout à fait. Puis c'est devenu quotidien, et maintenant il se passe carrément de mon accord. Il dit qu'il n'en a plus besoin puisque je l'étais au départ.
— J'ai beaucoup de peine à vous suivre, là. Ça fait donc longtemps que vous pratiquez vos… ce que vous appelez « jeux » ?
— Au fil du temps, ils sont devenus moins… jeux, et plus coups non retenus. J'ai tenté à plusieurs reprises de lui faire comprendre que je ne voulais plus, qu'il devait cesser, mais il ne saura jamais, et de plus il ne dose plus ses… mouvements.
— Mais… c'est horrible ! Vous savez que dans un couple personne ne doit se comporter comme un barbare ou violer l'autre. Il faut vous défendre.
— Je… je ne veux pas déballer tout ceci devant la police ou les gendarmes. Non, je désire seulement reprendre ma liberté.
— C'est votre choix tout autant que votre droit. Vous l'aimez encore, donc ?
— Je ne sais plus vraiment. Il est si différent que je ne reconnais plus l'homme que j'ai épousé. Ces jeux ont tué notre couple, et ils vont finir par moi aussi me… Parfois, il est d'une cruauté impossible à décrire.
— Stéphane va rentrer dans une petite heure ; nous allons vous aider, je vous le promets. Nous pouvons sans doute vous garder ici le temps que les choses se mettent en place pour vous : je ne vous abandonnerai pas à votre triste sort. Après, c'est à vous de prendre les orientations de votre existence en main. Un mari n'a pas à tout décider pour sa femme.
— Vous avez raison. Je peux vous demander quelque chose ?
— Mais évidemment. Dites-moi…
— Je pourrais… j'aimerais utiliser votre salle de bain ; c'est possible ?
— Je vais faire mieux : venez, je vais vous donner notre chambre d'amis qui dispose d'une salle de bain et de toilettes indépendantes. Vous y serez comme chez vous.
— Mieux, sans doute… Merci, c'est très aimable à vous.

Elle me suit et avance avec précaution dans le couloir au fond duquel une porte s'ouvre sur une chambre. Nous y entrons, et elle regarde partout, comme émerveillée par ces murs de bois ; puis la douche, et elle me remercie une fois encore.

— Vous n'avez besoin de rien ? Un drap de bain ? Je vais vous apporter cela et des produits pour la douche ; je reviens.
— Oui… merci.

Je repars vers le placard où nous rangeons nos produits d'hygiène : savon, gel douche, shampooing, et tout ce qu'il faut à une femme pour se faire belle. Lorsque je reviens, elle s'est à demi dévêtue. Je suis médusée par ce que j'entraperçois : ses épaules portent des marques, des stries rouge sombre. Elle s'aperçoit que mes yeux sont posés sur son dos.

— Vous comprenez pourquoi je devais fuir ? Sans doute me jugerez-vous folle d'avoir attendu aussi longtemps… mais j'ai toujours cru que ça allait s'arranger.

Je déglutis difficilement. Ma salive me reste en travers de la gorge. Que dire à cette pauvre Jeanne ? Je ne trouve aucun mot pour la réconforter. Et alors qu'elle disparaît derrière la cloison de la salle d'eau, je m'éclipse, horrifiée par ces traces qu'elle porte. Il me faut revenir vers mes deux amoureux dans le sombre de l'entrée, toujours figés dans une position qui, d'ordinaire, ne souffre aucune pause, surtout aussi longue.


Paule glousse doucement alors que Damien la caresse tendrement. Ils s'embrassent, petits bécots entrecoupés de pelles plus langoureuses. De celles qui coupent le souffle, qui privent d'air avec ces circonstances atténuantes qu'elles sont terriblement excitantes. Ces baisers amoureux font monter la température des deux corps qui se meuvent toujours debout dans l'entrée sans lumière. Puis, en la tirant par le poignet, le garçon oriente la jolie brune vers une autre pièce. Ce n'est que lorsque ses mollets prennent appui sur une surface dure qu'elle réalise : Damien l'a emmenée dans une chambre, et désormais c'est sur la surface rectangulaire d'un grand lit que les câlins s'improvisent. Des attouchements à l'horizontale, des effleurements où mains et bouches s'allient dans la découverte d'une autre anatomie, avec de beaux reliefs chez la femme et une excroissance sympathique pour l'homme. Chacun, dans un registre proche, tâte, soupèse, embrasse, déguste même ces éléments diamétralement opposés.

Il est lent, n'osant rien brusquer. Peur de faire mal ou plaisir d'en découvrir davantage tout en gardant en souvenir ces premiers passages si délicats sur le corps neuf de Paule ? Et puis il y a ces soupirs, ceux qu'elle ne peut – ne veut – contenir, qui montent en souffles courts ou accélérés, juste en fonction de ce que les mains qui flirtent avec son épiderme lui apportent comme sensations. Elle se laisse cajoler, grand bébé alangui sur ce lit où elle sait qu'elle va devenir femme.

Damien prend son temps ; il tâtonne dans l'obscurité, seulement guidé par un instinct masculin qui se fait jour chez les hommes depuis la nuit des temps. Il ne se prive d'aucune découverte des côtes et des plages, son Amérique à lui est sous ses doigts, ouverte et prête au sacrifice. Sa langue aussi participe à ce festin : elle suit d'un cou gracile à la pointe d'un sein une piste inexplorée, s'arrêtant sur l'un d'eux de temps à autre pour mieux finir sa course. Les râles de Paule sont comme un engagement à continuer le voyage.

Lorsque sous ses doigts, après de longues minutes, Damien découvre une pelouse légère perdue en bas de ce ventre plat et chaud, lui aussi a des réactions épidermiques que sa complice ressent presque violemment. Dans ses lentes reptations pour que son visage suive les courbes en pente ou les vallées de cette belle étendue, son propre corps s'est positionné de telle manière qu'elle ne peut ignorer ce qui différencie leurs deux anatomies. Ses frémissements sont communicatifs. Une chair de poule significative se répand sur cet épiderme offert, ouvert à la balade nocturne du jeune mâle.

Paule ne bronche plus, seulement attentive à ces merveilleuses caresses que lui distille son ami. Elle sent pourtant contre son visage la chose enflée qui tranche avec le reste harmonieux du corps de son amoureux. Elle ne voit pas, se contentant de humer des odeurs inconnues, celles de cette envie masculine qui navigue dans les parages de son nez, de sa bouche. C'est alors comme un serpent humide qu'elle déploie pour venir longer ce mât qui se frotte à sa joue, à son menton, partout sur son visage.

Un doigt. Lequel ? Elle ne saura jamais, mais l'important c'est qu'il soit rempli d'une tendresse et d'une douceur suffisante pour vagabonder sur deux lèvres gonflées de sa féminité. Elle en oublie ses dernières retenues. Lui aussi a gigoté suffisamment pour que sa trique raide atteigne sa bouche. C'est cet instant qu'ils choisissent pour découvrir d'une langue vivace leurs originalités et dissemblances. Ce ne sont plus que des gémissements que les gorges libèrent, qui s'emmêlent et se diluent dans la noirceur d'une nuit de plus en plus surchauffée.

Paule garde son corps bien calé sur une couette dans laquelle il s'enfonce. Et lorsque Damien fait un mouvement du bassin, sans doute pour trouver une position plus stable, l'engin si proche des lèvres de la jeune femme trouve finalement une autre issue. Cette fois, la jeune héroïne de mon histoire sent la texture de cette épée qui rôde depuis trop longtemps dans les parages. Elle happe, pour mieux laper à petits coups répétés la baguette qui ce soir se veut magique. Et puis le calme, le faux silence seulement perturbé par des soupirs se déchire alors que mes doigts sur le clavier mènent mes deux héros vers une conclusion idéale.