Ivresse passagère

— Oh ! Je vous dérange peut-être ? Je… j'aurais besoin…
— Non, Jeanne, vous ne me dérangez pas. Vous disiez avoir besoin de quelque chose ?
— Oui… un sèche-cheveux… si c'est possible.
— Mais bien entendu ! Je vais vous le chercher… Je ne pense jamais que nous, les femmes, nous avons besoin de ce genre d'ustensile pour nous faire belles.
— Vous écriviez ? Comme j'aimerais savoir faire ce genre de…
— Oh, ne vous inquiétez pas ; mes personnages ne vont pas s'envoler. De toute façon, ils sauront, et devront attendre mon retour pour finir ce que je voulais qu'ils fassent.
— Vous me ferez lire quelques passages de votre livre ?
— Je dois dire que même Stéphane n'a pas ce privilège de lire pendant la rédaction de mes récits. Quand ils sont finis, alors oui, là seulement il a le droit de me donner son sentiment. Je reviens parfois sur quelques points, suite à ses conseils…

Je file vers ma salle de bain pour y prendre l'engin qui va lui remettre la chevelure en état. Je la trouve un peu penchée en avant sur le dossier de mon siège, et je comprends qu'elle a lu au moins un paragraphe de ce que la page ouverte laisse paraître. Elle tourne son visage vers moi, me laissant deviner des rougeurs sur les joues. Ses yeux brillent alors qu'elle se saisit de l'objet qu'elle m'a réclamé. Et je réalise soudain qu'elle ne porte pour tout vêtement que le drap de bain que je lui ai fourni.

Son sourire… il est… comment dire ? Amusé ou gêné ? Difficile à cerner. Mais je suis certaine que le peu qu'elle a lu, ces quelques phrases lui ont chauffé les sangs. Pourquoi ? Je n'en sais rien, mais une chose est sûre : Jeanne est émoustillée par les quelques lignes dont elle a aperçu la trame sur l'écran.

— Merci, Élyse ! Vous me sauvez la vie. Je vais me faire belle pour…
— Pour vous ! C'est pour vous qu'il vous faut vous sentir bien. Vous êtes belle, et beaucoup d'hommes seraient heureux de rencontrer une femme telle que vous. Je vous assure que c'est sincère.
— Oui ? Merci pour votre réconfort.

Elle pousse un soupir énorme et s'apprête à repartir vers la chambre d'amis, mais avant de franchir la porte :

— Je ne saurai jamais écrire comme vous le faites ; vous avez un vrai don ! Je me suis permis de lire deux ou trois lignes, et celles-ci sont si réalistes… J'aime et je suis fan ! Votre livre, comme les précédents… je l'achèterai.
— … ?

Le feu follet vient de courir vers la chambre d'amis. Et mon oreille perçoit le ronronnement du moteur de la porte du garage. Tu reviens donc du travail. Presque à regret, je jette un regard sur l'écran. Machinalement j'enregistre ce qui y paraît, et le curseur de ma souris vient plonger Paule, Damien et les autres dans une attente forcée. Quant à moi, je viens t'accueillir, toi, mon plus fidèle admirateur, mon amour de toujours. Il me faut t'annoncer notre visiteuse impromptue…

Ton entrée est toujours très discrète. Et comme je te connais depuis si longtemps, inutile de te parler avant que tu sois allé à la douche. C'est un vrai rite, un cérémonial quotidien. Ta manière bien particulière de sortir du monde de ton travail. Tu te décrasses pour te débarrasser des impuretés de ton bureau qui te collent à la peau. Mais avant ce passage obligé à la salle de bain, je réclame toujours mon baiser. Oh non, pas un patin des grands soirs : juste ce bisou qui nous relie, nous garde proches. Ce petit câlin bien franc pour que notre amour se rassure à chaque départ autant qu'à tous les retours.

Mais ai-je sur le visage un air non conforme à celui si habituel ? Je n'en sais rien, et j'ai pourtant la sensation que tu lis en moi comme dans un livre ouvert. Il n'y a aucun mot, juste la bise qui claque dans l'entrée ; je sens cependant que tu as un léger recul, bien que tu t'abstiennes de poser la question qui te brûle les lèvres. Je t'aime aussi pour ce flegme et cette élégance à ne pas m'abreuver d'emblée d'interrogations. J'entends déjà le bruit de l'eau de notre douche qui coule alors que la silhouette frêle de Jeanne me rejoint dans la cuisine.

— Votre mari est rentré, n'est-ce pas ?
— Oui, il prend sa douche, comme tous les soirs après le travail. Sa manière à lui de laisser de côté son boulot.
— Je connais cela… enfin, j'ai connu cela, mais les évènements des dernières années ont changé bien des rituels. Il ne va pas me mettre à la porte ?
— Comment pouvez-vous penser cela ? C'est un homme doux et aimable. Et puis je me demande si lui non plus ne soupçonnait pas Gabriel de… bon, de ce que vous savez.
— Oui… je peux faire quelque chose pour vous aider ?
— Vous voulez dresser la table ? Le dîner est au four et sera bientôt prêt. Je le prépare le matin : ainsi, le soir nous dînons tous les deux ; pour quelque temps, ce sera tous les trois. Mais je vous prie de m'excuser, je dois aller le prévenir de votre présence, sinon…

Je n'ai guère le loisir d'en dire plus. Ce que d'un coup je viens de redouter se produit. Comme tu as l'habitude de le faire, tu es sorti de la douche. Pour ce second baiser que nous affectionnons tout particulièrement. Seulement celui-là, tu viens toujours me le voler dès ta sortie du jet tiède, alors que tu es encore humide de ta douche. Et… bien entendu, personne n'aurait l'idée de se rhabiller avant d'être sec ! Tu as fait deux pas, mais au troisième tu réalises soudain que… je ne suis pas seule. Un moment de flottement, et tes mains se portent sur cette petite bête qui dort au centre de toi.

À mes côtés, je sens que les yeux de Jeanne se posent sur ton sexe. Et elle a comme un mouvement de recul. Pas de peur, juste d'étonnement. Tu es surpris, mais je crois qu'elle aussi ne s'attendait pas à te voir surgir aussi nu qu'un ver dans notre espace. Ses joues attestent de sa gêne par une rougeur émotionnelle intense. Et moi, je me traite d'idiote de ne pas avoir rompu, pour une fois, cette coutume que nous avons de ne pas nous parler avant ta douche. Et c'est ton dos qui brusquement nous apparaît alors que prestement tu repars d'où tu sors.

Jeanne n'ose plus me regarder. Alors je fais, moi aussi, l'autruche :

— Bon ! Eh bien, nous nous occupons de notre dîner ? J'espère que vous aimez le lapin sauce moutarde et les girolles fraîches ! Un petit apéritif avant de passer aux choses sérieuses ?
— Euh… oui, oui, volontiers.
— Un peu de « troussepinète », un vin d'épine de notre belle Vendée ?
— Je ne connais pas…
— Très léger, un peu sucré-acidulé. Il faut goûter ; nous aimons beaucoup, Stéphane et moi.
— Alors, je veux bien essayer. Je… je…
— Chut ! C'est ma faute. J'aurai dû lui dire de suite que vous étiez chez nous. Mais nous avons nos petites habitudes, et ça m'est sorti de la tête. Je suppose que vous n'en perdrez pas la vue, et lui… s'en remettra aussi. De toute façon, il n'y a rien de dramatique à voir un homme nu.
— Oui, c'est vrai. Mais en vingt et quelques années de mariage, je n'en ai pas vus d'autres que Gabriel… encore que… parfois, j'en ai souvent douté.
— Ah bon ? Vous m'expliquerez, parce que là, j'avoue que je nage un peu…
— Je vous parlerai, bien sûr ; ça pourrait vous donner des idées pour vos petits héros, peut-être. Nos jeux…

Notre conversation est interrompue par ton retour. Cette fois tu es en tenue décente : pantalon de toile et chandail léger. Tu viens vers nous qui, sur la table de la salle à manger, venons de disposer les assiettes et les couverts.

— Bonsoir, Jeanne. Quelle surprise ! Tu aurais pu me le dire, Élyse, que nous avions des invités. Et Gabriel ? Où se cache-t-il ? Il n'est pas avec vous ?
— … Euh, bonsoir, Stéphane ; c'est moi qui tiens à me faire pardonner. Je suis… c'est difficile à exprimer, je suis seule, et sans doute définitivement. Mais je vous raconterai si vous voulez.
— Ah, je crois deviner. C'en est donc à ce point ? Ce sont vos affaires, et nous ne nous en mêlerons pas. Vous êtes la bienvenue chez nous, ma chère Jeanne, comme Élyse a dû vous le dire.
— Oh oui, votre épouse est charmante et très accueillante. Merci : ça fait chaud au cœur, des amis tels que vous deux.
— Nous passons à table ? « Troussepinète » pour tout le monde alors ?

Ma proposition reçoit un « oui » unanime. L'ambiance autour de notre table se déride au fil du repas. Jeanne est une convive agréable qui ne s'apitoie en rien sur son sort. Elle juge lucidement une situation que je trouve pour ma part plutôt malsaine. Leurs jeux, à Gabriel et à elle, qui se sont durcis au fur et à mesure des années. Lui, en voulant toujours plus, n'a plus su faire la différence entre joute amoureuse et vie réelle. Je suppose que parmi les couples qui expérimentent la violence dans le but initial de pimenter leurs relations sexuelles, beaucoup de ces expériences tournent mal.

À la fin de repas, elle qui dit ne pas avoir l'habitude de boire semble un peu grisée par l'apéritif et le vin de Bordeaux servi avec le lapin embrouille les choses. Elle t'appelle « Gaby », rit de son erreur, me caresse la joue en m'appelant « ma chatte » ! Bref, une atmosphère détendue qui nous fait sourire toi et moi. Elle réclame même cette fameuse mirabelle dont son mari était… non, est toujours friand. Pourquoi devrais-je parler de lui au passé ? Il a commis une erreur, et je ne tiens pas à lui jeter la pierre. Nous en faisons tous, tout le temps.

D'une voix passablement altérée par les alcools successifs, notre invitée devient plus loquace, plus joyeuse, désinhibée par l'excès de boisson. Elle passe du rire aux larmes sans transition. Et au bout d'une heure après le repas, alors que nous sommes tous installés au salon pour regarder la télévision, elle somnole entre toi et moi. Sa tête oscille d'un côté ou de l'autre, sans réelle tenue. Pour finir, elle s'endort sur ton épaule en grognant.

Ta main passée par derrière son épaule est venue saisir la mienne. Jeanne a des sursauts étranges qui nous donnent le sourire. Puis sans raison, elle glisse doucement pour finalement placer sa tête sur tes genoux. Dans le mouvement qu'elle fait pour se positionner confortablement, ses jambes remontent pour s'étendre de tout son long. Je ne sais plus quoi faire de cette patte libre que tu ne cramponnes pas. Comme ça, par hasard, je la place sur les guibolles à demi couvertes qui s'étirent sur mes genoux.

La réaction de Jeanne à cette venue n'est rien d'autre qu'un grognement inaudible. Pourtant nous sentons, toi et moi, qu'elle frémit de tout son être. Et curieusement, je constate que ta main libre est sur le sommet de son crâne. J'imagine tes doigts qui lissent les cheveux, dans un élan non contenu. Pourquoi mon corps réagit-il à cette incroyable idée que tu lui prodigues une caresse ? Mes phalanges aussi sont moites sur la peau que sa tenue dévoile. Alors j'imprime sur cette plage blanche les mêmes gestes que ceux que tu lui distilles sur la chevelure.

Cette fois, Jeanne ronronne doucement. Elle a un sourire béat. Éveillée ou endormie ? Je ne saurais le dire. Ton sourire, alors que tu me jettes un coup d'œil, en dit long sur la satisfaction que tu as de voir que je te suis dans tes mouvements. Tu serres plus fort ma menotte dans ta grosse patte. Et l'autre qui se tortille, comme pour réclamer des câlineries plus précises…

J'ai peur de ce qui nous arrive ; je sens confusément qu'il ne faut pas grand-chose pour que tout bascule dans… dans une scène digne de mes bouquins. Mais elle est ivre, cette femme couchée là. Et de ce fait nous n'avons pas son consentement. Je sais bien que l'envie est forte, que nous sommes complices ; mais non, je ne veux, ne peux pas abuser de la situation.

— Bon, Stéphane… je crois que Jeanne serait mieux dans un vrai lit. Tu veux bien la porter dans la chambre d'amis ? Elle a trop bu.
— Tu crois ? Elle a pourtant l'air d'apprécier…
— Hum ! Dans son état, je crois qu'elle apprécierait surtout de dormir confortablement installée.
— Dommage, non ? Ça t'aurait plu aussi ? Avoue-le !
— Chut. Porte-la sur le lit. Tu veux bien, mon amour ?
— Ouais ! Une façon déguisée de ne rien avouer…
— Chut… allons-y. Je la déshabillerai, et demain elle sera toute fraîche.

Il se dégage précautionneusement avec une infinie lenteur, et ses bras soulèvent comme un fétu de paille ce corps qui ne réagit pas. Il ne faut qu'une minute ensuite pour la déposer sur la couche où je lui retire un à un ses vêtements. Et toi tu es là qui m'attends. Je lève les yeux dans ta direction.

— File, je vais lui enlever son soutien-gorge et sa culotte. Tu ne vas tout de même pas assister au spectacle…

Je t'entends grommeler quelques paroles, et il me semble comprendre.

— Elle m'a bien vu à poil, elle ! Et ça ne lui a en rien fait perdre la vue. Je peux avoir la parité ?
— File, je te dis…

J'ai plus gloussé que crié, et tu es sorti de la piaule. Alors l'attache du cache-sein, pincée entre pouce et index, finit par libérer deux pommes bien plantées sur sa poitrine. Enfin, je fais glisser le long de ses longues gambettes le triangle de voile qu'elle porte. Cette fois j'ai une vue d'ensemble sur un corps magnifiquement nu. Quelques traces, pas toutes récentes, s'offrent à mes regards. Gabriel ne devait pas y aller de main morte pour que Jeanne garde de telles marques… Alors je remonte le drap et la couverture jusque sous le menton de la femme alitée et quitte la pièce.


— Tu penses, Élyse, que c'est la fin de leur histoire ? J'aurais cru ce couple plus solide.
— Je n'en sais vraiment rien. Je pense qu'au fond d'elle, Jeanne en est encore profondément amoureuse. Mais tu vois où ça mène, ces jeux mal contrôlés ? Par contre, toi, mon cochon… je t'ai senti plutôt émoustillé, pour ne pas dire excité par la situation.
— Tu veux dire avant que tu ne la couches ? Ben… franchement, te savoir toucher une autre femme… je t'avoue que l'idée m'a traversé l'esprit. Dommage qu'elle ait abusé de la bouteille. Je crois que j'aurais vraiment trouvé cela génial.
— Oui, te voir lui caresser les cheveux, ça ne m'a pas laissée non plus indifférente.
— Ah bon ? Mais moi, c'est de t'avoir aperçue lui tripoter les cuisses… Et puis te regarder la déshabiller… l'idée m'a donné des envies… Tu ne voudrais pas que nous nous amusions un peu ?
— Mais notre amie…
— Oh, dans son état, je ne crois pas qu'elle entende quoi que ce soit. Et je parierais même que demain elle va avoir une sacrée migraine. Alors, mon envie est-elle transmissible ou dois-je dormir avec des pensées salaces non concrétisées ?
— Quelles pensées, je te prie, Monsieur le satyre ?
— Satyre ? Tu veux dire que ça va tirer ? Je crois que… j'ai envie de toi, mon amour.
— Tout de suite les grands mots ! Ils ne sont rien sans un fond de vérité, alors il va falloir que tu me prouves ce que tu avances…
— Volontiers ! Viens donc par ici, ma jolie… Ah-ah… Qu'est-ce que je sens par là ?
— Ça ? Ah, ça, Monsieur, je crois que c'est… oui, c'est un sein. Et il espère votre bouche !
— D'accord, mais je crois qu'elle va être fort occupée par… ceci.

Tu t'es penché sur moi, ta main sur ma poitrine et tes lèvres entrouvertes sur les miennes. Quel baiser plein de promesses ! Mon Dieu, rien à voir avec le bisou de retour après ton travail. Non ! Celui-ci est voluptueux et m'enivre presque autant que l'est notre amie Jeanne. Puis la suite logique ne se raconte que dans les histoires que je relate dans mes livres. Mais qu'est-ce que c'est bon, cette chevauchée où je suis tantôt ta monture et parfois ta cavalière… Un plaisir des sens, un renouveau de nos envies qui nous fait monter vers une jouissance toute neuve.

J'ai au fond du crâne un couple d'amoureux de papier, mais également deux cuisses de femme qui me donnent comme un coup de fouet. Virtuel, bien entendu ! On voit où le réel mène nos amis… bien que, une petite fessée de temps à autre, donnée ou reçue… je ne suis pas contre. Enfin, pas là, pas en ce moment. Je penche plus pour un coït tout en douceur où nos corps se donnent, s'échangent dans un vrai plaisir alors que Jeanne, à quelques mètres, doit rêver d'attouchements semblables. Et finalement, l'esprit l'emporte sur le corps, me renvoyant par vagues successives un orgasme démultiplié.

Je ne sais pas vraiment vers quelle heure s'est achevé notre joute charnelle. Ça n'a du reste aucune espèce d'importance. Mais tu n'as pas vraiment – et moi non plus – envie de dormir. Alors sur le lit défait par nos gesticulations irraisonnées, tu me cajoles un peu. J'aime ces instants où le corps est en paix et que tes mains viennent pourtant lui garder une certaine électricité, une chaleur juste au-dessus de la moyenne. Un prélude à recommencer nos danses lorsque, après de longues minutes d'un traitement bien doux, tu sais si bien réveiller mes faims.

Dans la tiédeur de cette chambre aux parfums d'amour épicés, ta voix, comme un murmure, me parvient dans la ouate de mon bien-être :

— Et ton roman, ça avance ?
— Hum ! Pas envie de parler de ça. Juste sentir tes doigts qui me frictionnent si bien…
— Oh, Madame a donc de nouveau des vues précises sur ce qui va arriver ?
— Quoi ? Non ! Je veux seulement te dire que je suis bien, que tes caresses me rendent heureuse. Nous nous aimerons toujours, dis ?
— En voilà une de question… Évidemment que je t'aimerai toujours. Enfin jusqu'au lever du prochain jour, c'est certain.
— Salaud… salaud que j'aime ! Oui… continue ! Là, sur le même sentier… non, juste un peu plus ba… as. Oh oui ! C'est… J'adore ce que tu sais si bien faire. Tourne-le doucement, ce doigt qui trouve le point qui me fait tellement de bi… en !

Mon souffle court se coupe dans des apnées qui précèdent toutes la venue d'un grand frisson. Tu es un génie, un elfe de la caresse. Les petits cercles que le bout de ton doigt décrit sur mon clitoris exacerbé me donnent une chair de poule impossible à dissimuler. Et je sens que tu te prends au jeu. Lentement, le désir pas tout à fait mort de la première tournée revient en force. Ma poitrine se soulève alors que je me crispe à chaque passage de tes phalanges qui me massent et astiquent l'endroit si sensible.

Je replonge vertigineusement dans un abyme de désirs, et tu profites de ce moment rare où je ne suis plus tout à fait là, pas encore partie non plus trop loin, pour me demander quelque chose dont je n'ai aucune idée. Mais je ne veux pas me forcer à t'écouter. Ce serait revenir et couper l'envie dans l'œuf. Alors mon gosier te lâche un « oui » de circonstance. Sans doute voulais-tu savoir si j'étais bien ou si ta caresse portait ses fruits ; alors ce « oui » tout simple, tout bête, te donne des ailes.

Finalement, je succombe à une seconde prise et tu te vautres contre moi dans une position où je ne te vois pas, plus. Les claquements de ton ventre contre mes fesses envahissent l'espace intimiste de notre chambre à coucher, seulement scandés par mes gémissements de bonheur. C'est toujours plus long la seconde fois, soit parce que tu te retiens mieux, soit parce que ta précédente prestation t'oblige à cette attente. Et ta patience m'entraîne vers les nues. Mes ruades sont de plus en plus violentes, moins contrôlées, et je perds la notion du temps et de l'espace qui m'entoure. Petite mort bien agréable vers laquelle ton sexe me propulse inexorablement, sans coup férir.

Je ne me souviens que de ton bras qui ceint ma taille avant de partir vers un pays où tous les rêves sont roses ou bleus. Peuplés de Jeanne ou de Damien et de Paule qui ont tous les traits de mon visage.


C'est un rayon de soleil facétieux qui me tire de ce néant dont nous nous relevons chaque matin. Mon regard se pose sur toi, et ton sourire me revient avec la perception d'une bonne journée qui s'annonce.

— Alors, ma douce, bien dormi ? Je crois que notre invitée est levée : j'ai entendu le bruit de l'eau dans sa douche ou ses toilettes.
— Pff ! Pas moyen de faire la grasse matinée dans cette baraque ! Tu ne veux pas te lever pour préparer le café ? Elle ne trouvera jamais où sont rangés les bols et les boîtes du petit déjeuner.
— Bon. Si j'y vais, j'ai droit à un bisou ?
— Oh, s'il n'y a que cela pour te faire plaisir…
— Oui… mais pas sur les lèvres, mais sur… ce gaillard déjà au garde-à-vous.
— Beurk ! Au réveil, comme ça ? C'est dégueulasse, non ?
— Allons, tu ne disais pas la même chose cette nuit…
— Pff ! Sale type… d'accord, alors. Mais tu t'approches ; moi, je ne bouge pas.
— Oh, s'il n'y a que cela pour te contenter… Tiens, voici le monsieur.

Ta queue est là, proche de ma bouche. Je ne fais rien d'autre qu'ouvrir les mâchoires et tu te places de manière à limer doucement mon bec. Et c'est que tu bandes déjà… quelle santé ! Au bout de quelques allées et venues, l'inconfortable position que tu as adoptée n'est plus tenable. Alors tu te lèves en me claquant les fesses d'une paume chaude.

— Bien ! Je vais voir si Jeanne est plus accueillante que toi au lever. On ne sait jamais…
— Si tu la baises, prend ton temps : je pourrai redormir un peu plus longtemps.

Cela dit, je me retourne vers le mur et me pelotonne dans les draps avec la ferme intention de repartir au royaume de Morphée. Le silence qui retombe sur notre chambre me permet de rapidement regagner les nébuleuses sphères entre sommeil et semi-réveil. Dans un rêve du genre érotique, mes personnages s'arrangent de mon absence. Mais c'est le frère jumeau qui revient au premier plan de ce songe, sous forme de sieste crapuleuse. Pourquoi Dimitri revient-il me hanter ainsi ? Cette réflexion me fait d'un coup ouvrir en grand les paupières ; le soleil inonde la chambre.

De la cuisine, aucun son ne transpire. Dans la maison, ni toi, Stéphane, ni Jeanne ne vous trouvez. Il ne reste que la terrasse qui donne sur le lac. Le ciel est d'un bleu pur. En nuisette, je franchis la porte-fenêtre que vous avez omis de tirer derrière vous. Deux petits points au fond du jardin : l'un en rouge et l'autre de couleur crème. Vous admirez mes roses et Jeanne rit de bon cœur. Je ne sais pas ce que vous vous racontez, mais j'ai un pincement dans la poitrine.

Lui fais-tu la cour ? Quel bon mot peux-tu lui sortir pour qu'elle s'esclaffe de la sorte ? Je me souviens de ma phrase avant de redormir : « Si tu la baises, prend ton temps : je pourrai redormir un peu plus longtemps. » Tu n'as quand même pas pris cela au sérieux ? Affolée, j'avance vers l'endroit où vous semblez être plantés. Lorsqu'elle m'aperçoit, elle a un mouvement que j'interprète sûrement mal. Tu lui donnais la main ? Patte qu'elle arrache de la sienne à mon approche ?

Non, Stéphane. Non, tu ne peux pas, ne dois pas ! Oh, cette douleur muette qui m'étreint… Pourtant j'ai sur les lèvres ce qui peut ressembler à un sourire, jaune cependant.

— Ah, Élyse, nous allions vous réveiller. Vous aussi avez bu un peu trop hier soir ? Stéphane est un excellent soigneur : mes maux de tête se sont envolés par miracle grâce à lui. Nous admirons votre jardin… c'est beau, j'en serais presque jalouse !
— De quoi ? De mes roses ou de mon mari ?
— Élyse ! Qu'est-ce qu'il te prend ? Pourquoi es-tu désagréable ? Nous ne faisions que nous balader dans cet endroit qui n'appartient qu'à toi, rien d'autre.
— Oh ! Vous avez pensé que… Stéphane et moi ? Non, rassurez-vous.
— Nous ne nous tutoyons donc plus ce matin ? Hier pendant le dîner, c'était devenu normal.
— Je ne garde guère de souvenirs de ce repas, et encore moins de m'être mise au lit. Merci, Élyse, de m'avoir dévêtue et bordée… J'ai apprécié une bonne nuit de sommeil.
— Bon, puisque tout va pour le mieux, que vous n'allez pas vous battre, je vais au village acheter du pain. Je peux vous laisser toutes les deux sans trouver du sang partout à mon retour ?

Tu ris, et elle aussi. Il ne me reste donc plus qu'à prendre le parti de faire de même. Nous revenons ensemble sur la terrasse.

— Je voudrais te dire, Élyse… merci pour ce que ton mari et toi faites pour moi. Je ne saurais pas vraiment où aller ; et si je dois divorcer, Stéphane sera mon conseil.
— Tu veux vraiment aller jusque là ?
— Je n'en sais rien. Et puis cette nuit, j'ai fait un drôle de rêve : Stéphane me dorlotait la caboche, et toi… eh bien toi, tu me caressais les cuisses. Comme c'était très agréable, j'ai souhaité au lever que ce songe soit une réalité. Mais, hélas, j'ai pris la légèreté d'en parler avec ton mari et il m'a dit que c'était un fantasme commun chez les femmes.
— Un fantasme commun chez les femmes ? Je ne comprends pas, là…
— Ben, il paraît que tu lui as donné ton accord tacite pour essayer au moins une fois.
— Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Je ne me rappelle pas en avoir parlé tous les deux, pas même une seule fois.
— Ah ! Pourtant, il m'a raconté que cette nuit… vous aviez beaucoup discuté et que tu lui avais donné ta parole…
— Ma parole… Mon Dieu, c'était donc cela ? Le tricheur !
— Pardon ?
— Non, non, rien, ne t'inquiète pas. Je m'expliquerai avec lui à son retour.
— Tu sais, Élyse… si vous deviez essayer… j'aimerais que ce soit…
— Oui ?
— … que ce soit avec moi. Mais avant, il faut que je te raconte. Écoute bien !