Le procès

On m'a enfermé dans un cachot au sous-sol du palais du Grand Pope. Ça fait plusieurs jours que je reste dans l'obscurité sans qu'on me tienne au courant de la situation. Je n'ai pas eu la moindre occasion de me défendre. Qu'en est-il du procès dont m'avait parlé Judith ? Qu'en est-il de la menace qui plane sur le Sanctuaire ? Qu'en est-il du traître ? A-t-il été démasqué ? Je m'agace à rester ici impuissant et ignorant.

Je schlingue, j'ai la barbe qui a poussé, des vieilles fringues pourries, j'ai faim et froid. Ma cellule pue la pisse et l'humidité. L'obscurité et la solitude me pèsent. À part le vieillard boiteux et borgne qui vient m'apporter mes maigres rations, il m'a semblé voir quelques reflets dorés de chevaliers au loin, probablement là pour surveiller que je ne tente pas de fuir. Aucun autre signe de vie.

Dire que je pensais connaître l'ennui quand je gardais la maison du Bélier… mais ce n'était rien par rapport à la situation actuelle. Alors je pense à Marie, à son visage magnifique, ses cheveux dorés, ses courbes envoûtantes, et je finis par me masturber, encore et encore. Me jugez pas : il faut bien que je m'occupe l'esprit si je ne veux pas perdre la tête. Alors que je suis encore en train de ruminer, j'entends soudain des pas lourds arriver dans ma direction. Un chevalier d'or ? Des nouvelles ? Je saute sur les barreaux pour accueillir mon visiteur.

— Je suis innocent, je le jure ! crié-je, plein d'espoir. Innocent…
— Garde ta salive pour plus tard, me fait une voix féminine que je reconnais comme celle d'Hypolita du Sagittaire.

Là voilà assez proche pour que mon regard puisse confirmer son identité. Ses yeux se veulent sévères, mais une certaine pitié se lit sur son visage. Ses courts cheveux roses semblent avoir un peu poussé depuis notre dernière rencontre.

— Hypolita, il faut que tu préviennes le Grand Pope : il y a un traître au Sanctuaire ; pas moi, mais un vrai. Le Pope est en danger ! Il sera assassiné juste avant que les chevaliers noirs débarquent.
— Marie nous a déjà raconté cette histoire ; ça a bien fait rire sa Seigneurie.
— Pourtant c'est la vérité, il doit nous croire…
— Chut, ne gâche pas ta salive pour rien, je te dis.

Elle reste là, juste de l'autre côté des barreaux à me toiser du regard avec un certain mépris au fond des yeux.

— Dis-moi plutôt ce qu'il en est de ma malédiction ? Je suis curieuse de savoir comment elle s'est manifestée. Qui est l'heureuse élue ?
— Bah tu sais, ce n'est pas si terrible que ça, en fin de compte. Je m'attendais à pire… Au début, ce n’était pas évident mais la situation s'est améliorée après.
— Ha-ha, qui a dit que le pire était passé ? Crois-moi, il s'agit vraiment d'une malédiction. Tu regretteras tôt ou tard d'être tombé amoureux de cette personne, peu importe qui elle est.

Gloups, elle vient de me foutre une sacrée frousse, du coup. De quoi bien remettre en doute le choix que j'ai fait en détruisant le Calice de Sélemnos. Le pire n'est pas encore arrivé ? Quel calvaire Marie peut-elle bien encore me faire vivre ? Hypolita semble satisfaite de lire le doute sur mon visage. Elle se rapproche, un sourire au coin des lèvres, et me met la main au paquet.

— Tu sais, je pourrais t'en débarrasser et intercéder en ta faveur lors du procès, propose-t-elle en me massant le sexe.

La situation peut ne pas paraître propice, mais après plusieurs jours de disette et de solitude, ce peu de contact humain me met tout de suite en de bonnes dispositions, ce qui semble ravir ma collègue.

— Oui, je peux faire ça pour toi. Je te demande juste une toute petite contrepartie de rien du tout : marie-toi avec moi comme mes plans l'avaient prévu. Sois mon homme pour le meilleur et le pire.
— Euh… après mûre réflexion, je me vois obliger de te dire « Dans tes rêves, ma vieille ! »
— Voyons, prends vraiment le temps de réfléchir ; enfin, pas trop, car le tien est compté. Je te jure que tu n'auras pas à le regretter si tu acceptes.

Ses doigts crochus s'immiscent dans mon pantalon et en sortent mon sexe rigide. Le Sagittaire s'agenouille devant moi et dépose un petit coup de langue habile sur le gland, ce qui me déclenche des frissons de plaisir dans le dos. Malgré moi, je laisse échapper un gémissement de plaisir étouffé. Le regard provocant, Hypolita sourit avant de m'emboucher franchement.

C'est qu'elle est douée, quand même ! C'est absolument fabuleux. Ou alors c'est que cela fait trop longtemps que l'on ne s'est pas occupé de moi comme ça. Purée, ça fait du bien de sentir une langue et des lèvres faire la fête à sa pine… Hypolita met beaucoup d'ardeur à prouver ses talents et son goût de la chose. Avec un tel traitement, je ne vais pas être long à venir lui arroser le fond de la gorge.

— Alors ? fait-elle une pause. As-tu changé d'avis ?
— Bien que tes arguments soient délicieux, je ne suis toujours pas convaincu.
— Tu sais, je serai une épouse des plus dévouées. Avec moi, tu auras tout ce que tu veux : je t'accepterai avec plaisir dans n'importe quel trou, je serai à ta disposition à tout moment et je réaliserai tous tes fantasmes.

C'est tentant, je dois le reconnaître, mais si je dois me lier à vie à une personne, je ne me vois avec personne d'autre que Marie. Je sais que c'est la malédiction qui parle, mais même sans elle, je ne voudrais pas plus d'Hypolita.

— Désolé, ma vieille, je ne suis toujours pas intéressé.
— Tant pis pour toi, crache-t-elle en se relevant, agacée. C'est l'heure de ton procès, de toute façon ; il est temps d'y aller.
— Euh… tu ne me finis pas ? tenté-je, sans grand espoir.

Malgré tout, je me rhabille tandis qu'Hypolita ouvre la cage et me passe des menottes. Elle me remonte à la surface où le soleil m'éblouit. Emmanuello, avec sa tronche de fouine fripouille, nous attendait et semble se réjouir de ma situation. Ses yeux se portent sur la bosse bien visible de mon pantalon – je n'ai toujours pas débandé – et le voilà intrigué. Je m'avance comme si de rien n'était.

L'air libre et le soleil me revigorent. Je jette un coup d’œil aux alentours : c’est là que je la vois, cette odieuse statue gigantesque que lui a offert son paternel pour son anniversaire, comme nous l’avait annoncé Pat de la Coquille Saint-Jacques. Elle doit bien faire l’équivalent d’un immeuble de trois étages. Elle représente le Maquereau dans une pose glorieuse tout à fait ridicule et trône la grande place située pas loin de la colline du Sanctuaire. Du sommet de cette dernière, la vue est magnifique si on oublie cette ridicule statue qui gâche le paysage. On voit l'ensemble des douze maisons du zodiaque et le reste de la ville qui s’étend. Tout en bas de la colline, juste devant l'escalier qui mène à mon temple, une foule est rassemblée.

— Ce sont des manifestants, m'explique Emmanuello. Ces crétins militent pour ta libération. Mais ne t'inquiète pas, ils ne viendront pas perturber ton procès ; nous avons chargé le chevalier du Taureau et quelques bronzes de les maintenir au-delà de ta maison.

Bientôt rejoints par Irma du Verseau, nous descendons tous quatre en direction de la maison de la Balance. Je ne le montre pas, mais je stresse à fond tandis que l'autre sifflote un air guilleret. Je ne donnerai pas à ce connard le plaisir de me montrer paniqué.

Il faut moins de temps que je ne l’espérais pour atteindre la maison de Harvey. Cette fois, ça y est : mon destin va se jouer ! Nous entrons.

Il y a bien plus de monde que ce que j'imaginais. Beaucoup de bronzes, d'argents, et la plupart des chevaliers d'or sont là. Et à l'heure, en plus : j'aurais jamais cru ça possible de leur part. Même Sanka, qui n'a pas l'air d'être défoncé. C'est du sérieux ! Poussé par Emmanuello, j'avance doucement en direction de l'estrade où Harvey a installé sa tribune. Dans la foule, Friedrich me fait un signe ; il tire une tête d'enterrement. Je repère aussi le Grand Pope dans les premiers rangs, des journalistes, et d'autre curieux. Merde alors, ils vont tous assister à ma déchéance. Seule Athéna est absente. Est-elle au moins au courant de ce qu'il se passe ? J'en doute.

— Bien ! lance Harvey. Que le procès commence. Seigneur Francis, chevalier d'or du Bélier, vous êtes accusé de haute trahison à l'égard du Sanctuaire et de sa sainteté le Grand Pope. Que plaidez-vous ?
— Euh… non coupable.
— Tss… siffle le Maquereau à mes côtés.
— Bon, d'accord. On aurait aimé que vous plaidiez coupable pour gagner du temps, mais tant pis. Nous vous avons accordé le droit à un avocat, déclare Harvey.
— Ah ? OK… mais je n'en connais aucun.
— C'est moi ton avocate, lance une voix féminine dans le public.

Après quelques bousculades, j'assiste à une magnifique apparition : Marie, dans un tailleur ultra-moulant mettant parfaitement ses formes en valeur. Ses cheveux sont coiffés en une longue queue-de-cheval blonde. Elle porte des petites lunettes en demi-lune. On dirait une sorte de femme d'affaires classe et stricte qu'on aimerait bien soumettre et prendre sur son bureau. Elle se précipite à mes côtés, l'air encore plus nerveux que moi.

— Moi, Marie, chevalier d'or de la Vierge, je me porte volontaire pour défendre l'accusé.
— T'y connais au moins quelque chose ? lui chuchoté-je. T'as préparé une stratégie ?
— Non, pas grand-chose, mais t'inquiète : Dieu est avec nous, tu n'as rien à craindre.
— Me voilà tranquillisé, fais-je, ironique.

Elle se tourne vers moi pour me lancer un sourire rassurant, mais soudain reste bloquée à m'observer. Une étrange lueur brille dans les yeux. Je ne lui ai jamais connu cette expression.

— Qu'est-ce qu'il y a ? lui demandé-je doucement.
— Non, rien. Je ne m'en étais jamais rendu compte : t'es mignon, en fait… chuchote-t-elle.

Hein ? Quoi ? J'ai dû mal entendre, ce n'est pas possible autrement. Ou alors elle délire ! Si c'est le cas, je suis mal barré. Quoi qu'il en soit, Harvey ne me laisse pas le temps de trancher la question et appelle l'accusation. Je ne suis pas surpris qu'elle soit représentée par Emmanuello qui met un pied en avant.

— Voilà maintenant quelques mois que Francis a rejoint les rangs des chevaliers d'or, et depuis son arrivée la situation au Sanctuaire n'a cessé de se dégrader ; et…
— Ducon ! hurlé-je. J’y suis pour rien, moi.
— Je confirme, me rejoint Marie ; ne faites pas du chevalier du Bélier votre bouc émissaire.
— Silence ! intervient Harvey. Laissez l'accusation terminer son exposé.
— Pour rien, pour rien… ronchonne l'autre con. Vous avez pourtant fait preuve d’insubordination à de nombreuses reprises. On se souvient tous de ce jour tragique où d'impitoyables rebelles ont pris d'assaut les arènes de combat. Ce jour-là, vous avez refusé d'obéir aux ordres du chevalier d'or chargé d'assurer la sécurité, c'est à dire aux miens.
— Objection ! crie Marie. Les ordres ne peuvent venir que d'un supérieur ou d'un chevalier formellement chargé par sa Sainteté le Grand Pope ou par la déesse Athéna en personne.
— J'étais justement formellement chargé par le Grand Pope pour le représenter ; plusieurs personnes peuvent en témoigner : le chevalier du Verseau, celui du Sagittaire, ou même le Grand Pope en personne. Vous n'avez qu'à les interroger si vous en doutez. Voici un ordre de mission, lève-t-il une feuille ; il est signé de la main du Grand Pope.
— Pff, n'importe quoi ! ruminé-je.
— C'est un document officiel, déclare Harvey. Sa validité ne peut être contestée.

Ouais, c'est ça. Je suis sûr qu'ils l'ont rédigé à la va-vite juste avant le procès. C'est un faux, à n'en pas douter. Une blague, ce procès ! Je le sens de plus en plus mal.

— J'appelle mon premier témoin à la barre, déclare Emmanuello. Grand Pope, si vous voulez bien vous donner la peine…

Ce dernier se lève de sa chaise et se dirige vers Harvey, déplaçant un courant d'air nauséabond au passage.

— Grand Pope, jurez-vous de dire toute la vérité, rien que la vérité ? lui demande Harvey.
— Je le jure !
— Bien. Dans ce cas, Emmanuello, vous pouvez interroger votre témoin.
— Alors commençons. Grand Pope, que pouvez-vous nous dire de la personnalité de l'accusé ?
— De ce que j'ai pu observer, Francis est un chevalier ambitieux qui cherche à profiter du chaos pour s'arroger de plus en plus de pouvoir. Il a, à de nombreuses reprises, défié mon autorité afin de l'affaiblir.
— Objection, votre honneur ! gueule Marie. C’est n'importe quoi !
— Objection refusée : le témoin a juré de dire toute la vérité. Sa parole ne peut être remise en cause, d'autant plus en considérant la fonction qu'il exerce en ce Sanctuaire.
— Pouvez-vous nous donner des exemples ? reprend le Maquereau.
— Oui, bien entendu ; ils sont nombreux. On peut citer, par exemple, les fois où il a transmis des informations confidentielles à une certaine personne afin d'affaiblir mon autorité et mettre des bâtons dans les roues de mon noble programme politique au service du peuple.
— Tu parles de cette fois où Athéna est tombée sur le journal ? gueulé-je, énervé. C'était un accident. Et c'est Athéna, quoi, notre déesse…
— Objection ! hurle le Maquereau. L’identité de la personne à qui les infos ont été transmises n'a pas d’importance.
— Objection accordée, lance le chevalier de la Balance.

Putain, et moi qui pensais que Harvey serait dans mon camp… je me suis royalement trompé ! Je fronce des sourcils dans sa direction ; il me répond avec un air désolé.

— Il y a aussi cette fois où je l'avais chargé de collaborer avec le chevalier des Poissons afin de prouver la solidité des liens entre les chevaliers d'or, et où il n'en a fait qu'à sa tête avec les médias afin d'attirer toute l'attention sur lui.
— Parlez-nous justement de son rapport aux médias, lance Emmanuello.
— Le chevalier du Bélier a pris la grosse tête et aime exposer une propagande mensongère dans un certain journal afin de s'attirer les faveurs de la population et la monter de plus en plus contre mon pouvoir.
— Quel est le nom de ce journal ?
— Il s'agit d'un torchon qui se faisait appeler « Le Vrai Journal ». Titre bien ironique quand on connaît le sérieux de leurs articles… Notre chère Gazette du Sanctuaire avait justement publié un article très critique envers les méthodes douteuses de ces prétendus journalistes.
— « Le Vrai Journal » ? N'est-ce pas ce journal qui a été récemment interdit par la nouvelle loi anti fake-news qui a mis en évidence cette dangereuse propagande ?
— Ah, vraiment ? fait mine d'être surpris le Pope. J'ignorais ça. Rien d’étonnant à ce que Francis ait choisi d'apparaître dans ce torchon.
— Objection ! crie Marie. Francis n'a rien choisi du tout. Il n'est pas responsable de ce qu'on peut écrire sur lui.
— Vraiment ? rit Emmanuello. J'ai ici justement un exemplaire de ce prétendu journal. On y découvre une interview du chevalier du Bélier : curieux, pour quelqu'un qui ne voulait pas y apparaître…
— Objection : c'est moi qui l'ai convaincu d’accepter cette interview. Il ne la voulait pas, à la base.
— Objection refusée, déclare Harvey. Que vous l'ayez influencé ou non, c'était son choix.
— Lisons donc un passage de cette interview, reprend le Maquereau : « Je pense que les manifestants ont leurs raisons. La politique du Sanctuaire est perfectible. » C'est une position officielle contre notre politique, à n'en pas douter ! D'autant plus dans un dangereux journal.
— Mais, putain, tu sors cette phrase de son contexte ! J’ai développé, vociféré-je.
— Les mots sont les mots. C'est écrit noir sur blanc. Nous voyons donc bien que l'accusé a clairement des
intérêts à nuire à la politique du Sanctuaire et s'est efforcé d'affaiblir le pouvoir du Grand Pope. J'ai fini avec mon témoin. — Très bien. Chevalier de la Vierge, voulez-vous interroger le témoin ?
— Bien entendu, s'avance Marie. Bon, voyons voir… Votre Sainteté, pensez-vous vraiment que l'accusé souhaite s'accaparer le pouvoir ?
— Bien évidemment, ça ne fait aucun doute.
— Pensez-vous qu'il irait même jusqu'à se rebeller contre le Sanctuaire ?
— Oh, ça ne m'étonnerait guère !

Purée, où veut-elle en venir, à la fin ? Je n'ai pas l'impression qu'elle prenne beaucoup ma défense sur ce coup. Me voilà à grincer des dents.

— Pourtant, poursuit-elle, il a courageusement défendu le Sanctuaire lors de la dernière attaque de rebelles : c'est curieux pour quelqu'un qui ne chercherait qu'à nuire à l'ordre établi. Il a aussi mené une longue et courageuse mission pour le compte du Sanctuaire : je peux le témoigner puisque nous l'avons réalisée ensemble. Il s'est montré exemplaire durant tout le voyage, et sans lui je n'aurais sûrement pas réussi à accomplir cette mission.
— Ah oui ? sourit le grand Pope. Rappelez-moi le but de cette mission.
— Nous devions capturer le chevalier du Phénix Noir, cette même femme qui a mené la dernière attaque du Sanctuaire.
— Et où est-elle, cette femme ? sourit d'autant plus le Grand Pope.
— Euh… commence à être gênée Marie, elle s'est échappée.
— Donc vous vantez les mérites d'un homme qui a failli à sa mission et qui a, comme par hasard, laissé échapper une dangereuse ennemie… deux fois ? Vous essayez de prouver quoi, là, au juste ?
— Euh…

Marie, déstabilisée, ne trouve rien à répondre. Le Grand Pope, satisfait, retourne dans le public. Emmanuello s'avance, encore plus heureux que son père tandis que ma belle retourne à mes côtés, le visage baissé. « C'est gentil d'avoir essayé, mais tu n'as absolument pas le niveau en matière de baratin. » Je ne me fais plus trop d'illusions sur mon sort : à ce stade, j'espère juste que Harvey se montrera indulgent.

Emmanuello appelle son second témoin à la barre : Ayéfèmi.

— Chevalier des Gémeaux, jurez-vous de dire toute la vérité, rien que la vérité ?
— Je le jure.

Sa couleur de cheveux est le rose ; ça veut dire – si j'ai bonne mémoire – que c'est sa personnalité douce qui domine. J'ai peut-être une chance d'avoir un témoin en ma faveur.

— Bien, commence Emmanuello, un sourire sadique aux lèvres. On pourrait avoir encore quelques doutes sur l'infidélité du chevalier du Bélier vis-à-vis du Grand Pope ; c'est pourquoi je vous ai convoquée ici. Ayéfèmi, pouvez-vous nous dire quelle a été votre dernière mission ?
— Le Grand Pope m'avait chargée de convoquer Francis au palais. Ce dernier était en effet trouvable nulle part au Sanctuaire.
— Et où l'avez-vous trouvé ?
— Dans un champ paumé à quelques kilomètres d'ici. Il entraînait son élève.
— Vous avez affirmé au Grand Pope que l'accusé s'était montré hostile à sa convocation.
— En vérité, oui : il ne semblait pas très motivé à répondre à l'appel de sa Sainteté.
— Qu'avez-vous fait pour le ramener ?
— Euh… semble-t-elle hésiter, disons qu'on s'est mis d'accord.
— Hein, quoi ? est surpris Emmanuello. Mais vous avez affirmé au Grand Pope avoir dû utiliser la manière forte.

Ha-ha-ha ! Voir ce connard être déstabilisé pour la première depuis le début de ce procès me réjouit. Même si je dois être condamné, la tronche qu'il tire maintenant aura valu le coup !

— Euh… continue Ayéfèmi, j'ai peut-être un peu exagéré…
— C'est-à-dire ? s'énerve l'autre blaireau. Il s'est passé quoi au juste ?
— Euh…

Non, non ! Par pitié, Ayéfèmi, ne raconte pas la façon dont les choses se sont passées. Ne parle pas de la pipe, pas devant Marie ; je me suis donné tant de mal pour qu'elle ne me prenne pas pour un décadent, et maintenant qu'elle me fait confiance et qu'elle m'apprécie ce n'est pas le moment de lui montrer qu'elle s'est trompée sur mon compte. Faites que quelque chose se passe pour qu'elle ne dise pas devant Marie que j’ai accepté de répondre à la convocation en échange d’une pipe !

Ma prière est soudain exaucée. Quelque chose se passe. Ses cheveux blanchissent : elle est en train de changer de personnalité. Je vais découvrir sa version « Ayé » pour la première fois. Son regard change, et un sourire sadique apparaît sur ses lèvres.

— Ha-ha-ha, je plaisantais, reprend-elle. Bien sûr qu'il a fallu utiliser la manière forte. Il a affirmé ne plus vouloir suivre les ordres de cet incapable de connard de Grand Pope ; ce sont ses propres mots. Il prétendait qu'il ferait un bien meilleur Pope.
— Ah, bah voilà, je préfère ça ! se réjouit le Maquereau. Avec ce témoignage, on a la preuve incontestable de la trahison de l'accusé.

LA SALOPE ! Purée, j'y crois pas. Mais d'où elle sort ça, celle-là ? Pourquoi raconte-t-elle ces conneries ? Juste pour se réjouir de la tronche que je tire comme elle le fait maintenant ? Marie veut l'interroger à son tour mais je la retiens, sachant que ce n'est pas la peine : l'honnêteté ne semble pas être une caractéristique d'Ayé.

C'est la cohue dans la salle ! Les voix s'élèvent de partout. Ceux qui me croient coupable me traitent de tous les noms d'oiseau ; ceux qui me croient innocent crient au scandale et dénoncent cette parodie de procès. Harvey se lève et hurle pour demander le silence.

— Il est temps de rendre mon verdict. Après analyse de toutes ces preuves, je déclare l'accusé coupable de haute trahison. Je le condamne donc à mort, sort réservé à tous les traîtres.

C'est la douche froide ! Moi, condamné à mort pour une trahison dont je suis innocent ? Putain, Harvey, je te pensais mon ami et tu me condamnes à mort ? Sale enculé ! Maudis sois-tu ! Marie semble aussi choquée que moi. Dans la salle, c'est de nouveau le bordel, ça gueule dans tous les sens. Dehors aussi c'est le bordel ! Je ne l'ai pas remarqué tout de suite, mais de nombreuses voix s'élèvent de l'extérieur. Le chevalier de bronze de l'Hydre a fait son apparition et se dirige vers Emmanuello.

— Qu'est-ce qu'il se passe dehors ? C'est quoi ce boucan ?
— Ce sont les manifestants, répond le bronze. Ils exigent la libération du Bélier.
— Quoi ? Mais le Taureau n'était pas censé les maintenir à distance ?
— Si, mais plusieurs d’entre eux ont éternué. Le Taureau a paniqué, et de peur de tomber malade il s'est enfui.

Marie me tire la main et me fait signe d'y aller. Sur le coup, je ne comprends pas ce qu'elle veut, trop perturbé par cette histoire de dingue. Elle insiste. Ayé s'approche de nous, l’air menaçant. Marie réagit au quart de tour et lui lance son Malleus Maleficarum en pleine tronche. Dans un vacarme assourdissant, le chevalier des Gémeaux est projetée contre une colonne.

— Il faut fuir ! me gueule-t-elle. Je refuse que tu meures.

Elle me tire violemment le bras, alors je la suis en direction de la sortie. Mario, Irma et Hypolita se mettent en travers de notre chemin pour nous empêcher de fuir, mais ils sont très vite balayés par de puissantes énergies cosmiques : Judith et Sanka viennent de nous ouvrir la voie. Pas le temps de nous attarder plus longtemps ; nous fuyons tous les quatre la maison de la Balance, disparaissant dans la foule des manifestants.