Le passage

Seize ans plus tard, Lucius, aux cheveux blanchis, aux mains noueuses et rudes d'un soldat déserteur devenu paysan, mourut dans le lit de la petite ferme qu'il avait construite avec sa compagne Velléda. Ensemble, il avait élevé deux enfants, deux garçons au regard clair et au cœur intrépide, formés par leurs parents au maniement des armes comme aux mystères de la Nature.

Les deux fuyards, en marchant main dans la main, étaient parvenus à prendre de la distance sur leurs poursuivants qui ne parvinrent pas à retrouver leur trace. Ils se demandèrent longtemps comment ils avaient réussi l'exploit d'échapper à la discipline impitoyable du commandant de la garnison.

Privilège mystérieux de celle qui venait des étoiles, Velléda n'avait pas vieilli et restait robuste comme au jour où elle avait émergé de l'océan. Seules les marques des clous qui avaient troué ses poignets et ses pieds témoignaient de ses épreuves passées.
En compagnie de ses enfants, elle resta un an de plus après la mort leur père.

Par un matin de printemps, prévenue par un corbeau au cours d'une de ses nuits de méditation en forêt, elle sut qu'il était temps pour elle de repartir. Les deux frères étaient à présent capables de gérer le petit lopin de terre que leurs parents s'étaient octroyé, et dont la production était tout juste suffisante pour quatre personnes. Lorsque leur mère les quitta, ils la regardèrent partir sans un mot, tous deux pensifs et fiers, avant de retourner au travail de leur champ.

Elle n'emporta aucun bagage, sinon son arc et quelques flèches, et marcha à pied vers le Sud, comme le lui avait indiqué l'oiseau noir. Durant ces années, la famille avait vécu en complète autarcie et n'avait croisé personne ; elle avait tout ignoré des soubresauts du monde pendant tout ce temps ; cela ne l'intéressait guère. La vagabonde marchait à bonne allure, chassant et cueillant pour se nourrir, buvant l'eau des rivières, et dormant seulement lorsque son corps l'y obligeait, sous les étoiles, mais passait l'essentiel des nuits à méditer, souvent entourée d'oiseaux nocturnes qui partageaient ses pensées.

Un désert de sable se présenta sous ses pas, un endroit minéral presque totalement dénué de vie. Elle avait appris à se méfier du désert, et au lieu de s'y enfoncer directement elle chercha à le contourner afin de s'assurer de disposer quotidiennement d'un point d'eau, source, étang ou rivière, mais elle se heurta à une chaîne de montagnes trop abrupte pour l'escalader seule, faute de connaître le chemin.

Velléda s'apprêtait à rebrousser chemin lorsqu'elle aperçut une ferme isolée juste en bas d'un piton rocheux, près d'une rivière. En s'approchant, elle ne vit personne et se demanda si l'endroit n'était pas abandonné. Elle frappa à la porte afin de demander du travail. Le fermier finit par lui ouvrir, un vieil homme assez massif. Il regarda avec méfiance son regard étrange, son manteau de loup sous lequel elle n'avait rien d'autre, et surtout ses marques aux mains et aux pieds témoignant de son passé trouble. Il craignait d'avoir des ennuis s'il accueillait une fugitive, mais après une courte hésitation il lui proposa néanmoins de rester. Elle ne demandait pas d'argent, mais seulement, en échange de son travail, une soupe quotidienne et un endroit pour dormir à l'abri. Pour accepter sa demande, il fit seulement un signe de la tête, comme si les mots étaient superflus.

Il s'appelait Nonus, neuvième et dernier enfant d'une famille décimée il y avait longtemps par une maladie contagieuse, dont il était le seul survivant. Lui-même n'avait jamais quitté sa ferme, ne s'était jamais marié et n'avait même jamais connu de femme. Les années passant, il s'était habitué à la solitude jusqu'à oublier ce qu'était la conversation, de sorte qu'il ne parlait qu'avec difficulté. Mais il avait la force d'un bœuf et travaillait de l'aube au crépuscule, sans relâche et sans desserrer sa mâchoire, une terre ingrate couverte d'une poussière rouge et sèche. Puis, le soir venu, il mangeait en silence avec un appétit démentiel.

Velléda ne craignait pas la fatigue et l'accompagna dans son labeur, de sorte qu'elle gagna progressivement la confiance du fermier solitaire. Au début, elle dormait sur la paille d'une grange, puis il l'invita à s'installer dans sa maison, où les nuits étaient moins froides et les courants d'air moins glaciaux. Il finit par partager avec elle ses copieux repas, et lorsqu'elle était rassasiée, elle le voyait continuer à manger. Elle regardait aussi l'intérieur de cette habitation que rien ne décorait – il n'avait pas le temps ni l'envie d'accrocher quoi que ce soit aux murs. Même la lumière était parcimonieuse à travers les fenêtres minuscules. En hiver, il fallait à Velléda s'accommoder de la pénombre quasi continuelle pour repriser les vêtements. Pour lui, elle broda un mouchoir à son nom, et lorsqu'elle le lui offrit, elle le vit ému pour la première fois.

Quand vint le printemps, la pluie se mit à tomber continuellement pendant des jours et des jours, et le ruissellement venu de la fonte des neiges, dans la montagne, provoqua une inondation des champs et de la ferme. Rien d'inhabituel : c'était chaque année la même chose. Lorsque la rivière sortait de son lit et envahissait le rez-de-chaussée, il fallait se réfugier dans l'étage de la maison et attendre le retrait des eaux.

Après le premier jour d'oisiveté forcée, le comportement de Nonus changea. Son regard sévère disparut. Il se mit à regarder son employée avec les yeux du désir et en perdit l'appétit, mais il n'osait pas lui déclarer sa flamme. Elle se rendit compte de son trouble, bien sûr, mais elle lui laissa le temps de prendre l'initiative de lui dire ce qu'il ressentait. Velléda éprouvait de la tendresse pour cette homme taiseux et bourru qui s'était au fil des années accommodé de la perte de sa famille. Elle lui sourit. Il osa enfin lui caresser la main. Sans un mot, puisque les mots étaient pour lui si difficiles, elle l'accompagna jusque sur son lit et laissa tomber devant lui, d'un seul geste, son vêtement de loup. Derrière la fenêtre, deux corbeaux les regardaient, semblant indifférents.

Alors le regard de l'homme s'illumina comme jamais il n'avait brillé. Elle lui offrit avec lenteur ses grâces caressantes dans un silence troublé seulement par le battement continu de la pluie sur les tuiles. Puis il s'endormit si paisiblement, le sourire aux lèvres, et Velléda préféra retourner dans sa chambre pour ne pas risquer de l'éveiller. Elle remarqua que deux oiseaux noirs qui s'étaient posés sur le rebord de la fenêtre pour regarder les amants pendant qu'ils s'étreignaient étaient toujours là pour l'observer avec une insistance qui l'agaça ; elle les chassa avec le balai.

Elle médita toute la nuit, à l'écoute du cri d'un harfang des neiges descendu de la montagne pour chasser, du chant de la rivière en crue qui charriait des arbres arrachés, du vent dans les branches des pins, des craquements familiers de la maison. Toutes ces voix qui lui chuchotaient en chœur qu'une parenthèse devait bientôt se refermer pour elle.

À l'aurore, Nonus n'avait pas bougé. Elle découvrit que sa peau était livide et son corps froid, le visage figé dans une sorte d'extase éternelle, exactement le même sourire que la veille éclairant son visage. Velléda le recouvrit avec la couverture de laine. Avant de l'enterrer, elle dut attendre une semaine entière, le temps que les eaux se retirent et qu'elle puisse creuser la terre à proximité des tombes de ses frères, sœurs et parents. Elle le recommanda à l'assemblée des dieux de toutes les religions de la Terre, ignorant ceux qu'il vénérait de son vivant, car il n'avait jamais évoqué la question devant elle et elle ne l'avait jamais vu pratiquer.

Puis Velléda récupéra son arc et ses flèches, ferma la porte de la ferme désormais abandonnée, et partit sans se retourner. Pour traverser le désert, elle emporta une outre remplie d'eau et un sac de provisions qu'elle jeta sur son dos, prenant résolument la direction de centre de la zone aride, là où il n'existait aucun chemin car nul n'était assez fou pour s'aventurer en pareil endroit. Aucune ombre où s'abriter, aucun repère pour se guider. Peu à peu, l'air devenait brûlant et le ciel aveuglant produisait des mirages, tandis que les nuits glaciales dévoilaient des étoiles en nul endroit semblables par leur nette clarté. Ce fut la voûte céleste qui servit de guide à Velléda, de sorte qu'elle ne dévia pas de sa route sur laquelle le vent nocturne effaçait les traces de ses pas. Dans sa marche, elle méditait ainsi :

« Je t'exalte en marchant, ô forge de mon âme,
Étoile de mystère aux lointaines lueurs.
Avec mon pauvre corps de peine et de sueur,
Mon esprit dans la nuit te rend gloire et t'acclame.

De la voûte étoilée dont j'admire la trame,
Tu me vois hésitante et en proie à la peur,
Mais portée par le vent dont j'entends la rumeur
J'ai trouvé l'énergie que mon destin réclame.

Viens me réconforter, lumière de toujours !
Car je sens des menaces ici et alentour,
Des forces de malheur une sombre puissance.

Mais tu brilles pour moi, qui dans ma pauvreté
Te voue depuis la Terre une pleine confiance,
Pour que jamais mon cœur ne perde en pureté. »

Après plusieurs jours de progression solitaire, elle arriva devant un trou dans le sable. Une sorte de puits, mais sans margelle ni rien pour y ramener de l'eau. L'orifice était étroit et le soleil, même au zénith, n'en éclairait jamais le fond. Après un temps d'observation, mue par un instinct qui lui dictait mystérieusement ce qu'elle devait faire, elle abandonna son arme trop encombrante pour passer et s'apprêta à sauter dans le gouffre de ténèbres, mais elle manqua de courage.

L'obscurité qu'elle y voyait était de celles qui effrayent et repoussent, au contraire du vaste ciel nocturne lorsque celui-ci est d'encre et sans lune : tout aussi empreinte de mystère, verticale également, mais descendante, et non ascendante. Quel que fût l'étrange enfer qui s'y trouvait, quels que fussent les anges sombres qui pourraient l'y accueillir, elle savait que son chemin passait par ce trou aussi étroit qu'immensément profond. Elle s'assit en tailleur afin de méditer au seuil de la gueule noire de ce puits, pour rester ainsi plusieurs heures, parfaitement immobile. Mais aucune de ses pensées, pourtant connectées avec l'ensemble du cosmos, ne parvint à sonder l'abyssal trou qu'elle avait devant elle. Porte d'accès à un mystérieux pandémonium gardé par de monstrueux cerbères, où elle sera, telle Eurydice, recluse éternellement sans nul Orphée pour oser tenter de l'en extraire ? Astre occlus, puits gravitationnel d'où la lumière ne peut s'échapper et à l'intérieur duquel le temps est aboli ? Immense vagin de la Terre-mère conduisant vers un ventre fécond, dans l'attente d'une semence nouvelle pour enfanter une autre vie ?

Elle se remémora le chant murmuré de Xénia et l'entonna à pleine voix pour se donner du courage. Dans les derniers rayons du soleil couchant, des corneilles noires et des otocyons, renards aux longues oreilles attentives, s'approchèrent pour l'écouter. Puis, lorsque les ténèbres descendues sur la Terre fusionnèrent avec celle de la cavité, mue par une force étrange qui la poussait malgré elle, il lui fallut se résoudre à sauter dans l'inconnu à pieds joints.

La chute dura plusieurs siècles, peut-être des millénaires. Baignant dans une rivière étincelante d'étoiles, Velléda glissait dans un grand vide qui progressivement s'élargissait autour d'elle. C'était comme le flux d'une rivière d'eau tiède qui s'écoulait autour de son corps. Elle retrouva des visages aimés, ceux de Xénia et de ses enfants, ceux qu'elle avait elle-même portés, de la jeune vestale dont elle avait goûté à la tendresse charnelle, du loup qu'elle avait combattu et dont elle avait longtemps revêtu la peau, du courageux Lucius qui avait risqué sa vie pour elle, et aussi de Nonus, le paysan taiseux qui, juste avant de s'éteindre, avait enfin trouvé la paix dans ses bras.