Le départ de Velléda

L'humanité entière s'arrêta de travailler et retint son souffle pour le couronnement de Xénia, le jour de son vingtième anniversaire ; ce fut immédiatement après que l'impératrice mère effectua son départ. Suivie de sa cour – mais de loin –, observée en direct par des milliards de paires d'yeux, elle s'enfonça dans les eaux de l'océan après avoir remis à sa fille, sur la plage de galets, sa robe d'apparat brodée d'or. C'était à l'endroit même où elle avait émergé plusieurs millénaires auparavant ; chaque détail lui revenait en mémoire. Elle marcha lentement, s'enfonçant dans l'océan, avant d'être engloutie sous les vagues. Des corbeaux, si nombreux que leurs nuées obscurcissaient le ciel, observaient en commentant entre eux ces événements :

Velléda s'immergea au creux sombre des flots
Rejoindre les étoiles où était sa lignée.
La foule contemplait l'héroïne éloignée ;
Un océan bruissait de soupirs et sanglots.

Les humains reprenaient leurs difficiles lots
De libertés et de violence résignée ;
Riches cependant de la vertu enseignée,
Des cœurs s'étaient ouverts à des projets éclos.

L'impératrice entrait au fond des eaux, altière,
Franchissant de mondes inconnus la frontière,
Plus belle que jamais sans l'habit impérial.

Renonçant à la terre ainsi qu'elle fut venue
Le soir d'un équinoxe, elle s'avança nue
Pour clore sa légende au lustre immémorial.

Il y eut ensuite un puissant éclair lumineux qui balaya la surface océanique, éblouissant chaque témoin de la scène. Nulle trace de l'impératrice ne subsista, pas même un corps noyé.

Les hommes et les femmes la pleurèrent longtemps, et des troubles se produisirent. En effet, l'héritière eut la tentation d'abuser de son pouvoir afin de le conserver pour ses propres enfants, contrairement à ce que prévoyait la Constitution écrite par sa mère et validée par référendum. Il y eut des temps difficiles, des temps meurtriers, et l'utilisation d'armes interdites qui étaient restées cachées à l'insu de Velléda par des hommes fourbes et assoiffés de pouvoir. Il y eut à nouveau des destructions, des morts par millions, les pulsions autodestructrices de l'humanité reprenant le dessus, et la civilisation de Celle-qui-venait-des-étoiles vacilla sur ses fondations.

Xénia, épouvantée par les conséquences de ses choix calamiteux, dépassée par les événements, incapable de tenir plus longtemps les rênes du pouvoir, se retrancha dans son palais fortifié aux salles profondément enfouies sous la terre, croyant ainsi se protéger de la vindicte de peuples. Elle abdiqua finalement avant de partir rejoindre secrètement une colonie interstellaire, et plus personne n'entendit jamais parler d'elle.

Le trône vacant fut rapidement occupé par une dictature qui imposa son joug cruel à l'ensemble du système solaire, avec à sa tête une femme impitoyable qui prétendait être Velléda, profitant d'une certaine ressemblance physique. L'usurpatrice se nommait en réalité Lilith, née à l'époque sombre sur les décombres de la civilisation, fruit des amours étranges d'un ophimorphe et d'une survivante d'un clan rival à celui de Velléda. Par les hasards de la génétique, malgré sa parenté elle possédait des jambes et non une queue écailleuse, ainsi qu'une apparence générale bien humaine. Cependant ses yeux, qui étaient orangés tout comme ceux des hommes-serpents, risquaient à tout moment de la trahir, de sorte qu'elle était obligée de masquer en permanence son regard par des lunettes noires, comme avait coutume de le faire celle qu'elle imitait, mais pour d'autres raisons.

Absolument dépourvue de tout scrupule et de tout sentiment d'humanisme, elle organisa avec soin un culte grandiloquent de sa personnalité ainsi que l'élimination systématique de celles et ceux qui avaient l'audace de s'opposer à son pouvoir absolu. Son esprit reptilien raffolait de stupre violent. Ses désirs charnels ne connaissaient pas de bornes, et seuls ses proches la savaient nymphomane jusqu'à l'extrême, en permanence la proie de ses pulsions démesurées auxquelles les prérogatives qu'elle s'était arrogées lui permettait de donner libre cours.

Chaque nuit, les sous-sols du palais impérial étaient le théâtre d'incroyables orgies auxquelles elle s'adonnait en compagnie des derniers ophimorphes vivants ainsi que de jeunes amants, gracieux éphèbes à peine sortis de l'adolescence ou bien sportifs aux muscles saillants choisis par elle dans les stades, enlevés puis dopés à la testostérone, huilés de musc et d'argan parfumé, tous choisis pour leur beauté virile. Ils étaient emmenés enchaînés, descendant les marches de pierre, vers le lieu de leur extase sexuelle entre les bras de la nouvelle impératrice qui les vidait de leur semence jusqu'à l'ultime goutte. Quelques-uns, parmi les plus chanceux, succombaient sous l'effet de trop de volupté, secoués par la transe orgasmique et les yeux écarquillés plongés dans le regard bizarre de leur perverse partenaire.

Parfois, certains égarés qui avaient eu vent de ces parties démentes, étaient volontaires et se présentaient à la porte de la résidence impériale tout en sachant qu'ils n'y survivraient pas. Tous, hommes libres comme esclaves, finissaient leur vie en se voyant, dans de vastes miroirs aux cadres d'or massif, lentement dévorés par les crocs des hommes-serpents après avoir été sodomisés par eux. Souvent Lilith prenait part à ces sinistres repas en compagnie de ses effroyables amants aux yeux comme elle orangés, et son rire dément résonnait et se perdait dans les couloirs de son gigantesque palais.

Lorsqu'il fut connu que celle qui régnait n'était pas Velléda, il était trop tard : le joug d'acier était déjà tombé sur les épaules du monde. Lilith sut habilement tirer profit des perversions et de la cupidité humaine : la peur de la répression comme le goût du lucre firent leur office afin de préserver son pouvoir. Comme dans l'ancienne civilisation dont les ruines fumaient encore, l'argent commanda de nouveau en maître, et la surveillance de la population, caméras vidéo omniprésentes et primes à la délation à l'appui, fit le reste. Ce fut l'époque des sycophantes et des tueurs à gages, ainsi que des robots de propagande destinés à prendre le contrôle des esprits.

Tous les peuples guettaient inlassablement, à la surface des océans, le retour de Velléda qu'ils espéraient afin de les sauver, mais cela ne se produisit pas. Les corbeaux tournoyaient au-dessus des charniers qui entouraient le palais impérial et témoignaient des folies de la dictatrice, commentant entre eux la sanglante autocratie. Ils laissèrent les femmes et les hommes se débrouiller entre eux, estimant que celle qui les avait déjà tirés d'affaire méritait de se reposer.

Ce règne de fer, quoique solidement implanté, n'en fut pas moins balayé une génération plus tard par une révolution des plus sanglantes à l'issue de laquelle Mithras, le roi centenaire qui fut l'époux de Velléda, resté fidèle à son idéal, caché à la surface d'une planète de glace aux confins du système solaire afin d'échapper à la répression, rentra triomphalement sur Terre et se fit élire afin de rétablir la paix, restaurant immédiatement la démocratie.

La révélation publique des crimes de Lilith fut un choc. Après avoir massacré la garde prétorienne sur les marches du palais, les révolutionnaires éliminèrent les derniers ophimorphes qui se dissimulaient dans le dédale des couloirs, puis découvrirent sur un lit les restes de la dictatrice, vidée de son sang et à moitié dévorée par ses sinistres amants ophimorphes. Elle avait laissé, sur sa table de chevet, une lettre manuscrite qui lui faisait office de testament :

Pauvres hommes à genoux devant ma grâce altière,
Sentez-vous sur vos reins le fouet du désir ?
Ma seule religion est celle du plaisir,
La joie de dévorer l'humanité entière.

Vous ne parviendrez pas, car je suis bien trop fière,
À me juger : non, vous n'aurez pas ce loisir.
Je préfère mourir et peux encore choisir
Les crocs, ainsi périr de sanglante manière.

Vous, humains misérables, allez donc en enfer
Afin de me rejoindre où le feu et le fer
Nous tourmenteront tous de leur peine éternelle !

Je suis Lilith au cœur imprégné de noirceur,
Fille d'un ophimorphe, à l'âme criminelle,
Le négatif pervers de Velléda, ma sœur.

Dans l'histoire tourmentée de l'humanité, il y eut encore des soubresauts, des accès de violence et des périodes de calme. Les peuples furent dirigés tant par des guides humanistes et clairvoyants que par d'infatués donneurs de leçons, cruels autant qu'imbus d'eux-mêmes.
Mais nulle autre que Celle-qui-venait-des-étoiles n'aura tant marqué les hommes ni transformé leur destinée.