La voix du vent

Velléda, autrement nommée Celle-qui-venait-des-étoiles, progressa de nombreux jours et de nombreuses nuits avec pour unique compagne sa vieille haquenée grise, ne s'arrêtant que pour laisser celle-ci se restaurer et dormir, mais ne dormant presque pas elle-même. Des heures durant, elle s'allongeait sur le dos pour méditer tout en écoutant le bruit de son cœur et le souffle de sa respiration, et plongeait son esprit dans la voûte céleste d'où elle était issue, s'unissant d'une manière intime avec l'Univers immense.

Au cours de ces fusions cosmiques qui gagnaient en intensité au fur et à mesure que sa concentration progressait, son corps s'élevait d'un mètre au-dessus du sol, flottant, avec pour seul témoin son fidèle animal tourmenté par les mouches, au regard impassible, et que rien n'étonnait. Lorsqu'elle revenait de son long voyage se poser sur le sol, elle était emplie d'une force mystérieuse et reprenait tranquillement son chemin, toujours surveillée de loin par une nuée de corbeaux attentifs et entre eux fort bavards. Ils disaient :

Le silence avant tout, principal viatique
Permettant d'accéder à son monde intérieur,
Mystère connecté au cosmos supérieur,
Ressourcement dans la méditation mystique.

Les paupières fermées, des sphères fantastiques
Donnaient à son esprit un souffle créateur ;
Sa conscience embrassait le plan ordonnateur
Du big-bang au plus fin des aléas quantiques.

Elle entendait son cœur en chaque battement
Et percevait son âme en tout palpitement,
Vibrant en phase avec les profondes structures.

Elle sut fusionner avec l'immensité
En embrassant le Tout dans sa complexité,
Cependant ignorant sa propre et vraie nature.

Alors qu'elle se trouvait au milieu d'une lande couverte de bruyères aux fleurs roses, une tempête se leva brusquement. La violence de vent l'obligea à descendre de sa jument pour ne pas être renversée. Elle leva la tête vers le ciel, offrant son visage à l'ondée dense et fraîche ; l'eau ruisselait le long de son corps, sous sa peau de loup qui était son seul vêtement depuis le jour où elle était arrivée sur la Terre. Les deux pieds fermement ancrés dans la boue, elle inspirait l'air humide à pleins poumons, heureuse de se trouver là, seule humaine parmi les éléments qui se déchaînaient autour d'elle.

Lorsque les nuages se dissipèrent, elle retira son habit afin de le faire sécher sur une branche. Après une courte accalmie, le bruit du vent se fit à nouveau hurlement ; quelques arbres furent déracinés et dangereusement projetés vers Velléda qui dut s'écarter vivement pour éviter de se trouver sur leur trajectoire. Il lui fallut aussi, par quelques caresses sur l'encolure, rassurer sa jument épouvantée par les intempéries et toute prête à s'enfuir au galop. Au cours d'une bourrasque, il lui sembla confusément entendre un message, quelques mots prononcés venant de l'infini, mais d'une manière déformée, inintelligible. Elle tendit l'oreille dans le but de percevoir au moins une bribe du message mais les sons étaient changeants, tantôt semblables à une voix humaine, tantôt proches d'un rire ou bien d'un pleur, effrayants ou sublimes selon le moment.

Après avoir attendu que la tempête s'éloigne, elle se défit de son vêtement alourdi par la pluie pour le faire sécher sur une branche d'un grand cèdre. Nue, elle s'allongea dans l'herbe afin de se reposer quelques heures après s'être lavée dans un ruisseau gonflé par les précipitations. Les papillons confiants venaient en nombre se poser sur son corps, fleur d'été qui s'épanouissait sous les rayons du soleil retrouvé.
Puis elle reprit sa route, reposée, toute remplie de joie.

Ainsi se déroulait son voyage solitaire, rempli d'émerveillements devant les grâces changeantes de la Nature. Se sentant entrer en communion intime avec le moindre brin d'herbe, elle se mit à aimer vraiment sa vie terrestre malgré ses questions demeurées sans réponses, et ses pas, quand elle marchait à côté de sa jument afin de moins la fatiguer, à cause de l'âge de l'animal, se firent légers, confiants dans l'avenir.

Un matin, juste avant le lever du soleil, alors qu'elle avait marché toute la nuit afin de profiter de la clarté de la pleine lune, elle découvrit des centaines de corbeaux freux regroupés en un large cercle. Un seul d'entre eux se trouvait au centre, isolé. Elle se demanda s'il s'agissait d'une pause au cours de leur migration, mais il lui suffit, pour se détromper, d'écouter quelques minutes ce qu'ils se disaient entre eux – car elle avait le pouvoir de comprendre leur langage.

La colonie croassait bruyamment. Malgré le nombre, chacun put s'exprimer librement, et dans l'apparente cacophonie la spectatrice du procès comprit que l'un d'eux, appelé « Gwyxx », si tant est qu'on puisse transcrire son nom, était jugé pour avoir approché d'un peu trop près une femelle appartenant à un clan rival. Un accouplement ayant eu lieu finalement, le crime était si grave que toute la communauté devait décider de la suite à donner à cette affaire. Il n'y avait que deux possibilités : bannissement définitif, ou mort. Après de courtes délibérations au cours desquelles il fut mis en lumière le manque de loyauté de l'individu envers les siens, il fut choisi de procéder à la seconde alternative. Comme l'exigeait leur loi, la sentence devait s'appliquer sans délai.

Dès lors les corvidés se turent, et simultanément – à l'exception du condamné qui ne tenta pas de fuir – tous prirent leur envol ; certains s'élevèrent à plusieurs centaines de mètres d'altitude. L'un d'eux donna le signal ; chacun, en commençant par les plus proches, se jeta en piqué, ailes repliées, sur celui qui devait mourir, pour donner un coup de bec. Après une poignée de minutes, il ne resta plus du supplicié qu'une bouillie sanglante, puis les corbeaux partirent en une nuée sonore vers le soleil levant, comme un orage obscur laissant le lourd silence derrière lui.

Celle qui fut témoin de la scène s'approcha du cadavre qu'elle voulut épargner des charognards. Pour cela, elle creusa, d'un pied, un petit trou dans la terre rendue meuble par la pluie, pour y placer la dépouille l'animal avant de recouvrir celui-ci d'une pierre. C'était un jugement de corbeaux, comme il s'en produit quelquefois dans leur communauté, depuis toujours. Rares sont les humains ayant eu l'occasion d'y assister.

Velléda reprit sa route et chevaucha encore plusieurs jours et plusieurs nuits sans croiser un seul être humain, traversant successivement landes et forêts. Sa jument se mit à boiter ; l'animal, trop âgé pour continuer à servir, demanda à sa maîtresse de la laisser là car il se trouvait à cet endroit suffisamment d'herbe pour s'y restaurer, malgré le risque d'être à tout moment dévorée par un loup ou un autre prédateur.
La femme et sa monture se dirent adieu et se séparèrent.

Après encore une lune entière de marche, les pas de Celle-qui-venait-des-étoiles la menèrent à un désert de terres infertiles et de poussière rouge qui, sous un soleil de plomb, piquait les yeux et brûlait la gorge. Il y avait encore de rares points d'eau, restes d'orages anciens, mares croupies et saumâtres qui ne désaltéraient pas, ou rus presque à sec. Elle se nourrissait de sauterelles et de grillons, parfois d'un serpent venimeux que, motivée par la faim, elle capturait au risque d'être mordue. Cela finit par se produire : son adresse étant altérée par la soif, elle n'était pas parvenue à anticiper les réflexes de la bête dont les deux crocs se plantèrent furtivement dans son bras avant de s'enfuir. Rapidement, elle sentit la fièvre monter et ne fut plus capable de marcher. Transpirant à flots et grelottant, elle se recroquevilla à même le sol puis s'étendit sur le dos, membres en croix, haletant sous le ciel immense et bleu. Malgré sa gorge asséchée, elle trouva dans les profondeurs de sa volonté l'énergie de crier encore et encore, les yeux épuisés de trop de lumière et luisants de colère :

— Qui suis-je ? Quelle est ma mission ? Que dois-je faire ?

Seul le murmure de la brise lui répondit, mais à l'instar de la tempête, d'une manière impossible à comprendre. De grands oiseaux noirs qui semblaient l'observer traversaient l'azur d'un horizon à l'autre puis revenaient encore et encore. « Sans doute attendent-ils leur heure pour procéder au festin… » pensa-t-elle. Mais ce qu'elle craignait, ce n'était pas la mort en tant que telle, mais de mourir sans avoir obtenu les réponses à ses questions.

Ensuite, même le vent se tut. Il y eu un silence si intense que Velléda fut assourdie par les battements de son cœur et le son de sa respiration. Elle hurla encore ses questions à un ciel vide, sinon sourd ou muet. Les oiseaux noirs se transformèrent en harpies et vinrent la harceler de leurs becs pointus. Ses gestes de défense étaient dérisoires, comme si l'on pouvait chasser le malheur de quelques moulinets ; les furies revenaient, toujours plus nombreuses et plus agressives, avec d'effroyables cris aigus qui transperçaient les tympans ; elles avaient des yeux orangés, luisants de haine, plus brillants que le soleil, éblouissants de cruauté. Elle était devenue le corbeau aux ailes brisées, condamné par ses semblables. Elle savait pourtant que ces apparitions fantastiques, bien que parfaitement réalistes, n'étaient que démence et hallucinations, qu'elle délirait à cause des effets conjugués de la soif, de la fièvre et du venin. Elle renonça à combattre ses adversaires chimériques et désira que la mort vînt rapidement la délivrer de son corps trop pesant, mais elle resta vivante. Bien d'autres humains, ne possédant pas sa force immense, n'auraient pas résisté bien longtemps avant de sombrer dans la folie, mais elle eut à souffrir de longues heures sans répit.

Le serpent qui l'avait piquée revint vers elle, non pas pour l'achever en la mordant une seconde fois, mais pour lui parler d'une voix dont le timbre étrange de mêlait au vent qui soufflait à nouveau :

Tu as posé ici de nombreuses questions
Auxquelles il faut trouver toi-même la réponse ;
Explore, réfléchis, et jamais ne renonce,
Toi qui posas les pieds, hardie, dans mon bastion.

Je m'en vais cependant oser la suggestion
Qui te sera peut-être un tantinet absconse
Mais qui en quelques mots rapides se prononce :
Cherche un lieu où présent et futur font jonction…

Au revoir, chère amie ; tes chemins seront vastes.
Je te souhaite des pas fertiles autant que fastes ;
Moi, je m'en vais traîner plus loin mon corps oblong.

Tu n'échapperas pas aux désirs qui t'animent,
Aux profondeurs cachées sous ton crâne au poil blond,
Toi qui cherches la voie des vérités ultimes.

Trop robuste pour mourir, elle survécut, perdit conscience, sombra dans des rêves fantastiques et terrifiants, et se réveilla la nuit venue, accueillie par une lune ronde et sereine. Se devinant prophétesse d'un ciel sans dieu, elle se releva et continua sa marche au prix d'efforts surhumains.

Elle eut la chance de trouver un puits naturel et put s'abreuver d'une eau saumâtre et tiède. Il lui fallut décider de ralentir sa progression pour ne pas s'épuiser en longues marches forcées qui auraient fini par la tuer d'épuisement. Durant son trajet, la lune disparut puis redevint pleine. La végétation devint plus dense.

Il avait fallu à Velléda quarante jours et quarante nuits d'efforts et de souffrances pour traverser un désert que nul homme, nulle femme n'avait jusque-là franchi de part en part. Au cours de sa traversée, elle avait brûlé en elle toute illusion sur sa nature divine, mais malgré cela elle était devenue plus forte que jamais.