La douceur d'une vestale

Au fur et à mesure de sa progression elle commença à croiser des gens, paysans cultivant leur champ et colonnes de soldats en uniforme, et elle parvint à une ville entourée de remparts de pierre.
Au pied des murailles, elle entendit des gémissements derrière un bosquet. Trois croix étaient plantées là, sur lesquelles se trouvaient des gens. Deux hommes et une femme, le visage déformé par la douleur, avaient les poignets et pieds fixés par des clous sur des rondins de bois. Velléda fut d'abord étonnée, puis horrifiée par la cruauté de ce châtiment.

— Voulez-vous que je vous fasse descendre de là ? demanda-t-elle.
— Non, répondit péniblement la femme. C'est trop tard. Achevez-moi, je vous en supplie.
— Vraiment ? Je pourrais essayer de vous soigner.
— S'ils vous repèrent, ils vont vous tuer, dit l'un des hommes. Faites attention à vous.
— Qui ?
— Les soldats… Pour nous, c'est fini. J'ai trop mal. S'il vous plaît, finissez-en.

De trois flèches décochées en plein cœur, la vagabonde acheva les trois condamnés. Ce faisant, elle ne vit pas arriver derrière elle deux légionnaires qui tentèrent de la saisir par surprise, mais elle parvint, à coups de poings et de pieds, à se défaire des deux hommes et s'enfuit ; à cause de leur équipement trop lourd, ils ne parvinrent pas à la rattraper.

Le lendemain, se mêlant à un groupe de paysans, elle prit le risque d'entrer dans la ville. Les soldats pouvaient avoir communiqué son signalement, d'autant que son physique et sa chevelure n'avaient rien de banal.

En franchissant les portes, elle ne fut pourtant pas inquiétée. Elle découvrit la foule des gens se pressant au marché, les odeurs d'épices et de denrées alimentaires présentes en abondance sur les étals des marchands. Tout cela était nouveau pour elle et source d'étonnement, car elle n'avait jamais rencontré une telle concentration humaine. En marchant encore, elle fut prise dans le tourbillon festif d'une noce où l'on chantait et dansait dans la rue en se tenant par la main. Elle se laissa entraîner, tenue par la main par une fillette, sa laissa prendre par le jeu et le rythme entraînant de la musique de l'orchestre, et même si elle ne comprenait rien à cette danse aux pas compliqués elle s'abandonna à la joie partagée de ces deux familles s'unissant, oubliant un moment tout ce qui la tourmentait. Puis, s'éloignant, comme enivrée sans pourtant avoir rien bu, et la tête remplie de chansons, elle découvrit un temple aux immenses colonnes ; à l'intérieur se trouvait un vaste péristyle au centre duquel un feu brûlait dans une vasque. Tout y était calme, net, bien rangé.

Une femme vêtue d'une toge ample et impeccablement propre jetait du bois sec dans le foyer afin de l'entretenir. C'était une jeune vestale, vierge consacrée à la déesse Vesta, choisie dès son plus jeune âge pour servir sa communauté durant trente ans dans l'obéissance et la virginité. Lorsque Velléda croisa son regard, elle fut immédiatement ramenée des années en arrière, tant ces yeux lui rappelaient Xénia qu'elle avait tant aimée. Troublée, elle ne sut que dire, de sorte ce que fut la jeune vierge qui l'aborda :

— Tu viens de loin, dirait-on.

Hypnotisée par un visage qui n'exprimait que de la douceur, la vagabonde ne répondit pas.

— Tu as sans doute de parcouru un long chemin, je crois, et tu dois avoir soif. Veux-tu un peu d'eau, étrangère ? proposa-t-elle en souriant. Attends, je vais t'en tirer du puits.

Elles burent ensemble dans des gobelets de cuivre sculpté. Les prêtresses de Vesta vivaient dans un certain confort, voire un luxe enviable.

— Si tu n'as pas d'endroit pour dormir, tu peux partager ma chambre pour la nuit. Tu sembles perdue. Tu veux visiter le temple ? Je peux te présenter aux autres…
— Non, je préfère rester discrète. Par contre, je veux bien passer la nuit avec toi, comme tu le proposes. On m'appelle Velléda. Je suis… enfin, c'est compliqué. En fait, je ne sais pas très bien qui je suis ; j'ai perdu la mémoire.
— Le monde est rempli de gens qui se cherchent eux-mêmes, mais au moins ont-ils souvent une partie de la réponse. Toi, tu n'as rien, même pas une identité dont tu sois certaine, à laquelle te raccrocher dans tes moments de doute. Rien, sinon un corps de guerrière que bien des hommes envieraient. Et pas que des hommes, d'ailleurs… Laisse-moi t'approcher, je t'en prie. Ton odeur de fauve m'attire terriblement. Je devine sous ta pelisse des muscles de panthère. C‘est plus fort que moi… As-tu déjà tué à mains nues, par la seule force de tes bras ? Chut, ne réponds pas, nous parlerons plus tard. Laisse-moi seulement fantasmer sur toi…

Après s'être assurée d'un coup d'œil alentour que personne ne les observaient, elle déposa un baiser léger comme une aile de papillon sur les lèvres de la vagabonde, qui fut surprise mais se laissa faire et porter par les événements.

Tout le jour, Velléda resta dissimulée dans une petite réserve avant de rejoindre, à la tombée de nuit, la jeune vestale dans sa chambre, qui laissa s'exprimer son désir inassouvi. Elle était tenue à la plus stricte chasteté, toute liaison étant considérée comme incestueuse et criminelle. Pour cela, la peine prévue était d'être fouettée puis emmurée vivante – une fin que certaines avaient déjà subie.

Avant le lever du jour, elles s'enfuirent loin de la ville, traversant les marécages où personne ne se risquait, de peur de s'enliser. C'était un labyrinthe de roseaux, de hautes herbes et d'étangs ; il leur fallut progresser avec la plus grande prudence. Lorsqu'elles estimèrent avoir parcouru suffisamment de distance pour ne plus risquer d'être découvertes, elles s'allongèrent dans l'herbe humide de rosée afin de se plonger à nouveau dans l'étreinte.

— Ma douce Velléda, comme je t'aime ! Tu as l'odeur de l'écorce des arbres de la forêt, des fleurs de jasmin blanc que l'on offre aux pays d'Orient pour dire son amour – je voudrais t'en cueillir par brassées –, de la mer que je n'ai jamais vue mais qui est si souvent dans mes rêves, et des chevaux sauvages que tu sais dompter comme tu as su dompter mon cœur servile afin de me libérer.
— Tu ne pourras plus rentrer chez les tiens. Ce que j'ai fait est sans doute criminel, mais tu es si belle et tes yeux sont si brillants d'intelligence et de douceur que ne j'ai pas pu m'empêcher de céder à tes avances.
— Ne te sens pas coupable. Entre une longue vie de servitude et une seule journée de liberté, j'ai choisi. Cela fait longtemps que j'attendais ce moment. Prends-moi, apprends-moi les choses du corps dont on n'ose pas parler autour du feu sacré qui s'éteindra peut-être à cause de ma faute, ce qui provoquera le courroux des dieux que j'avais pour tâche d'honorer. J'ai failli et mérite d'être punie. Peu importe : j'ai suivi simplement mon cœur et me voilà à tes côtés. Je suis heureuse. L'amour physique, qui m'est interdit, m'est aussi totalement inconnu : apprends-moi. Je veux apprendre cette chose avec toi : tu me troubles, je veux m'enivrer de ton corps et céder à ma faim dévorante pour ta chair de femme.

Elle retira son vêtement blanc, offrant à sa compagne une vision sublime et suscitant un désir ardent. Elles s'accouplèrent dans l'union saphique en commençant par de tendres caresses. Velléda mélangea ses fragrances sauvages et rudes avec celles, urbaines et raffinées, de la jeunes vestale, et chacune s'extasiait silencieusement des charmes et des odeurs de sa partenaire. Elles s'emboîtaient naturellement, seins contre seins et bouche contre bouche, complémentaires, complices et impudiques, jouissant, innocentes et sans aucune retenue, se déflorant mutuellement avec leurs doigts et riaient de constater qu'elles saignaient à cause de cela, comme des mariées en une nuit de noce consommant leur union sur un lit de verdure, tout en découvrant des sensations nouvelles grâce à des parties inexplorées de leurs anatomies.

Désormais, la fuite était sans retour, car la preuve de la concupiscence était gravée dans la chair intime de la jeune vestale : l'hymen déchiré, qui ne pourrait pas passer inaperçu, était la marque d'un crime inexpiable promettant la peine capitale aux prêtresses consacrées qui s'en rendaient coupables. Rassasiées de caresses et repues par leurs chairs parfumées, les deux tribades sombrèrent dans une étrange et irrésistible torpeur, s'endormant ensemble, nues et accouplées, entourées par des moineaux qui commentaient ainsi la scène d'amour saphique dont ils étaient les témoins :

S'abandonnant à de pures joies érotiques,
Parcourant de leurs mains l'épiderme brûlant,
Découvrant le plaisir aux doigts, la peau frôlant,
Elles s'offrent longtemps en baisers frénétiques.

Au milieu des roseaux, demoiselles et dytiques
Connectées à la terre, elles vont nues, s'accouplant.
L'extase les surprend dans un orgasme lent
Au contact merveilleux des sexes identiques.

L'amour coule en leur corps comme un miel délicieux
Quand l'une et l'autre croient avoir touché les cieux,
Alors de la fusion naît un amour sincère.

Qu'importe la durée, qu'importent les malheurs
Qu'il leur faudra payer ces instants cajoleurs,
La lame du destin que leur passion acère.

Velléda rêva d'un mariage. Elle ne pouvait voir le visage de la personne avec laquelle elle s'engageait car sa tête était recouverte d'un voile sombre. Son conjoint était à la fois et homme et femme, du moins elle ne sut découvrir son genre au travers du brouillard onirique. Il ou elle lui promettait de rester fidèle tout le restant de sa vie. Lorsque la dormeuse s'éveilla – jamais elle n'avait dormi si longtemps – la jeune vestale avait disparu. Elle partit à sa recherche. Il lui fallut chercher longtemps, décrivant avec méthode des cercles s'élargissant progressivement, manquant plusieurs fois de périr enlisée dans des sables mouvants. Cela dura plusieurs jours et plusieurs nuits, sans repos.

Lorsqu'enfin elle trouva, ses yeux s'écarquillèrent d'horreur : le corps de celle qu'elle aimait flottait sans vie à la surface d'un bras mort de rivière, sous les branches d'un saule pleureur. Auparavant, la vestale s'était tranché les veines à l'aide d'un couteau laissé près d'un rocher sur lequel était écrit en lettres de sang « Je t'aime. Merci pour tout. » Son vêtement blanc, dont le haut déchiré laissait apparaître un sein, était comme décoré d'une rose écarlate, fleur sanglante d'un amour déclaré par-delà la mort. Le cadavre flottait parmi des brindilles et des feuilles jaunes et rouges que l'automne avait oubliées là, dans l'eau croupie. Dans sa lividité, le visage était serein, et derrière ses yeux fermés elle accédait aux secrets dissimulés aux humains.

En guise d'oraison funèbre, un merle perché sur une branche en hauteur chantait juste à côté quand le soleil transperça brutalement les nuages. Sous un nouvel éclairage, gerris, libellules et abeilles d'eau lui tournaient autour, la couronnant de leurs cercles concentriques sur la surface stagnante et verte. Toute la Nature semblait célébrer de joyeuses funérailles, comme pour dire au revoir à une amie.

La douleur fit surgir les larmes des yeux de la vagabonde, qui creusa rapidement de ses mains une tombe afin d'enterrer le corps déjà rigide de la jeune femme. Sur place, elle resta un long moment en méditation et pensa à son rêve. La mort les avait déjà séparées, mais leur liaison avait été si intense que toute une vie commune ne leur aurait rien apporté de plus : elles avaient vécu des années condensées en quelques heures seulement.

La jeune vestale portait à son doigt une bague aux motifs complexes. Un bijou de famille, semblait-il, en or massif. Velléda décida, au mépris du risque, de restituer cet objet au temple. Elle se mit en route mais fut arrêtée aux portes de la ville, reconnue d'après son signalement comme celle qui avait achevé des condamnés à la croix et enlevé une vestale.