Gae Bolga

— Tiens donc, que viens-tu faire là ? Tu n'es pas glissé sous les jupes de ta copine en train de lui chatouiller le minou ?

Ça, c'était quelques années en arrière. Je ne sais pas pourquoi ce souvenir me ressurgit en mémoire dans une telle situation… Simple gardien de plus faible grade, j'étais venu voir Pierheim pour lui demander un coup de main. Il était assis sur une branche de son Aulne en train de se marrer en lisant un obscur bouquin.

— Ma copine ? Ursula, vous voulez dire ? Non, c'est fini entre nous. À vrai dire, je l'ai plaquée pour sa frangine.
— Ah oui ? Pourtant ça avait l'air de coller entre vous deux.
— Cela allait, mais faut avouer qu'j'ai toujours eu une préférence pour les blondes… et sur les gros nibards. Et la frangine a tout ce qu'il faut de ce côté. Et j'vous raconte pas les pipes qu'elle fait… Une langue m'avait jamais fait autant frémir. Et quelle voracité ! Elle…
— Oui, en effet, ne me raconte pas : je n'ai pas besoin ni l'envie de connaître ta vie sexuelle. En tout cas, ça a l'air du grand amour entre vous.
— Hein ? ai-je craché. Ah non, jamais de la vie ! Le jour où vous me verrez amoureux n'est pas près d'arriver. Je laisse ce calvaire aux autres…
— Ben, je suis sûr que tu as tort. C'est pas si mal, tu sais. Mais bon, tu es jeune, tu as encore le temps d'en profiter avant de t'en apercevoir. Enfin bref, tout ça ne me dit pas ce que tu es venu faire.
— J'ai repensé à notre dernière discussion. Vous m'avez dit que j'avais un gros potentiel, et que si je le voulais, je pouvais réussir à monter en grade. Vous pensiez vraiment tout ce que vous m'avez dit ?

Soudain très intéressé, Pierheim du Chat Noir a sauté de son arbre et atterri, sur ses pattes, juste devant moi. Son regard empli de charisme et de sagesse m'a mis mal à l'aise. Ses lèvres formaient un immense sourire. À côté de lui, je n'étais qu'un minable vermisseau. Comment un homme comme lui pouvait-il penser que je valais bien plus ? Mon premier maître m'avait bien fait comprendre que j'étais sans espoir. J'avais pu tout de même obtenir une petite armure, plus par chance que par réel talent.

— Bien sûr que je le pensais ; et si tu le souhaites, je pourrais te montrer comment…
— Ben, je ne voudrais pas vous embêter, mais… je me suis entraîné de mon côté mais j'arrive vraiment à rien.
— Ah oui ? Montre-moi les fruits de ton entraînement.
— Mais…
— Silence ! Je t'ai dit de me montrer. Je suis ton supérieur, alors obéis-moi. Allez, en garde !

Le ton était faussement froid. Il savait que c'était le seul moyen que je passe outre mes réticences. Je voulais vraiment de l'aide mais je ne voulais pas emmerder un Gardien éternel juste pour un cas désespéré comme le mien. J'ai donc obéi.

Ça a été la journée la plus harassante de toute ma vie. Il ne m'a pas lâché une seconde, me poussant dans mes retranchements afin que je révèle mon potentiel. J'ai voulu mettre fin à ce cauchemar plus d'une fois, mais à chaque fois il a trouvé les mots justes pour me convaincre de rester. Je n'en pouvais plus. Agacé, épuisé, j'étais au bout de mes forces. Il me fallait mettre un point final à cette journée infernale. Alors j'ai laissé exploser mon cosmos et ai lancé ma Déflagration Atomique.

Elle n'avait rien de la petite déflagration que j'avais jusque là l'habitude de lancer ; c'était un bon gros bombardement. Avec cette attaque, j'ai défoncé une bonne partie de son terrain. Il s'est reculé et m'a regardé fièrement.

— Eh ben, quelle attaque ! Mais tu peux encore passer à un stade supérieur. Ta puissance se disperse trop ; je te montrerai une attaque qui la concentre dans un petit orbe qui sera bien plus efficace.
— Vous êtes sûr ?
— Bien évidemment. Tu iras loin, gamin !

Je me souviens parfaitement de ce jour, celui où il est devenu mon maître.


La Charrette de l'Ankou ? Son attaque ultime, celle qui ne laisse aucune chance à l'adversaire et lui annonce une mort aléatoire dans un bref délai ? Je ne le pensais pas capable d'arriver à une telle extrémité avec moi, et pourtant il vient de la lancer. Mon destin est-il scellé ?

Je reconnais la posture. Son cosmos danse autour de lui exactement comme il dansait les autres fois où je l'ai vu lancer cette attaque contre nos ennemis. Aucun doute qu'il ne plaisante pas. Dans quelques secondes, je vais entendre le bruit si caractéristique de la charrette puis la voir, ce qui signifiera que ma fin proche.

Rien ne se passe ?

Pierheim se tient toujours fièrement debout devant moi, son regard décidé scrutant la moindre de mes réactions. Où est la charrette ? Pourquoi ne m'apparaît-elle pas ? A-t-il échoué dans son attaque ? Ce serait inédit. Je ne saisis pas.

— Tu comprends maintenant ? Tu n'es pas censé mourir à ce combat, contrairement à moi. C'est à moi qu'est apparue la charrette. Elle m'apparaît en rêve depuis des semaines, et elle est conduite par toi. Pour moi, c'est clairement le signe que tu vas me tuer aujourd'hui. Tu n'as donc pas le choix car c'est écrit depuis longtemps.

Quoi ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Non, je ne peux le croire ! Et pourtant, la charrette n'est pas apparue à moi, mais à lui. Son destin est donc scellé. Quoi que je veuille, il est supposé mourir dans un avenir proche. Mais merde, je ne peux l'accepter ! Comment pourrais-je tuer mon propre maître, le seul Gardien éternel d'Aphrodite qui ne m'ait pas tourné le dos après mon départ, le seul pour qui j'ai encore tout mon respect ?

— N'aie pas peur, Francis : je préfère mourir de ta main que de celle de n'importe qui d'autre. Ce sera un immense honneur.
— Très bien, Maître. Je ne te refuserai pas cet honneur.

Pierheim est prêt et résolu. Il n'y a aucune marche arrière possible, et il le sait depuis longtemps. Je ne peux donc pas me soustraire à son destin : je vais devoir tuer mon maître ! Il va mourir au service d'Aphrodite comme il l'a toujours voulu. Ma résolution est prise. Pierheim sourit.

— Explosion Cataclysmique, prononcé-je doucement.

L'orbe de cosmos concentré apparaît dans ma main. Je ne vais pas lui faire l'affront de tenter de le tuer avec moins que ça. Ma plus puissante attaque, c'est tout ce qu'il mérite. Reste plus qu'à l'atteindre au corps-à-corps.

Je charge, orbe cosmique en avant et larme à l'œil. Pierheim m'attend de pied ferme, sans bouger d'un pouce. Bien, il semble ne pas vouloir faire durer plus que nécessaire ce combat. Plus vite cela sera fait, moins dur ce sera. Mais au dernier moment il évite mon coup. Croche-patte, suivi d'un puissant coup de genou dans le bide. Le souffle coupé, je me retrouve à terre.

— Ne crois pas que je vais te rendre la tâche facile, gamin. Pour me vaincre, il va falloir que tu te dépasses. Ce n'est pas avec ta minable Explosion Cataclysmique que tu vas pouvoir me tuer.

Hein ? Mais qu'est-ce qu'il raconte ? Mon Explosion Cataclysmique est ma plus puissante attaque ; il le sait puisque c'est lui-même qui me l'a apprise. Je me relève et l'observe sans comprendre où il veut en venir.

— Dis-moi, tu me tues, et ensuite quoi ?
— Ensuite ? Eh ben je détruis l'Aulne Sacré.
— Ah oui, pour empêcher qu'Arès soit sauvé. Mais il reste d'autres arbres sacrés, et leurs gardiens ne les laisseront pas être détruits facilement.
— Nous les affronterons et les tuerons.
— Oui, peut-être… Et que ferez-vous si vous ne détruisez pas les arbres à temps ? Que ferez-vous au retour d'Arès ? Comment comptes-tu vaincre un dieu ? Crois-tu que ton Explosion Cataclysmique lui fera la moindre égratignure ?
— Je n'ai jamais combattu de dieu, alors je n'en sais rien. Mais je l'espérais. À vrai dire, les dieux ont beau avoir un cosmos gigantesque, leur corps n'en reste pas moins humain. Alors si une seule Explosion Cataclysmique ne suffit pas, je lui en foutrai autant que nécessaire dans la tronche.
— Eh bien non, cela sera loin d'être suffisant. Il te faut une attaque capable de blesser un dieu. Et pour ceci, tu dois te surpasser.
— Une attaque déicide ? La seule personne capable d'en lancer une que je connaissais est morte, tuée par Inanna.
— Tu dois apprendre Gae Bolga !

Hein ? Gae Bolga ? A-t-il perdu la tête ? Il s'agit d'une vieille attaque légendaire dont il me parlait quand j'étais plus jeune. Si elle a vraiment existé un jour, plus personne n'en connaît les arcanes. Alors comment imagine-t-il que je puisse apprendre cette technique ?

— Je vais te l'enseigner. Tu as fait d'énormes progrès depuis ton départ du Jardin, et je te sais assez puissant pour l'apprendre aujourd'hui. J'ai toujours su que ce jour arriverait.

Alors depuis tout ce temps il connaissait cette technique ? Pourquoi ne pas me l'avoir dit ? Pourquoi avoir fait semblant que les secrets de l'attaque étaient perdus ? Je crois comprendre : si à l'époque j'avais su qu'il la connaissait, je lui aurais cassé les pieds pour qu'il me l'enseigne alors que je n'étais pas prêt.

— Toutefois, je voudrais que tu me fasses une promesse auparavant. Je voudrais que tu n'utilises pas cette attaque contre Aphrodite. J'ai juré fidélité à Aphrodite ; je refuse donc d'apprendre une technique à un ennemi qui s'en servirait contre elle. En revanche, je n'ai rien promis vis-à-vis d'Arès, et je ne le porte pas dans mon cœur. Promets-moi que tu ne l'utiliseras que contre Arès.
— C'est promis, Maître. Même si ma vie en dépend, ou celle de mes compagnons, je ne l'utiliserai pas contre Aphrodite.
— Très bien. Passons donc à la théorie… non, je sais que ce mot te donne de l'urticaire, mais c'est plus simple qu'il n'y paraît. Il te faudra invoquer un orage avec ton cosmos, puis attirer la foudre jusque dans tes paumes, et ensuite la sculpter en forme de lance ; je te montrerai les gestes. Et tu n'auras plus qu'à viser ton adversaire. C'est compris ?
— Euh… j'ai perdu le fil au moment où tu parlais d'invoquer un orage.
— Mouais, j'aurais dû m'en douter. Écoute, je vais le faire. Observe-moi, ressens mon cosmos, et reproduis l'attaque. GAE BOLGA !

Pierheim concentre son cosmos et lève les bras vers le ciel qui s'obscurcit. Je l'imite, essayant de projeter mon cosmos vers le ciel et de prendre le contrôle des éléments pour faire naître la foudre. Ah, c'est plus compliqué que ça en a l'air ; cela demande une sacrée quantité d'énergie, et la mienne est trop instable. Il faut que je me concentre plus. Plusieurs minutes après, toujours rien.

— Non, tu mets trop de cosmos. Il faut trouver le juste équilibre sinon l'attaque se retournera contre toi. Sens le point d'équilibre.

Ouais, bah, facile à dire ! Et en plus mes bras deviennent lourds à force de les avoir en l'air. Bon, concentrons-nous. Là, je crois avoir trouvé le bon dosage. Mon cosmos s'échappe dans l'atmosphère et commence à la manipuler. Difficile de maintenir mon cosmos à la même intensité. L'équilibre est fragile, il vacille. Merde, afin de compenser une perte d'intensité, j'envoie une trop grosse décharge qui me fait perdre le contrôle. Pierheim, plus réactif que moi, me pousse avant qu'un énorme éclair s'abatte sur moi. C'était moins une !

— C'est trop compliqué, Pierheim. Comment veux-tu que je maîtrise cette attaque en si peu de temps ?
— Dès que tu auras compris le truc, cela te semblera plus simple, même si tu ne la maîtriseras complètement qu'avec une plus longue expérience. Tant que tu ne la contrôleras pas totalement, tu auras besoin de bien te concentrer avant. Si tu te retrouves à combattre Arès, tu auras donc besoin que tes alliés te couvrent le temps de préparer l'attaque.
— Mouais, ça m'a l'air peu probable…
— Allons, gamin, je sais que tu en es capable, sinon je ne perdrais pas les derniers instants de ma vie à t'enseigner cette ultime technique. Surpasse-toi ! Tu es chevalier d'or, bon sang !

Ouais, il a raison. Si j'ai pu apprendre une technique aussi obscure que la projection astrale, ce n'est pas celle-ci qui va me faire peur, surtout que c'est plus le genre d'attaque que j'aime. Hop, je me replonge donc de suite dans l'exercice.

Il me faut quelques minutes pour trouver le bon dosage d'énergie. Le ciel s'obscurcit de nouveau. L'atmosphère est électrique. Mon cosmos vacille encore mais je maintiens les perturbations. Allez, courage, je dois me surpasser. Je suis chevalier d'or : je ne laisserai rien m'écarter de mon objectif.

— Voilà, c'est bien ! Tu as pris le contrôle de la météo. Il est temps maintenant d'invoquer la lance-foudre. Regarde bien, et imite-moi.

Les mains levées au-dessus de sa tête, paumes vers le ciel, il joue les paratonnerres en faisant venir la foudre à lui. Mais au lieu de le frapper, elle est stoppée par son cosmos et prend la forme d'une boule de plasma dans ses mains.

À mon tour, j'imite chacun de ses gestes. Il est temps d'invoquer l'attaque.

— Gae Bolga ! hurlé-je.

Un bruit déchire le ciel et la foudre se dirige à toute vitesse vers moi. Je transfère une grosse partie de mon cosmos pour maintenir l'énergie de la foudre entre mes mains et l'empêcher de s'échapper ailleurs. Ça avait l'air plus facile quand c'était lui qui le faisait. L'énergie est instable ; on dirait une bête sauvage qu'on essaye d'apprivoiser et qui lutte de tout son être pour s'échapper.

Non, je refuse d'échouer. Pour Athéna, pour le Sanctuaire, pour le monde et pour mon maître, je dois maîtriser cette technique coûte que coûte. Je gueule mon fidèle cri de guerre et explose mon cosmos à son paroxysme. Le plasma se débat une dernière fois avant d'atteindre un point stable, entouré par mon cosmos. Oui, j'ai réussi !

— Bien ! Maintenant il va te falloir modeler cette énergie pour lui faire prendre l'aspect d'une lance. Observe bien mes gestes.

Ses mouvements de mains sont complexes, mais je ne perds pas le fil. J'effectue les mêmes gestes mais le résultat n'est pas concluant. Ma lance est toute tordue et n'est pas aussi longue.

— Non, ça ne va pas. La forme doit être précise pour que la perforation de l'arme soit optimale. Recommence.

Je retente le coup ; le résultat est encore pire que la première fois.

— Applique-toi.

Troisième tentative, et cette fois c'est la bonne… ou à peu près. Ce n'est pas parfait, mais ça y ressemble pas mal.

— Mouais, cela devrait aller. Pour l'utilisation, tu dois savoir que…

Ne prenant pas la peine de l'écouter, je lance l'arme dans sa direction. Mais eu lieu de filer tout droit vers lui, l'énergie qui la compose devient rapidement instable et se dissout. Merde, qu'est-ce que j'ai foiré encore ?

— Comme j'étais en train de te le dire, tu dois savoir que, contrairement à son nom, la lance-foudre ne se lance pas. Sa forme est maintenue par le contact avec ton cosmos. Dès que tu lâches l'arme, elle se brise. Tu ne dois donc utiliser cette arme qu'au corps-à-corps, tout comme l'Explosion Cataclysmique. L'avantage du Gae Bolga est que tu as une plus longue allonge. La prochaine fois, attends que j'aie fini de parler avant de faire n'importe quoi.
— Désolé, Pierheim.
— Bon, tu n'as plus qu'à réessayer ; mais ce coup-ci, en conditions réelles. Notre combat reprend donc.

Je n'ai pas le temps de charger mon cosmos que Pierheim me charge. Je l'évite et lance une Déflagration Atomique pour le dégager. Il retourne tout de suite à l'assaut, ne me laissant pas une seconde de répit. Il va falloir que je parvienne à me concentrer tout en évitant ses coups, ce qui risque de se révéler plus difficile. Bon, première étape : réveiller son septième sens.

Cri de rage, et mon cosmos bouillonne. Jusque là, ça va. Pierheim m'emmanche un coup dans la mâchoire. Plus énervé de m'être fait surprendre qu'autre chose, je contre-attaque d'un coup de coude. Pierheim est touché. J'en profite pour lui asséner une série de frappes, puis je lui envoie une grosse décharge d'énergie dans le bide. Pierheim est propulsé contre un rocher qui est brisé sous l'impact. La course de mon maître se termine dans les marécages.

J'ai quelques secondes de répit. Je dois vite invoquer la foudre. Je me concentre, lève les bras et envoie mon cosmos vers le ciel afin de créer un orage. Le ciel commence à se couvrir et à gronder quand Pierheim ressort du marécage. Merde, déjà ? Il me faut plus de temps.

— Explosion Cataclysmique, prononce le Chat Noir.

Un orbe apparaît dans sa main ; je n'aime pas ça du tout : il pourrait facilement me tuer s'il m'atteignait, et moi, trop occupé à charger mon cosmos dans le ciel, je ne peux pas contre-attaquer efficacement.

Pierheim charge ; je fuis pour gagner du temps. Il faut que je mette de la distance entre nous. Il est rapide. Un premier essai passe à quelques centimètres de mon visage. J'ai évité l'orbe de justesse. Un bond en retrait, mais Pierheim est aussitôt de nouveau sur moi. J'évite les coups tout en tentant de contrôler la météo. Mais comment réussir à faire deux choses en même temps ?

Il faut que j'y arrive coûte que coûte. Je dois me surpasser. J'ai soudain une idée. C'est risqué, mais si cela marche, ça vaut le coup. J'utilise ma Projection Astrale pour séparer mon corps astral du physique. Ainsi je pourrai plus aisément séparer les deux tâches ; mon corps physique en pilotage automatique – juste à fuir, il devrait s'en sortir – tandis que mon corps astral se concentre pour invoquer l'orage.

Et voilà, les corps sont séparés. Je surveille un moment du regard mon corps physique : il a l'air de s'en sortir tout seul. J'espère que ça va continuer. Je dois lui faire confiance et me concentrer sur le Gae Bolga. À mon grand étonnement, je retrouve l'équilibre nécessaire assez rapidement. C'est comme le vélo : une fois que tu as trouvé une première fois l'équilibre, les autres fois sont plus aisées. Le ciel est complètement sombre, l'atmosphère est lourde et survoltée.

C'est la suite qui va être plus compliquée. Il faut que j'attire la foudre et tout en même temps retourner dans mon corps physique pour la réceptionner, en espérant que cela soit faisable. Une seule façon de le savoir, c'est d'essayer.

— Gae Bolga ! hurlé-je tout en mettant fin à la projection astrale.

En une fraction de seconde, un énorme éclair zèbre le firmament dans ma direction. Je suis de retour dans mon corps juste à temps pour lever les mains au ciel et stopper l'énergie électrique. Comme précédemment, je mets beaucoup moins de temps pour réapprivoiser la boule de plasma et la sculpter en forme de lance.

— Eh bien, on dirait que tu as trouvé une solution pour pouvoir invoquer l'attaque en plein combat… Bien joué ! Tu m'impressionnes. Maintenant, tu sais ce que tu as à faire. Essaye de m'atteindre.

L'heure de vérité ! Le moment que j'appréhendais. Je sais que j'ai promis, mais maintenant que je suis devant le fait accompli je ne suis plus très sûr de pouvoir tenir ma promesse. Pourtant, je n'ai pas vraiment le choix, à moins que…

Je charge, la lance-foudre pointée vers l'avant. Pierheim, l'orbe cosmique de son Explosion Cataclysmique toujours en main, m'attend de pied ferme, le sourire aux lèvres. J'ai l'avantage grâce à l'allonge de mon arme, mais mieux vaut rester prudent : son attaque me serait fatale si elle m'atteignait. Pierheim évite la lance au dernier moment, pivote sur lui-même et, d'un bond, réduit la distance entre nous deux. Il me faut plonger au sol pour éviter son orbe. Il est de nouveau sur moi en une fraction de seconde. Bien sûr, il sait qu'il doit me coller à tout prix pour contrer mon avantage.

— Déflagration Atomique ! hurlé-je.

L'onde de choc repousse violemment Pierheim qui s'écrase plusieurs dizaines de mètres plus loin, mais il en faut plus pour blesser le vieux Chat Noir qui en a vu bien d'autres. La lance-foudre toujours en main, je charge de nouveau, mais pas la même cible.

Comme je m'en doutais, Pierheim s'est imaginé que je lançais l'attaque pour le repousser et ainsi pouvoir profiter de nouveau de l'allonge de la lance. Mon but était de l'éloigner suffisamment pour pouvoir m'approcher de l'Aulne Sacré, et ainsi remplir ma mission tout en épargnant la vie de mon maître.

— NON ! hurle-t-il en comprenant ma manœuvre.

L'arbre est juste à quelques centimètres de ma lance. Je vais l'atteindre… Horreur ! En un éclair, Pierheim fait barrage de son corps. Son sacrifice est inutile : la lance le transperce et touche quand même l'Aulne. Pierheim, planté sur son arbre, crache un flot de sang.

— Maître ! crié-je. Non !
— Tu… tu iras loin… gamin, dit-il, toujours avec le sourire.

Et puis un long hurlement conclut ses dernières paroles alors que son corps se convulse sous l'effet de l'énergie électrique qui le traverse. Je recule d'un pas pour observer ce cruel et horrible spectacle. L'Aulne ne résiste pas plus : il explose et se met à flamber.

Je suis dégoûté et en colère contre moi. Contre Pierheim aussi car il s'est sacrifié pour rien : de toute façon, l'Aulne aurait été détruit. Mais non, il a préféré rester fidèle à Aphrodite jusqu'à la toute fin. Je suis surtout en colère contre elle d'avoir créé les conditions qui nous ont amenés, Pierheim et moi, à nous affronter.

— Adieu, Pierheim, prononcé-je doucement, une larme à l'œil. Adieu et merci pour tous ce que tu as fait pour moi. Je ne serais pas le chevalier que je suis aujourd'hui si je n'avais pas croisé ta route. Merci pour ta patience, merci pour ta pédagogie, et merci pour ton humour. Jamais je ne t'oublierai !

Maintenant, il faut repartir. Malheureusement, je n'ai pas le temps de faire mon deuil car la guerre continue. Il faut tourner la page. Oui, mais j'ai besoin de me changer rapidement les idées avant. Comment ? Je sais : je vais aller enquiquiner cette saloperie d'Aphrodite. La voir tirer la gueule me fera du bien au moral !

Comme les fois précédentes, je projette mon corps astral au Palais d'Aphrodite, juste devant son trône. Je suis surpris de le trouver vide. Où est-elle passée ? J'entends du bruit plus loin, des voix. J'emprunte un couloir qui s'ouvre au fond de la salle pour trouver la provenance de ces sons. Oui, je reconnais bientôt la voix d'Aphrodite, même si je ne comprends pas encore ce qu'elle dit. Cela semble venir des appartements des servantes. Je m'approche encore sans me faire repérer. Caché derrière un coin de mur, je remarque une Aphrodite debout devant la porte ouverte de l'une des chambres, visiblement en colère.

— … non, tu bouges ton cul aussi ! Hors de question que tu restes ici à rien foutre de la journée si tu tiens à ce que mon Jardin te serve de refuge. Depuis que tu es là, tu t'es contenté de sauter tout ce qui bougeait. Va falloir mettre la main à la pâte et faire ta part de boulot !
— Mais j'ai fait mon boulot ! J'ai fourni à Arès les informations qu'il voulait et j'ai créé le chaos au Sanctuaire comme il le désirait.

Cette voix masculine qui surgit de la chambre, c'est celle d'Harvey. Ce son me fait grincer des dents. Hâte de le buter, ce salaud…

— C'est insuffisant ! Mes gardiens éternels tombent comme des mouches. Alors si tu veux continuer à profiter des plaisirs de mon Jardin, je veux que tu me butes des chevaliers d'or !
— Bon, OK. Je finis et j'arrive.
— Non ! Tout de suite !
— Bon. Gros seins, longues jambes, il va falloir qu'on reporte à plus tard notre partie de jambes en l'air. Désolé, les filles, mais votre maîtresse réclame mes services.

Alors comme ça, Aphrodite envoie Harvey sur le champ de bataille ? Il va falloir rester méfiant : je n'aime pas l'idée que ce fumier puisse surgir à n'importe quel moment. D'un autre côté, voilà une occasion de lui régler son compte une fois pour toutes. Et là, je crois bien que la chose me réjouit.