Les racines du mal

À voir mon camarade allongé là sur le sol, sans sa tête, son sang abreuvant l'herbe terne, je suis pris de nausée et de désespoir. Harvey, grâce au pouvoir de Hidden, a surgi par surprise dans son dos, tel un lâche, pour le frapper. La capacité de détection de Mario est surprenante, mais elle lui aura été inutile contre Hidden. Comment diable ce dernier a-t-il fait pour la contrer ? Son titre de roi de la dissimulation n'est pas usurpé.

— NON ! vociféré-je de dégoût. Putain d'enfoiré de pourriture ! T'en prendre à ton ancien camarade !
— Et c'est toi qui dis ça ? se moque Harvey. Dis, tu en as tué combien de tes anciens camarades depuis le début de la journée ?

Tss, quel salopard… Oser se comparer à moi ! Moi, je ne suis pas un fumier de traître qui s'est rangé à l'ennemi pour… pour quoi, d'ailleurs ? Pour quelles raisons ce connard est-il passé à l'ennemi ? Je n'en ai toujours aucune idée. Quoi qu'il en soit, je m'en moque. Mon corps physique va arriver d'une seconde à l'autre, et dès qu'il sera là, Harvey va prendre cher !

— Bon, Hidden, maintenant que j'ai rempli ma mission, ramène-moi au palais d'Aphrodite : j'ai deux servantes à combler.
— Te ramener ? Il reste tant de chevaliers d'or à éliminer… Idiot, ta mission est loin d'être terminée.
— Quoi ? Mais je ne vais quand même pas me charger de tout le boulot ?
— Oh, ne t'inquiète pas : Aphrodite n'a jamais eu la certitude que tu serais capable d'éliminer tous tes anciens alliés. Elle est d'ailleurs sûre que tu mourras ici. Mais tant que tu réussis à en tuer deux ou trois et que tu nous fais gagner du temps, cela lui va. Sur ce, je te laisse et je retourne auprès d'elle.

Hidden disparaît, emportant avec lui le sourire goguenard de la Balance. Parfait, Harvey ne pourra plus m'échapper.

— Tu vas payer, mon vieux ! Tu m'entends, Harvey ? J'arrive et je vais te faire saigner, sale con !
— Ouais, j'ai cru comprendre que tu arrivais. Je vais donc avoir l'occasion de voir ce que tu vaux vraiment. Quant à moi, ne crois pas que je serai aussi cool que lors de notre affrontement au Sanctuaire.
— Hé ho, ne m'oubliez pas trop vite, vous deux… gémit Matt du Démon. Je suis encore là.

Oui, mais plus pour très longtemps. Touché par quatorze des quinze piqûres du Scorpion, c'est un miracle qu'il tienne encore sur ses jambes. Comment diable pourrait-il résister lors de son prochain combat ?

Matt clopine jusqu'au cadavre de Mario. Il tombe à genoux, les mains dans le sang de mon ami. Son cosmos se met à briller et semble absorber l'énergie vitale résiduelle du sang. Il se redresse, après coup, aussi frais que tout à l'heure. Et merde !

— Ah ouais, intéressant… sourit Harvey. Tu es donc capable de te soigner ?
— Seulement avec le sang d'un mort.
— On va donc défendre ce dernier arbre ensemble !
— Cela ne m'enchante pas de faire équipe avec une raclure mais, oui, je n'ai pas d'autre choix.
— Et moi donc ! Faire équipe avec une fille, ça me tue.
— Je ne suis pas une femme ; je suis un homme.
— Ouais, c'est ça… S'il y a un truc que je déteste encore plus qu'une meuf, c'est une meuf qui joue les mecs. Cherche pas ; t'avais pas de queue à la naissance : t'es une meuf, point !
— La réalité est plus complexe que cela, chevalier de la Balance.
— Si tu le dis… Hé-hé, Francis, auras-tu le courage de nous affronter tous les deux en même temps ? sourit-il.
— Crétin ! Si tu crois que je suis le seul à être sur le point d'arriver…

Et hop, il ravale une nouvelle fois son sourire goguenard, d'autant plus que le puissant cosmos d'Amalia du Lion se fait sentir. Harvey, inquiet, commence à faire quelques pas en arrière, laissant Matt en première ligne.

À la vue de l'armure d'or du Lion, il commence déjà à se carapater, mais sa fuite est stoppée par mon véritable corps. C'est le moment de dissiper mon corps astral. Me voilà donc prêt à en découdre tandis qu'Amalia s'avance vers Matt, jetant au passage un œil triste sur le corps de Mario.

— Tu allais quelque part, fumier ? grogné-je.
— Allez, ne joue pas les héros. Toi et moi savons que tu ne feras pas le poids. Écarte-toi !
— On parie ? Explosion Cataclysmique !

Mon orbe cosmique en main, je charge sans poser de question. Inquiet, il lève son bouclier devant lui et gonfle son cosmos pour faire face. Le choc est terrible. La puissance de l'explosion qui s'ensuit arrache le sol sous nos pieds. Avec perte et fracas, Harvey est balancé à l'autre bout du terrain. Il se relève malgré tout mais son armure est déjà bien abîmée et son bouclier détruit.

— Par la Brume du Démon !

Le brouillard s'épaissit et Matt disparaît. Je mets en garde Amalia et lui dis qu'il peut surgir à tout moment, mais elle ne s'en préoccupe pas. Elle fait appel à son cosmos pour lancer une de ses techniques.

— Par le Souffle du Lion !

Son cosmos se déchaîne, le champ de bataille est maltraité par une violente bourrasque. Certains arbres sont arrachés. C'est à peine si moi-même je ne le suis pas aussi. Au final, l'attaque permet de souffler la Brume. Matt réapparaît, renversé par le souffle.

— Purée, vous aimez vraiment pas les planqués, au Sanctuaire… ironise-t-il. LAMES MENTALES DÉMONIAQUES !

Tout comme avec Mario, Matt invoque des lames immatérielles qui s'en prennent à l'esprit d'Amalia pendant que Harvey, armé des deux épées de la Balance, me charge. J'évite les coups de mon adversaire tandis que ma coéquipière hurle et se tord de douleur.

— Amalia, lui crié-je entre deux esquives, il faut que tu te blesses ! C'est la seule façon de détourner ton esprit de l'attaque !

Elle m'obéit et se contente de se faire une entaille sur la paume. La parade semble suffisante. La voilà de nouveau sur ses pieds, prête à en découdre. Moi, de mon côté, je repousse mon adversaire à coup de Déflagration Atomique.

— Pourquoi ? hurlé-je à l'attention de Harvey, pourquoi avoir trahi le Sanctuaire et t'être allié à l'ennemi ?
— Mais pour le chaos, tout simplement ! Le Sanctuaire était en plein déclin moral. Plus personne ne voulait rester à la place naturelle qui était la sienne. Tout était chamboulé, les traditions et les valeurs d'antan piétinées. Il fallait changer cela, et la seule façon de faire était de foutre le bordel, toujours plus de bordel, que chevaliers d'Athéna, d'Arès et d'Aphrodite s'entretuent pour que la véritable justice et la pureté renaissent de tout ce merdier, qu'on fasse un bon coup de ménage, qu'on se débarrasse au passage de tous les indésirables qui polluent l'ordre naturel des choses.
— Putain, mais c'est ridicule !
— Ouais, j'avais parié sur le fait que tu ne comprendrais rien. PILE-OU-FACE !

Sa cosmo-énergie se déchaîne autour de lui et dessine un disque qui tournoie. Je me souviens de son attaque : deux issues possibles ayant chacune une chance sur deux de se produire. La première est quasi inoffensive. Mais l'autre ? Quelque chose me dit qu'aujourd'hui, je ne vais pas avoir autant de chance que la dernière fois.

Je ne fais pas erreur. L'attaque crée un champ électrique qui me foudroie. J'ai l'impression qu'on vient de mettre le feu dans mes veines. Je me convulse de douleur mais résiste à l'attaque. La voilà dissipée et je fais toujours face à l'ennemi. Harvey sourit, a priori pas surpris de me voir toujours en vie.

— Bon, je vais te raconter mon histoire. Tu comprendras peut-être mieux l'importance du chaos…

Pendant ce temps, Matt fond sur Amalia tel un spectre. Il harcèle ma collègue, filant d'un coin sombre à un autre. Le chevalier du Lion n'a le temps que de contrer certains coups, pas de contre-attaquer. Je ne connaissais pas Matt aussi rapide que ça. La met-il autant en difficulté ? Pour le moment, elle ne semble pas s'inquiéter. Elle se concentre, sûrement pour analyser les mouvements de l'adversaire.

Là, elle frappe en avant tandis qu'une ombre surgit sur elle. Oui, elle vient de le toucher. Le Démon lâche un crissement aigu de douleur ; mais en une fraction de seconde, si vite qu'il donne l'impression de s'être téléporté, le voilà derrière elle qui frappe. Paume droite et couchée, d'innombrables coups s'abattent sur le dos de la Lionne. Des rayons de cosmos violet la traversent à chaque impact. Amalia, sous la violence de la technique, se retrouve à terre. Son armure est bien abîmée, mais elle se relève sans d'autre dégât apparent et fait face à son adversaire. Matt ne semble pas surpris.

— Alors c'était donc vrai ? Ta peau est bel et bien recouverte d'une couche de cosmos qui te protège : même mes Lames Démoniaques n'ont pu la traverser.
— Tu es bien renseigné, à ce que je vois.
— Disons que j'ai reçu un message d'outre-tombe qui m'a prévenu. Il m'a aussi dit que ton passé cachait quelque chose et était la clé de ta défaite. Un passé bien mystérieux ; même Hidden n'a pas trouvé grand-chose.

Harvey, avec son sourire de petit merdeux, me fait toujours face, jette un coup d'œil au duel des deux autres et s'apprête à me révéler son histoire.

— Quand j'étais môme, dans l'école privée où mes vieux m'avaient envoyé, j'ai tout fait pour être un élève modèle. Je bossais comme un dingue pour avoir les meilleurs résultats, j'étais le plus assidu en cours et je participais sans arrêt, j'étais poli et respectueux avec nos professeurs. Les autres élèves étaient loin de suivre mon exemple : ils faisaient connerie sur connerie. Un jour, l'un de mes camarades a foutu le feu à une salle de classe. Un de nos profs est parti dans une colère noire. Il nous a réunis et nous a hurlé dessus pour que le coupable se dénonce. Personne n'a admis les faits. Alors, pour forcer le coupable, il a affirmé qu'il tirerait au sort un de nos noms et que le malheureux choisi subirait la punition jusqu'à temps que le coupable avoue sa faute. C'est mon nom qu'il a tiré. Jamais le coupable n'a avoué, et je me suis mangé toute l'année le châtiment qu'il lui avait réservé. J'ai pleuré, supplié mon prof de lever ma condamnation, mais il n'a rien écouté. J'étais désespéré, déboussolé par l'injustice de la situation : moi, le seul élève sage, je me récoltais la punition que méritait un autre ! Comment diable le hasard aurait pu représenter la justice ? J'ai haï mon prof, mais surtout j'ai haï mes connards de camarades qui me laissaient tout subir. Et puis un jour je suis tombé sur un de ces loosers en train de fumer une clope dans les chiottes, ce qui était interdit. J'ai vu rouge et je l'ai tabassé. C'était la première fois que je me battais, et j'ai adoré ça. Lui exploser sa face de connard était jouissif. Et j'ai continué avec tous les autres : dès que j'en voyais faire quelque chose d'interdit ou que je m'apercevais qu'il n'avait pas fait ses devoirs, je le défonçais. À la fin de l'année, ma classe se tenait à carreau. C'est alors que j'ai compris que le hasard n'était pas de l'injustice, mais la source de la justice. J'avais ramené l'ordre parce que le hasard m'avait jugé coupable. Voilà la vérité la plus secrète : la justice naît du hasard, l'ordre du chaos. ORDO AB CHAO !

Le champ de bataille prend un aspect irréel et psychédélique. Des faisceaux d'énergie volent de façon anarchique. Ils m'atteignent de toute part sans que je puisse les éviter. Mon corps est comme découpé en plusieurs morceaux qui s'éloignent les uns des autres, s'arrêtent et se recollent dans un fracas dévastateur. Je m'écroule, l'esprit noyé dans une douleur indescriptible.

Matt saute au sommet de l'énorme Saule et concentre son cosmos. Amalia prépare aussi une attaque. Elle prend la position pour son Orbe Infernal. L'énorme boule de feu formée, elle vise directement l'arbre sacré. Les paumes en avant, le Démon crée une sorte de vortex sombre qui aspire l'énergie de l'attaque du Lion.

— Pensais-tu vraiment m'avoir avec une technique si peu subtile ? C'est peine perdue. Révèle-moi plutôt tes secrets. J'en appelle à la Mémoire Dans La Peau.

Le cosmos violet du Démon s'élève de chaque pore du terrain. Bientôt, Amalia se retrouve entourée d'une sorte de brume fantomatique. Elle tente de lancer son Souffle du Lion pour repousser le danger, mais rien n'y fait. La fumée forme des sortes de bras qui lancent un assaut sur Amalia, mais sa peau impénétrable la protège.

— Même cette attaque n'arrive pas à s'engouffrer par les pores de ta peau… Intéressant, mais insuffisant.

En effet, la fumée trouve un autre passage : la bouche, les narines et les conduits auditifs. Amalia hurle de douleur et tombe à genoux. Son corps se convulse pendant plusieurs dizaines de secondes, et finalement la fumée est recrachée. A-t-elle réussi à déjouer l'attaque ?

Du haut du Saule Sacré, Matt tend la paume pour venir récolter sa brume. Il prend une grande inspiration et sourit tandis qu'Amalia se remet à peine de l'assaut qu'elle vient de subir.

Ordo Ab Chao, c'est quoi ce truc, au juste ? Une illusion des plus terrifiantes ? Quoi qu'il en soit, je me relève à peine de cette terrible attaque, étonné d'être en un seul morceau. Mes jambes sont tremblantes, mes muscles me brûlent et mon crâne est en compote.

— Quoi ? Tu es encore vivant ? s'étonne Harvey. Je n'aurais pas parié sur cette issue. C'est bien la première fois que je vois quelqu'un se relever après cette attaque.
— Tu… tu es un crétin, Harvey, soufflé-je. Toute cette mascarade depuis le début, tout ce bordel que tu as foutu, tu justifies tout ça avec une minable histoire de punition dans ton enfance ? C'est le truc le plus ridicule que j'aie entendu de toute ma vie ! Je peux pas perdre contre un débile comme toi !

Nous avons perdu Hypolita, Gomez et Mario. J'ai perdu nombre de mes anciens camarades du Jardin d'Aphrodite, dont mon honorable maître, tout ça parce que ce crétin s'est imaginé que provoquer le chaos serait la façon la plus intelligente de rétablir un « ordre naturel », quoi que ça veuille dire. Je ne peux l'accepter. Je vais le défoncer, lui réduire sa face de con en charpie ! Septième sens atteint, mon bouillant cosmos embrase mes poings. Je charge. « GRouAAaaAAAAA ! »

Le premier poing lui enfonce le bide, lui coupant le souffle et lui faisant cracher une giclée de sang. Le deuxième atteint sa mâchoire, lui bousillant son sourire pervers. Le troisième lui écrabouille le nez. Et puis, seulement après, je décide de déchaîner toute ma fureur. C'est une pluie de coups que se ramasse maintenant Harvey. Ça craque de partout, aussi bien ses os que son armure. Le coup final l'envoie valser contre un arbre.

Ce con est toujours opérationnel, mais bien affaibli. Il se relève, essuie le sang de son visage et me lance un regard amusé.

— Ouais, j'dois reconnaître que tu cognes fort. Je commence à bien m'amuser. Malheureusement, je vais devoir écourter notre partie.
— Quoi ? Tu veux fuir une nouvelle fois, misérable couard ?
— Ouais, j'vais m'gêner… D'autant plus que je sens le cosmos de la Vierge arriver. J'ai aucune envie de me frotter à elle… je précise « au combat », parce qu'au lit je ne dirais pas non.
— Si tu crois que je vais te laisser t'en aller vivant…
— Ha-ha-ha, tu me feras toujours autant marrer, Francis. Adieu, mon pote !

Il m'envoie une décharge d'énergie sur la gueule. Je me tords de douleur, même si, par rapport à ses précédentes attaques, c'est beaucoup plus supportable. Quoi qu'il en soit, mon corps refuse cependant de bouger. Je ne peux qu'observer, impuissant, le chevalier de la Balance se tirer du champ de bataille.

Du haut de son Saule, Matt observe Harvey s'enfuir. Son œil méprisant ne semble pas étonné par sa couardise. Quoi qu'il en soit, il ne cherche pas à l'arrêter et reporte rapidement son attention sur le chevalier d'or du Lion.

— Laisse-moi te raconter une histoire ; celle d'Amalia et de Fafner. C'est par l'intermédiaire de son maître que la jeune Amalia rencontre Fafner, un puissant guerrier scandinave dont elle et son maître ignorent tout du passé. Très vite, elle tombe sous le charme de l'homme du Nord et, après la mystérieuse disparition de son maître, c'est Fafner qui le devient. Ce qu'elle ignore, c'est que l'homme, ancien guerrier divin d'Odin, vient de fuir l'Allemagne suite à la chute du régime nazi. Il était en effet passé au service d'Hitler qui l'avait chargé d'une mission secrète : il devait développer une technique censée apporter la vie éternelle, car Hitler voulait régner 1 000 ans et devenir un nouveau dieu aryen. Seulement, les cobayes ne résistaient pas à la technique que Fafner avait mise au point, et la guerre mit fin aux ambitions du Führer. Fafner fuit en Argentine et reprend les expériences pour son compte. C'est Amalia qu'il choisit comme cobaye parce que son cosmos possède un atout : être capable de puiser l'énergie du sol pour se protéger. Il la séduit, la manipule et l'aide à développer ses capacités. Amalia se donne corps et âme pour servir son nouveau maître et amant. Une fois qu'elle est prête, il lui apprend la technique secrète. Le corps d'Amalia résiste ; son corps bénéficie maintenant d'une vieillesse ralentie. La victoire est proche ; Fafner a enfin trouvé le secret de l'immortalité. Il ne lui manque plus que de s'emparer du pouvoir d'Amalia pour devenir immortel. Mais Amalia découvre à temps la vérité à propos du passé et des intentions de Fafner, y compris qu'il est responsable de l'assassinat de son ancien maître, et elle n'a pas d'autre choix que d'affronter l'homme de sa vie, la seule personne en qui elle a eu confiance, pour l'empêcher de nuire. Elle est victorieuse mais son âme est brisée. Elle erre durant plusieurs vies. Cette histoire te dit quelque chose, chevalier du Lion ?

La seule réponse de ma collègue est un grognement étranglé. Merde, j'ignorais tout du passé d'Amalia. C'est un tout autre niveau que le pseudo-traumatisme de ce crétin d'Harvey. Être trahie par son grand amour… j'ignore comment je réagirais si Marie venait à me trahir.

— C'est donc en puisant le cosmos dans le sol que tu te protèges de mes attaques et de la vieillesse ? Intéressant. On va donc corriger ce petit problème.

Matt joint les paumes et réveille son cosmos qui entre en résonance avec celui du Saule. Rien d'autre ne se passe, mais Amalia reste méfiante. Hop, il la charge, poing en avant. Elle évite le coup. Il ne lui laisse cependant pas le temps de respirer et reprend son harcèlement. Un coup à droite, à gauche, devant, derrière. Là, Amalia vient d'être touchée une autre fois. Le visage blême, elle recule d'un pas. Elle n'a pas l'air dans son assiette.

— Que se passe-t-il ? sourit Matt. Le cosmos de mon terrain n'est pas à ton goût ? C'est peut-être parce que j'ai répandu un cosmos de mort grâce aux racines de mon arbre. Ce n'est plus la jeunesse que tu as : c'est la mort dans la peau.

Amalia tombe à genoux. Sa peau devient de plus en plus ridée et ses cheveux blanchissent dangereusement. Merde, c'est très mauvais. Elle vieillit à vue d'œil. Encore quelques minutes et elle ne sera plus qu'un cadavre défraîchi.

— Oh, on dirait que tes années perdues te rattrapent peu à peu. La peau n'oublie jamais qui on est. On a beau utiliser tous les artifices possibles, se donner un rôle, la peau n'oublie pas qui nous sommes vraiment.

Vraiment, là, ça craint. Il faut que je lui vienne en aide vite ou elle mourra. Toujours engourdi par la dernière attaque de Harvey, j'attise mon cosmos pour retrouver l'usage de mes membres. Je me relève avec difficulté. Mes muscles me brûlent et me piquent. J'ai l'impression qu'ils peuvent céder à tout instant. Non, je ne le permettrai pas ! Je pousse un cri et intensifie mon cosmos à son paroxysme.

Je charge Matt du Démon. Mon poing s'écrase sur sa face. J'enchaîne sur un crochet du gauche mais le Démon est prompt à réagir. Il vient de battre en retraite. Je me rue sur lui, frappe encore et encore. Aucune chance que je lui laisse prendre l'avantage. Mais encore une fois il m'échappe.

Le voilà qui saute en haut d'un arbre et invoque sa Brume du Démon. Rha, fait chier ! Le temps presse, Amalia se meurt et Arès risque de se relever d'une minute à l'autre ; je n'ai pas le temps de jouer à cache-cache. Je devrais peut-être détruire l'arbre maintenant. Non, tant que je n'ai pas vaincu l'adversaire, c'est trop dangereux : je risquerais de tomber dans un piège.

— Tu sais quoi ? me fait la voix de Matt. Je ne suis pas pressé. Je vais attendre que ton amie finisse de mourir avant de t'affronter. Je te trouve un peu trop fougueux pour le moment. Lors de nos baises d'antan, c'était bon. Mais là…
— Du temps où tu étais une femme ? craché-je sous le coup de la colère.
— J'ai toujours été un homme, je te rappelle !
— Ah ouais ? C'est pas toi qui disais tout à l'heure que la peau n'oublie jamais qui nous sommes, et que même tous les artifices n'y peuvent rien ? Ce n'est pas une opération et quelques hormones qui vont faire de toi un homme !
— Tss, Francis, je te croyais plus raisonnable. Tu ne comprends rien. Mais puisque nous avons un peu de temps, je veux bien t'expliquer. Tout petit déjà, je savais pertinemment que j'étais un garçon malgré ce que tout le monde tentait de me faire croire. On m'a déguisé en fille et on m'a mis des baffes pour que je taise la vérité. Je n'avais pas le droit de revendiquer celui que j'étais. Sais-tu ce que ça fait d'être aussi mal dans sa peau ? La détresse qu'on ressent quand personne ne veut vous croire ? Quoi qu'il en soit, j'ai grandi, j'ai accepté de me cacher et j'ai joué le rôle que m'imposait la société. Car oui, la petite Julie, c'était un rôle, un personnage que j'avais décidé d'incarner. Et pour qu'elle paraisse crédible, je lui avais donné une histoire, des rêves, des ambitions. Elle aimait même se faire salement soumettre par des types baraqués. À la longue, elle a pris de plus en plus de place dans ma vie. Elle est devenue une personne tout entière en plus d'une amie et d'une confidente. Je l'avais crue nécessaire parce que mes parents me répétaient sans cesse que je ne pouvais pas aller contre la Nature. La réalité, c'est que ce rôle que je jouais ne pouvait pas aller contre ma nature. Le mâle était trop enraciné en moi ; l'heure était venue qu'il bourgeonne. J'ai été obligé de dire adieu à la petite Julie, de la tuer en quelque sorte. La décision a été difficile, mais un soir de fin d'octobre, attablé devant un verre au café d'Aphrodite, elle m'a paru évidente. Julie m'avait soutenu, permis de remonter la pente dans ma crise d'identité, mais sa fin était venue. Elle a pleuré, et moi aussi ; c'est quand même une partie de moi que je tuais. Il le fallait pourtant, pour que je devienne qui j'étais vraiment, grâce à l'aide de Doc. Depuis, je n'ai jamais été aussi heureux. Alors tu vois bien, Francis, même un artifice aussi complexe qu'elle ne pouvait cacher éternellement la vérité.

Oui, je comprends mieux, même si je ne peux imaginer l'horreur des souffrances qu'il a pu vivre. Encore une fois, on est loin du pseudo-traumatisme de Harvey dont il se sert pour justifier sa perfidie. J'ai parlé trop vite et sous le coup de la crainte de perdre une alliée supplémentaire. Je jette un coup d'œil à cette dernière ; son état empire de seconde en seconde. À quatre pattes, elle brûle son cosmos. Pour quoi faire ? Retarder l'inévitable, probablement. Me voilà impuissant à l'aider.

Il fait chaud, non ? Et c'est quoi cette odeur de fumée ? Que se passe-t-il ? Mon attention passe sur le Saule Sacré qui s'embrase d'un coup. Hein ? Matt, visiblement aussi surpris que moi, laisse échapper un cri d'horreur.

— Toi ? Qu'as-tu fait ? me lance-t-il.
— Moi ? Mais j'y suis pour rien !
— C'est moi, déclare Amalia d'une voix faible. Tu as fait une erreur, Matt du Démon. En arrosant le sol de ton cosmos maléfique grâce à l'aide des racines de ton arbre, tu m'as permis de localiser l'origine de ce courant de cosmos, et donc les racines de ton arbre. J'ai pu ainsi les prendre pour cible grâce à une attaque de feu que j'ai fait circuler dans le sol. Alors, elle est assez subtile, ma technique ?

Oui, oui ! Plus que quelques secondes et l'arbre sera carbonisé. La victoire est proche. Amalia se relève, prête à reprendre le combat. Son visage a récupéré des couleurs un peu plus rassurantes.

— Allez, viens là, Matt ; mamie Amalia va te mettre la fessée.

Le sol se met soudain à trembler et un puissant cosmos sombre et maléfique s'élève au loin. Arès ! Le dieu de la guerre vient de se réveiller. C'est trop tard. Putain, à quelques secondes près, le dernier arbre d'Aphrodite aurait été détruit et Arès condamné. Fait chier !

— Il semble que vous avez échoué à empêcher le retour d'Arès. Dommage pour vous ; j'aurais presque eu envie que vous réussissiez.
— Tu peux toujours déposer les armes.
— Malheureusement non : ma déesse me le ferait payer cher.
— Comme tu veux… Par le Souffle du Lion !

Une nouvelle fois, la Brume du Démon est dissipée par les puissantes rafales de vent provoquées par Amalia. Matt sort de sa cachette – un vieil arbre à l'aspect miséreux – et lance ses Lames Démoniaques à distance. L'armure du Lion se fissure une nouvelle fois mais Amalia encaisse le coup sans problème, signe que sa protection est revenue. Je prépare mon Explosion Cataclysmique et charge Matt pour en finir.

Tandis que la terre tremble encore de la fureur d'un Arès éveillé et que le Saule Sacré termine sa combustion, le dernier des gardiens éternels m'échappe une nouvelle fois. Le voilà maintenant près d'un arbre qui vient juste de chuter. Amalia tente sa technique des Racines de la Terre pour le bloquer, mais le Démon la contre grâce à ses Lames Démoniaques, découpant les racines en mille morceaux.

C'est à lui de charger. C'est moi qu'il vise. Son cosmos est à son intensité maximale ; je peine à suivre ses mouvements. Argh, il vient de me frapper. Il s'apprête à me lancer ses Lames Démoniaques, mais Amalia le dégage d'un coup de Vague Déferlante.

Ma collègue est sur lui. La fureur anime ses poings, et la détermination les guide. Ses cheveux ont retrouvé une couleur aussi flamboyante que son cosmos. Matt essaye de se dégager, mais en vain. Ça y est, le Lion a attrapé sa proie et ne compte plus la lâcher. Il a beau être rapide, elle a une nouvelle fois parfaitement analysé les techniques de son adversaire.

Les poings du Lion s'embrasent, rendant les coups encore plus destructeurs. Matt prend cher. Il crache du sang. Son armure éclate en morceaux. Sa détermination aussi, visiblement. Il ne se défend plus, peut-être trop abattu. Amalia fait un bond en arrière tandis que Matt tombe à genoux. L'ennemi est vaincu, mais le laisser vivant peut présenter un risque. Amalia hésite.

— Vas-y, fais-le. Remplis ta mission, chevalier du Lion. N'aie aucune crainte car je n'ai aucun regret. Je vais mourir tel que j'étais censé être. Bien sûr, j'aurais aimé en profiter plus longtemps, mais au moins j'ai eu la chance de goûter à ce bonheur.

Elle lève les bras en l'air et crée un Orbe Infernal. La boule de feu s'écrase sur le pauvre Démon et le calcine.