Première confrontation

Le soir du cinquante-cinquième jour, Celle-qui-venait-des-étoiles aperçut au flanc d'une colline une maison dont la cheminée fumait. C'était une habitation très modeste, à l'écart d'un village d'une cinquantaine de petites chaumières blotties près d'un méandre de rivière, au fond d'une vallée. Une femme habillée tout de noir se tenait debout près de la porte avec deux jeunes enfants dans son giron, apeurés par cette présence nouvelle. La cavalière la salua d'une main ouverte, l'arc hors de sa portée, attentive à ne montrer aucun signe qui puisse être interprété comme de l'hostilité. Celle en noir, instinctivement rassurée, lui souhaita la bienvenue dans son propre dialecte. D'une manière miraculeuse, les deux personnes se comprirent et constatèrent qu'elles pouvaient se parler sans aucune barrière linguistique, sans qu'on puisse expliquer comment cela était possible. Cela l'était, simplement, comme en tout ensemble de gens dont le cœur exprime la paix avec sincérité.

— Me permettrais-tu de passer la nuit dans ta maison ? L'hiver avance et je suis lasse de dormir dehors.
— Entre, tu es la bienvenue. Si tu le veux, nous partagerons notre repas, mais je préviens : ce n'est pas un festin, mais une soupe assez claire de quelques légumes de mon potager, avec un peu de pain.
— Je te remercie. J'ai là un lièvre que j'ai tué aujourd'hui.
— Cela fait bien longtemps que nous n'avons pas eu de viande. Mon mari chassait, mais il est parti faire la guerre voici plus de trois ans et je n'ai pas de nouvelles de lui. Les hommes du village disent qu'il est certainement mort et me veulent à présent. Que me trouvent-ils de spécial ? Je ne sais pas, mais ils sont ainsi, je n'y peux rien.

Elle marqua une pause afin de prier son invitée de franchir la porte et de s'asseoir. Elle avait environ trente ans, était plutôt petite avec de longs cheveux bruns très foncés ; son visage rond était comme sculpté par le soleil et les soucis, mais ses yeux verts pétillaient d'intelligence et de vie, comme deux émeraudes enchâssées dans un roc. La vagabonde tomba immédiatement sous le charme de cette femme qui était le premier être humain qu'elle rencontrait, et sentit un frisson parcourir son ventre.

— Cependant, reprit l'hôtesse, je ne les crois pas lorsqu'ils affirment que mon mari est mort, et j'ai toujours l'espoir que mon homme, le seul que j'aime, revienne un jour. À cause de cela, les mères de mes prétendants ont répandu des propos venimeux à mon sujet. Des rumeurs abominables. Ce qui a fait que j'ai une mauvaise réputation : on me dit sorcière, magicienne, ou que sais-encore. Que j'enlève des bébés pour les dévorer. Que les nuits de pleine lune, comme ce soir, des succubes, des démons femelles, viennent chez moi célébrer des messes noires et qu'il se passe des choses obscènes. Inutile de te faire un dessin pour décrire ce qu'ils imaginent. Finalement, leurs fantasmes sont à l'image de leur âme qui doit être assez noire. Bientôt, je crois qu'ils viendront pour me brûler vive ; certains et certaines ont hâte d'assister à ce spectacle. Mais peu importe mon sort, après tout : ce n'est pas pour moi que j'ai peur, mais pour les enfants.
— Tu veux que j'aille au village pour leur parler, les convaincre de changer de comportement à ton égard ?
— Ils ne te connaissent pas ; méfie-toi. Certainement ils te tueraient aussi car ils n'aiment pas les étrangers. Peut-être avant même que tu n'aies ouvert la bouche. Ils ont peur des inconnus. C'est ainsi. Pour nous autres femmes qui devons mener seules notre vie, il y a un mystère contre lequel on ne peut rien.

Tout en parlant, les deux femmes préparèrent ensemble le repas qu'elles partagèrent avec les enfants. Ensuite, la nuit tombée, ceux-ci se couchèrent et s'endormirent très vite. L'hôtesse, qui avait lu à livre ouvert le désir dans les yeux de son invitée, la prit dans ses bras et la serra contre elle. Couchées sur le grabat de paille, toutes deux se dévêtirent mutuellement, et tendrement blotties sous l'unique couverture elles s'aimèrent charnellement. Celle-qui-venait-des-étoiles, jusqu'alors vierge de toute sexualité, connut cette nuit-là les plaisirs érotiques que les femmes peuvent échanger entre elles, les douces caresses et les baisers salés déposés sur la bouche, les frottements voluptueux et les frissons de désir. Candide, elle se laissait guider par sa partenaire, découvrant la sensualité, glissant ses doigts sur un corps frêle voire osseux, doux et souriant, souple et rayonnant de chaleur, gémissant discrètement sous l'effet du bien-être.

Sa compagne avait déjà subi beaucoup d'épreuves, dont celle d'accoucher solitairement au cours de nuits glacées, et celle de perdre au cours de son sommeil un petit être qu'elle venait de mettre au monde. Elle n'ignorait rien des souffrances tour à tour humaines et animales que la vie inflige à celles qui sont étrangement choisies pour être tourmentées. Elle accueillait tout événement que l'existence lui présentait avec humilité, en méditant silencieusement les rares bonheurs autant que les afflictions. La soudaine venue de cette étrangère la déconcertait, mais c'était pour elle une joie profonde et nouvelle que cette femme mystérieuse qui arrivait de nulle part.

L'étreinte leur donna chaud ; elles posèrent la couverture de côté. Leur ombre commune se projetait sur le mur en silhouettes mélangées et vibrait au rythme de la danse du feu qui s'éteignait progressivement. Le faible crépitement des braises mourantes se mêlait à leurs soupirs discrets. Elles se souriaient en silence, baignées d'une pâle lueur rouge, ne se parlant qu'avec leurs yeux. Longuement, les doigts glissaient sur les seins, le ventre, les épaules. Les bouches s'embrassaient puis venaient chacune bécoter un sexe humide de désir. Les parfums féminins intimes s'exhalaient dans la petite habitation et participaient aux émotions des deux compagnes.
Après l'extinction complète du foyer, lorsque vint l'obscurité complète, elles avaient enfin assouvi leur appétit charnel.

L'hôtesse chanta tout doucement, en un murmure à peine audible afin de ne pas réveiller ses enfants. C'était un long chant dans sa langue, gorgé de douceur et de mélancolie qui emplissait la nuit et que l'invitée écoutait en fermant les yeux et ouvrant son cœur, imprégnée de la chaleur du corps de celle qui chantait, pleinement réceptive aux mots et aux notes, jusqu'aux moindres inflexions de la voix qui était une infinie caresse prolongeant celles qu'elles venaient d'échanger. La chanson évoquait la peine de vivre et le bonheur d'aimer, la beauté du monde et la dureté des hommes, la peur d'un destin caché dans l'ombre, préparé par des dieux impitoyables et, malgré tout, l'espérance inaltérable en des lendemains plus beaux. Elle contenait toute la sagesse d'un peuple, toutes les promesses du savoir intuitif, ce que l'on ne peut acquérir qu'au cours d'une existence longue et bien remplie. Elle n'avait que trente ans mais savait déjà tout le poids et toute la légèreté de la vie.

Une fois le chant terminé, en chuchotant, la vagabonde raconta à son amie son étrange parcours, sa quête dont elle ignorait le but véritable. Elle lui parla des étoiles et lui dévoila des secrets que les humains ignoraient. Elle s'exprima pendant des heures et son hôtesse l'écouta attentivement, le regard profond sous la lune ronde qui venait de se lever et les visitait par la fenêtre, sans aucun étonnement.

— Que pourrais-je faire pour toi, demanda Celle-qui-venait-des-étoiles ?
— Nous nous connaissons à peine. Je ne sais même pas ton nom.
— Moi non plus. Je suis venue au monde sans mémoire il y a seulement quelques jours. Je ne connais même pas mon propre nom. J'ai bien dû en avoir un pourtant, mais je ne m'en souviens pas. Si tu veux, tu peux m'en trouver un. Ce sera le mien.
— Je te propose Velléda. Cela veut dire « celle qui voit », ou bien « devineresse », dans notre langue gauloise. Tu connais tant de choses extraordinaires sur l'univers et rien sur toi-même…
— D'accord. Pour toi, et pour les autres gens, je serai Velléda, et…

Elle s'interrompit soudain pour regarder à la fenêtre.

— Il y a des gens dehors, reprit-elle. Assez nombreux. Surtout des hommes, avec quelques femmes. Ils tiennent des torches, des faux et des bâtons.
— Ils viennent sans doute me chercher pour me tuer. Sans doute t'ont-ils vue arriver, et pensent que tu participes à mes activités démoniaques.
— Alors, c'est de ma faute s'ils sont venus cette nuit. Nous allons nous défendre et vendre chèrement nos vies. J'ai mon arc et mes flèches, et je sais tirer.
— Non, ne fais surtout pas cela. Nous n'aurions aucune chance : pour ne pas prendre de risques, ils mettraient le feu à la maison et nous brûlerions tous, y compris les enfants. Je vais me rendre. Ils feront de moi ce qu'ils voudront. Tu n'es en rien responsable de cela : de toute manière, ils seraient venus tôt ou tard. Il vaut mieux que cela soit en ta présence, parce que je vais te demander quelque chose de difficile : t'occuper de mes enfants. Ils n'auront personne d'autre.
— Je te le promets. Ne te fais pas de souci à ce sujet. Et toi, quel est ton nom ?
— Xénia, dit l'hôtesse en enfilant hâtivement sa robe. Le garçon s'appelle Nob, et la fille Laa. Prends-en soin. Ils sont ma seule richesse.
— Je les aimerai comme s'ils étaient les miens. Tu as ma parole.

La femme en noir réveilla ses enfants pour les embrasser une dernière fois et sortit de la maison, marchant fièrement et sans aucune illusion vers ceux qui la haïssaient pour simplement s'être tenue trop longtemps à l'écart. La foule eut une clameur de joie pour célébrer sa victoire sans combat, puis s'éloigna en direction du village. Velléda, alias Celle-qui-venait-des-étoiles, pris les deux enfants par la main, rassembla un sac de blé et quelques outils, et détela sa jument qu'elle chargea rapidement avec les petits et les provisions. Ensemble ils prirent la route. La nuit les avala, large comme la gueule ouverte d'un loup.

Elle marchait à pied pour ne pas surcharger sa monture. Le groupe s'éloigna dans la direction opposée à celle des villageois, vers le sommet de la colline. Là, ils firent une pause, et aperçurent la lueur rougeâtre du bûcher qui consumait Xénia. Un long cri de femme, étouffé par la distance, déchira la nuit. Nob, qui avait cinq ans, comprit la tragédie qui se déroulait et pleura ; sa sœur l'imita aussitôt. Leur mère adoptive les serra dans ses bras et leur expliqua simplement qu'elle était leur nouvelle maman et qu'elle allait s'occuper d'eux jusqu'à ce qu'ils soient assez grands pour se débrouiller seuls. Hébétés, ils reprirent lentement leur route dans la nuit.

Perché sur une haute branche, un corbeau témoin de la scène commentait ainsi pour ses frères la scène qu'il voyait :

Velléda, dans la nuit de douleur et de doute,
Pensivement s'enfonce en fuyant les humains.
Les larmes de chagrin parsèment ses chemins ;
Dans les brumes amères elle cherche sa route.

Il n'est de certitude en un sanglot qui floute
La confiance qu'elle eut en de clairs lendemains.
Tombée, elle se relève, et le sang de ses mains
L'obscurcit de colère, un instinct qu'elle redoute.

Chargée de deux enfants qu'elle aime déjà fort
Elle se fera mère en veillant sur leur sort,
Respectant en cela une ultime promesse.

Cependant un village en un crime s'endort
Après avoir cédé à l'appel de la mort
Où chacun fit d'un cri de douleur son ivresse.