Chemins de sagesse

Ils voyagèrent plusieurs jours et plusieurs nuits, dormant à peine, blottis les uns contre les autres. Arrivés à une clairière, en un territoire où ils n'avaient croisé aucun humain durant tout un jour de marche, ils s'arrêtèrent. Velléda décida de s'installer à cet endroit où la forêt leur fournirait suffisamment de ressources pour vivre. Elle se mit au travail pour bâtir un abri en mesure de les héberger. Seule, il lui fallut déployer une énergie considérable, mais elle était déterminée et semblait ignorer la fatigue. Les deux orphelins la regardaient travailler sans dire un mot.

Elle possédait un grand respect pour toute vie, sous toutes ses formes. Avant d'abattre chaque arbre dont son projet avait besoin, elle apposait une main sur le tronc, fermait les yeux et demandait silencieusement à l'être végétal l'autorisation de prendre sa vie, lui expliquant ses motivations. À une exception près, l'arbre donnait toujours son accord, ce qui mettait un terme à une existence de plusieurs siècles parfois. Celui qui refusa le don de sa matière ne fut pas abattu et resta debout près de l'habitation. En chassant, elle procédait de même pour les animaux qu'elle tuait afin de les manger. Peu d'êtres s'y opposaient. La plupart ne voulaient pas faire obstacle à la chaîne qui les reliait les uns aux autres.

Velléda ne dormait presque pas mais elle méditait souvent, seule et silencieuse face au ciel de la nuit, pendant le sommeil des enfants. Elle était hantée par le souvenir de son amie marchant seule dans la nuit vers ses bourreaux, à la lueur des torches, calme, docile et sans espoir d'en réchapper. Elle voyait son regard dans la ramure des peupliers, dans le dessin des nuages, sur le visage du disque lunaire. Innocente, Xénia s'était laissé capturer sans un cri, sans un geste d'opposition, offrant sa vie pour ne pas ajouter de la violence à celle des hommes.

Un sentiment de révolte submergea le cœur de Celle-qui-venait-des-étoiles ; elle éprouva le sombre désir de voir une nuée de milliers de corbeaux fondre sur le village dont les habitants avaient exécuté celle qu'elle avait aimée, pour les déchirer un à un et ne laisser derrière eux que de sanglantes charognes privées de sépulture. Elle n'éprouvait aucune compassion pour ces gens que l'ignorance avait poussés à commettre une atrocité. Ce ressentiment était pour elle une souffrance, une amertume plus cruelle que les épines des buissons de ronces. Il lui fallut lutter longtemps avant d'extirper de son cœur le poison du désir de vengeance, en approfondissant au fond de ces pensées afin de les chasser d'elle. Lorsqu'à force de nuits de méditation elle y parvint, elle se sentit soulagée et finalement heureuse, même si cela n'évacua pas sa tristesse d'avoir perdu plus qu'une amie ou l'amante d'un soir : une partie d'elle-même.

À la fin des travaux, elle emménagea avec Nob et Laa qu'elle éduqua à sa façon pendant dix ans. Elle fut tendre et attentive, souriante et maternelle, consolant les chagrins et rassurant les peurs, ce qui n'excluait pas quelquefois de sévères remontrances lorsque ses protégés gaspillaient une tranche de pain ou s'amusaient à torturer une fourmi, une araignée, juste pour voir la réaction de l'animal pris au piège. Ils vivaient en complète autarcie, d'une manière frugale, ne prélevant sur leur environnement que ce dont ils avaient réellement besoin pour vivre. Cependant, ils ne manquaient jamais de rien car ils n'étaient pas tourmentés par des désirs hors de leur portée.

Elle leur apprit à cultiver la terre afin d'en tirer leur nourriture, à lire la trajectoire des nuages et à s'émerveiller de leurs étonnants dessins, à méditer en observant et contemplant les étoiles, à savoir reconnaître celles-ci. Dans la langue de leur mère dont elle connaissait d'une manière intuitive toutes les intonations, elle leur enseigna de nombreux secrets : ceux qu'elle avait révélés à celle qui leur avait donné le jour, et puis d'autres encore puisqu'ils avaient le temps, le soir, lorsqu'ils veillaient près de leur feu alors que la nuit les enveloppait. Ils surent ainsi pourquoi les humains doivent souffrir et finalement mourir, pourquoi il faut en toutes circonstances respecter la vie animale et végétale, et ce qu'il advient après la mort. Elle leur récita d'immenses et mystérieux poèmes qu'ils apprirent par cœur après leur en avoir révélé la signification, leur enseigna le pouvoir des nombres et une science qu'aucun autre humain ne possédait, ainsi que plusieurs langues. Ses deux élèves montraient une intelligence vive et un appétit insatiable de savoir.

Les saisons se succédèrent, et tandis que Velléda ne semblait pas vieillir, les enfants acquirent force physique et compétence utilitaire autant qu'une profonde sagesse. Lorsqu'ils eurent respectivement quinze et treize ans, elle les quitta, non sans s'être assurée qu'ils possédaient les connaissances requises pour faire fonctionner leur petite ferme. Sa vieille jument, qui vivait encore, lui servit à nouveau de monture lorsqu'elle s'enfonça seule dans l'immense forêt.

Elle retourna habiter la maison de Xénia. Au vu du désordre qui y régnait, elle comprit que l'habitation avait été pillée, peut-être brièvement habitée, puis abandonnée. Il n'y avait pourtant que bien peu à dérober d'un lieu de vie de misère. En balayant dix années de poussière, elle trouva dissimulées deux pièces d'argent que les voleurs n'avaient pas trouvées : c'était là les économies de son amie. Après avoir dormi sur place, le lendemain matin elle enfourcha sa jument afin d'aller au village.

Les habitants devaient l'avoir vue arriver de loin. Chacun se tenait sur le côté de la rue principale, silencieusement, et la regardait passer. Dix ans après, personne n'avait oublié. La peur se lisait sur tous les visages, dans chaque regard. Chacun portait sur lui une part de la culpabilité du crime qui avait été collectivement commis, même les enfants qui n'étaient pas encore nés cette nuit-là, et tous craignaient la vengeance d'une sorcière cette fois trop redoutable pour qu'on ose s'en prendre à elle.

Velléda, impassible, entra dans la boulangerie et acheta du pain. Puis, remontée sur sa jument, elle reprit sa traversée du village. Quelqu'un lui décocha une flèche, mais l'agresseur, trop pressé de tirer pour ajuster correctement son tir, échoua à transpercer le cœur : le projectile se planta dans le bras. Imperturbablement, elle ôta la pointe qu'elle jeta au sol et poursuivit calmement son chemin, ignorant la douleur, sans même demander à sa jument d'accélérer. Elle sembla ignorer cette agression. Elle ne pouvait de toute manière pas riposter, ayant laissé son arc à la maison afin de n'effrayer personne. Cet incident eut pourtant pour effet d'amplifier la frayeur des villageois, impressionnés par la placidité de cette femme qu'ils se mirent à croire pour de bon invulnérable. Comme on redoutait de probables pouvoirs magiques, plus personne ne se risqua à s'en prendre à elle. Elle donna la moitié de son pain à des enfants qui mendiaient, fit demi-tour puis repartit comme elle était venue.

Le lendemain, une délégation menée par le chef du village monta jusqu'à la chaumière afin de soumettre une proposition à l'étrangère : une bourse remplie de pièces d'or en échange de son départ définitif.

— Non. Votre or ne m'intéresse pas. Il ne me rendrait pas mon amie.
— Alors que voulez-vous ? Nos enfants peut-être, afin de les sacrifier à vos rites diaboliques ?
— Vous êtes complètement fous, vous tous, autant vous êtes. Je n'ai jamais fait de mal à personne, pas plus que Xénia d'ailleurs : vous le savez bien. Ça vous a bien excités, lorsque vous l'avez brûlée ? Vous deviez bander très fort, non, en vous emplissant les yeux de son agonie et les oreilles de ses cris de douleur ? En avez-vous fait profiter vos épouses une fois rentrés sous vos toits ? Peut-être même avez-vous ressenti un orgasme sadique ? C'était bien ?

Elle parlait calmement, mais il y avait un feu noir de colère dans ses yeux brillants. Et ce calme impitoyable impressionnait ces hommes bien plus que tout éclat de voix.

— Nous regrettons tous ce nous avons fait il y a dix ans. Ce passé, c'est notre malédiction qui nous poursuivra toujours, sur plusieurs générations ; personne ne sait combien. Rien ne pourra nous en délivrer.
— Si : moi. Rassemblez-vous tous ce soir sur la place de votre village. Tous les habitants, sans exception, y compris les femmes et les enfants. J'aurai à vous parler. Vous assumerez vos actes.

Les émissaires s'en retournèrent avec leur or, perplexes autant qu'inquiets. Lorsqu'ils rapportèrent les paroles de Velléda, certains cédèrent à la panique et fuirent dans les bois, emportant les biens qu'ils pouvaient dans leur charrette, pour ceux qui en possédaient une ; ils abandonnèrent leur champ en plein labour et ne revinrent jamais. D'autres eurent le courage d'affronter leur crime collectif et se rassemblèrent au coucher du soleil, persuadés que la sorcière allait tous les tuer de quelque obscur maléfice afin de venger Xénia, ou bien les emporter dans son enfer. Ils se résignaient à expier cette faute.

Lorsqu'elle arriva sur le dos de sa jument, les conversations s'éteignirent et un silence pesant s'abattit sur l'assemblée. Un homme, accompagné d'une femme et de quatre jeunes enfants, prit la parole :

— Tout cela est de ma faute. J'étais le mari de Xénia. Au cours du pillage d'une ville que nous avions conquise par les armes, j'ai rencontré une autre femme, abandonnant celle que j'avais épousée. Lorsque j'ai entendu parler d'elle et de ce qui lui était advenu, je suis venu ici avec ma nouvelle famille. Mais c'était trop tard. Je regrette tout cela. S'il vous faut une vengeance, vous pouvez vous en prendre à moi.
— Je ne suis pas venue avec l'idée de me venger, mais au contraire de vous parler, et si possible, vous pardonner, à condition que vous soyez capable d'accueillir ce pardon et de l'apprécier à sa vraie valeur. Comment, vous tous, avez-vous été capables de perpétrer une chose aussi monstrueuse ?
— C'est l'instinct du groupe, avança le chef du village. Ensemble, il est possible de commettre le pire, ce qu'aucun d'entre nous n'aurait pu faire individuellement. Pour calmer ses remords, chacun s'abrite comme il peut avec l'idée selon laquelle sa responsabilité est parcellaire, diluée dans l'action collective. Comme vous l'avez dit hier, nous sommes tous devenus fous, cette nuit-là. Dites-nous ce que nous avons à faire, et nous le ferons.
— Affrontez seulement la vérité, sans aucune complaisance. Prenez conscience que celle que vous avez tuée était un être humain, tout comme vous. En acceptant de m'écouter, malgré les fariboles que vous croyez sur moi, vous avez déjà fait un pas important dans cette direction. Et cessez donc d'avoir peur des étrangers. Contrairement à ce que vous croyez, je n'ai aucun pouvoir magique, pas plus que n'en avait Xénia. Ne vous laissez plus manipuler par des beaux parleurs ou de belles parleuses qui ne cherchent qu'à prendre le pouvoir sur les gens en flattant leurs pulsions et en les empêchant de réfléchir. Si vous y parvenez, elle ne sera pas morte pour rien.

Chacune et chacun baissait la tête, comme alourdie sous le poids du passé.

— Je ne vous juge pas, reprit-elle. Vous pouvez trouver votre joie en commettant le mal, dans les souffrances que vous répandez. Mais ensuite vous récoltez les graines de noirceur que vous avez semées. Vous avez aussi la possibilité de chercher à être heureux et à ne plus souffrir. À vous de décider pour vous-mêmes : je ne peux pas le faire à votre place.
— Qu'avez-vous fait de mes enfants ? demanda l'ex-mari de Xénia.
— Contrairement à ce que vous croyez, je ne les ai pas dévorés. Ils vivent dans une ferme que nous avons bâtie ensemble, à quelques jours de marche d'ici. Vous pourrez leur rendre visite si vous voulez, mais je doute que même l'aîné se souvienne de vous. Cependant, bien qu'ils sachent toute la vérité, ils vous accueilleront bien : je les ai éduqués pour cela.
— Que comptez-vous faire maintenant ? demanda le chef du village.
— Repartir. Ma vie n'est pas ici. C'est bien ce que vous attendiez de moi, non ?

Un brouhaha de soulagement salua cette nouvelle, puis chacun rentra chez soi et le silence retomba sur le village. Velléda enfourcha sa jument et prit la direction opposée à celle de l'océan, ignorant toujours qui elle était et quelle était sa mission sur la Terre. Elle eut soudain l'idée que sa présence n'avait peut-être tout simplement pas de but, voire qu'elle vivait un rêve, endormie quelque part au-delà des étoiles visibles.
Lorsque le village fut sur le point de disparaître derrière l'horizon, elle dit à sa jument qui ralentissait un peu :

— Allons, viens, petite sœur d'errance ; ce n'est pas le jour pour se reposer : il est grand temps aujourd'hui de construire notre chemin.

Un corbeau tournait au-dessus de sa tête en disant d'une voix aiguë que personne n'entendit :

Velléda, il te faut suivre ta longue route,
Découvrir cet humain dont l'instinct est obscur,
Te frotter à son cœur, quand le tien est si pur
Dans le questionnement, le mystère et le doute.

Tandis que ta jument se repose et qu'elle broute
Tu médites les cieux, car pour toi rien n'est sûr.
En cherchant par-delà la voûte de l'azur
Tu découvriras ce qui t'impliquera toute.

Voici devant tes pas de tout nouveaux dangers,
Expériences nouvelles à vivre et engranger,
Qui mettront rudement ton courage à l'épreuve.

Tu vois la vérité au-delà des brouillards
Avec plus d'acuité que les sages vieillards ;
Mais du discernement tu dois faire la preuve.