Pratiques inconnues

Les jours suivants, tout avait tourné à grande vitesse sous mes tifs bruns. À certains moments le désespoir l'emportait sur mon refus total de me voir dans la solution mise en avant par Peg. Lentement, la bataille du non contre le oui laissait place à « non, mais… », et pour finir à « oui, sous condition ». Évidemment, c'est bien la tête basse que je me retrouvai chez elle après une lutte acharnée au tréfonds de mon esprit. Le germe de ce qu'elle avait si bien semé levait, et je rendais les armes.

Elle le comprit dès que j'ai franchi la porte de sa chambrette. Elle eut cependant le tact de ne pas en faire état tout de suite.

— Ah, c'est toi, Sarah ! Tu vas bien ? Un café ou un jus de fruit ?
— Ce que tu as sous la main…
— Houlà… ça n'a pas l'air de s'arranger, côté moral, pour toi !
— Ben, pas vraiment… Je dois remplir mon frigo et… je suis plutôt juste, voire à sec.
— Je vois… Écoute, si ça peut t'arranger, je dois voir mon « ami ». Il vient demain soir. Tu veux que je fasse passer un message ?
— … Dis-moi, comment ça se passe ? Comment c'est ?
— Quoi, avec Victor ou avec un homme pour la première fois ?
— Ben… un peu des deux, je crois. Parce que malgré tout, je flippe sérieusement.
— Pour une première fois, je t'avoue que pour moi… ça s'est passé comme une lettre à la poste ; mais j'entends pas mal de copines qui ne disent pas la même chose. Je crois que c'est différent pour chacune d'entre nous. Quant à parler de Victor, il a été très délicat. Il a commencé par des tas de caresses. Des trucs, je t'avoue que je n'aurais même pas cru que c'était possible…
— Genre ? Raconte-moi !
— Tu y tiens vraiment ? Parce que comme ça, brut de décoffrage, ça peut paraître… un peu glauque, et finalement te foutre encore plus les jetons.
— Non, vas-y. Dis-moi. Je dois être sûre que je peux, que je suis capable de le faire, ou du moins d'essayer.

Alors elle a ouvert les vannes de ses souvenirs, narrant durant de longues minutes ces choses que les hommes font avec une femme, ou demandent que celles-ci leur fassent. J'écarquillais les yeux en écoutant comment il l'avait guidée pour qu'elle le fasse bander, comment doucement il lui avait appris à lui tailler une pipe. Et puis elle semblait heureuse de me rapporter ce moment délicat où il l'avait dévêtue… Avec force détails elle imageait la pénétration tout en douceur de ce premier rapport avec « son Victor ».

Puis, sans vraiment que je sache pourquoi, j'ai posé des tas de questions sur ces pratiques totalement inconnues pour moi. Elle se bornait à répondre ou à émettre des hypothèses, argumentant du fait que d'une personne à l'autre tout ne se passe sans doute pas de façon identique, ce que bien entendu je pouvais comprendre. Enfin, après de longs palabres, elle m'a posé à nouveau cette question qui me crispait les nerfs et les tripes :

— Alors, ma belle, tu veux que j'en parle à Victor et qu'il t'arrange le coup avec un de ses potes ?
— Tu crois que c'est possible ?
— Tu es la seule à pouvoir répondre à cela, Sarah. Tu as tous les atouts en main… et même ailleurs, d'après ce que je vois là, ce soir.
— … Ça veut dire quoi ?
— Ben… ces types sont toujours un peu orgueilleux, et le fait que tu sois pucelle devrait, à lui seul, faire monter la mayonnaise. Tu es une valeur sûre. Mais c'est – et ce sera – toujours à toi de mener ta barque. Je ne peux intervenir que dans le cadre du rapprochement avec mon ami. Après, tu devras te débrouiller toute seule. Je ne veux rien savoir de ce qui va se passer ensuite.
— Mais pour toi, ça dure depuis quand ?
— Dix mois ; et je ne m'en porte pas plus mal. Quand j'aurai mon diplôme, Victor le sait, il ne fera plus partie de ma vie. Mais c'est seulement moi qui vois les choses de cette manière. Alors ?
— Alors quoi ?
— Je lui en parle ou pas, à « mon Victor » ? C'est l'heure de vérité !
— Je te dirais bien… fais comme tu veux.
— Ah non, ma belle, ce serait trop simple. La décision t'appartient, et c'est à toi – et pas à moi – de prendre l'initiative. Je ne serai jamais que l'intermédiaire, et de surcroît, je ne veux pas savoir avec qui. Ni quand, ni où, ni comment. Chacune sa route, Sarah.
— Le temps de boire mon verre. Je peux avoir un délai de réflexion, le temps d'un jus de fruit ?
— Tu as toute la nuit et la matinée de demain. Et puis le mieux, c'est que tu te pointes demain avant que je sorte. Tu me dis simplement oui ou non avant que j'aille retrouver mon copain.
— Mais… franchement, ça ne te fait rien de baiser avec un vieux ?
— Vieille ou jeune, une queue reste une queue. Et puis tu sais, l'expérience peut aussi donner un plaisir que les gens de notre âge ne possèdent pas encore…
— La sagesse, quoi ! Tu parles…
— Ne soit pas sarcastique, Sarah ; je ne veux que te dépanner. Après tout, tu as tout loisir de ne pas venir demain soir.
— Tu pars à quelle heure ? Et puis où ça se passe, vos retrouvailles ?
— Ben… lui a un appartement en ville.
— Je vois : une garçonnière quoi !
— Appelle ça comme bon te semble, mais je dois le retrouver pour dix-neuf heures devant les grilles du bahut. Alors, deux solutions pour toi : soit tu viens ici avant que je quitte ma piaule, soit tu nous rejoins devant les grilles, auquel cas j'expliquerai à Victor devant toi ce que tu voudras… Ça te convient ?
— Je n'ai guère le choix… En tout cas, merci, Peggy, de m'avoir dit tout cela.
— Ça doit rester entre ces quatre murs, ma belle. Tout comme je serai muette comme une carpe si tu viens… et aussi si tu décides de changer d'avis.
— D'accord. Je suis sensible à ce que tu fais et je n'en parlerai jamais à quiconque. Bon, je vais me coucher.
— Attends… tu peux aussi passer un moment en ma compagnie. Je peux commander deux pizzas.
— Je ne sais pas quoi te dire…
— Encore cette histoire de fric ? Fais le bon choix, et rapidement tu seras sortie d'affaire. Allez, sois sympa, je n'ai pas envie de passer la soirée seule.
— Bon, ça va, mais c'est à charge de revanche, n'est-ce pas ?


Clotilde et Virginie réclament à boire. J'ai le sentiment que nous buvons trop. C'est mon anniversaire, le vingt-cinquième, et je craque pour ce verre qui me monte à la tête. Mon cerveau s'embrume alors que mes larmes sont toutes prêtes à s'échapper de mes quinquets dont je rabats les paupières.

— Tu ne vas pas pleurer parce que nous t'avons préparé une surprise ? T'es pas croyable, toi…
— Vous… je n'ai pas l'habitude d'être gâtée de la sorte.
— Et tu n'as pas tout vu ; Chloé, amène le sac !
— Quel sac ?
— Ah ça, ma vieille, c'est notre surprise finale. Pour te dire combien nous, tes amies, nous t'aimons.

Une poche de plastique qui contient un petit carton rectangulaire est poussée devant moi. Clothilde serre ses bras autour de mon cou. Les autres se regroupent autour de ce couple que nous formons.

— Ah ! Je savais que t'étais un peu gouine, Clothilde, mais Sarah est à nous toutes. Tu n'as pas un droit de cuissage exclusif.
— Bon, au lieu de dire des conneries, Carine, si tu laissais notre copine ouvrir son cadeau ?
— Ouais… Ben, vas-y ouvre. Qu'est-ce que tu fabriques ?

Mes doigts tremblent alors que j'arrache plus que je n'ouvre le papier doré qui entoure le paquet. La boîte reste close, et il me faut un peu de patience supplémentaire pour décacheter le couvercle, et soudain ça me saute aux yeux. Je n'en reviens pas ! Comment ont-elles pu penser à ce truc ? Quatre voix se mettent à chanter :

Bon anniversaire
Nos vœux les plus sincères
Que ces quelques fleurs
Vous apportent le bonheur
Que l'année entière
Vous soit douce et légère
Et que l'an fini
Nous soyons toutes réunies
Pour chanter en chœur

Bon anniversaire

Autant de bougies, autant de printemps
Et soudain par magie, on arrive à vingt-cinq ans
Alors ce jour-là parmi tous les rires
C'est vous sur ces terres que l'on attend
On voudrait crâner, mais on a beau dire
Ça fait quelque chose quand on entend

Bon anniversaire

Entre mes doigts je lisse cet objet qu'elles viennent de m'offrir. Laquelle d'entre elles revient sur le sujet en me lançant :

— C'est bien pour nos futurs enfants ; tu devras n'utiliser que celui-là. Et puis ça te fera un souvenir, hein, Docteur Sarah !
— … Vous… vous êtes folles, les filles.
— Un brin de folie de temps en temps ne nuit pas à la santé. Et tu as tellement fait pour nous toutes depuis quatre ans…

Je ferme les yeux. Mes doigts se crispent sur le stéthoscope tout neuf que mes amies viennent de m'offrir. Et je revois, je revis inlassablement ce fameux soir… devant le bahut…