Présentation

J'avais hésité toute la journée. Et plus l'heure avançait, moins j'étais à l'aise. Que faire ? Aller voir Peg et lui dire que je renonçais ? Mais dans ce cas, comment m'en sortir ? Lui faire signe que j'étais presque d'accord ? Toutes mes tergiversations m'avaient menée au bord de la crise de nerfs. Il était dix heures passées quand je frappai à sa porte. Bien entendu, elle s'était éclipsée. Alors bêtement j'ai fait ce que je n'aurais jamais dû oser : j'ai couru jusqu'à la grille.

Deux silhouettes s'étreignaient alors que j'étais encore à cinquante mètres d'eux. C'est le type qui, le premier, m'a repérée ; il s'est alors vivement écarté de Peggy. Mais j'avais entendu les mots prononcés : « Ne t'inquiète pas, Victor, c'est seulement Sarah, mon amie. Il faut que je te raconte… elle est en galère. »

Je me tenais droite comme un I, ne sachant plus si je devais avancer ou reculer. Le mec s'est approché de moi. Bien fringué, il ne faisait pas aussi vieux que je l'aurais cru. Il avait l'air plutôt en forme pour un homme de cinquante piges.

— Bonsoir, Sarah. Allez, montez toutes les deux.
— …
— Oui, venez aussi. Je vous emmène chez moi et nous dînerons tous les trois : ça fera plaisir à ma belle.
— Vous… vous êtes sûr ? Je vais vous gêner, vous gâcher votre soirée.
— Arrête de dire des conneries et monte, puisqu'on te le dit. Pourquoi tu compliques toujours tout ?
— Mais…
— Pff ! Bon sang, amène-toi !

Elle m'a attrapé le poignet et m'a tirée vers la portière arrière. Je me suis retrouvée le derrière sur le siège moelleux d'une luxueuse bagnole. En plus, ça sentait bon à l'intérieur. Elle a filée côté passager avant, et la voiture a repris sans un bruit la voie de circulation.

— Alors comme ça vous avez besoin d'aide ?
— Oh, elle n'aurait jamais osé venir si je ne l'avais pas un peu brusquée ; c'est une gentille fille, un peu… sauvage.
— Sarah, vous avez quel âge ?
— Vingt ans.
— Majeure, donc. À cet âge, les filles savent déjà ce qu'elles désirent, non ?
— Elle ne rêve que de terminer ses études de médecine.
— Vous aimeriez être docteur ? Un bien beau métier…
— Pédiatre, c'est ce qu'elle veut faire ; et douée comme elle l'est, elle y parviendra. Encore faut-il qu'elle trouve un peu de soutien pour… vivre mieux. Les études coûtent si cher, de nos jours…
— Nous parlerons de tout ceci devant un bon repas ; ça vous convient, Sarah ?
— Euh… oui, oui bien sûr ! Mais vous n'êtes pas obligé de m'offrir un dîner.
— Tu vois, elle est incorrigible ! Elle ne se mettra jamais dans le crâne que les gens peuvent avoir de la sympathie pour nous autres, étudiantes dans le besoin.
— Allons, ma belle, laisse ton amie un peu tranquille. Ne la mets pas dans l'embarras plus qu'elle ne l'est déjà.

Je me plongeai dans la contemplation de la housse du siège qui me cachait la route. Un mutisme total qui avait pour objectif de redonner à mon cœur un rythme normal. Combien de temps avons-nous roulé ? Aucune idée. C'est le bruit des roues qui crissaient sur du gravier qui m'a sortie de mon apathie profonde. Une lumière venait de s'allumer et une longue bâtisse étalait ses murs alors que le nommé Victor m'ouvrait galamment la portière afin que je quitte enfin son véhicule.

— Venez, Mademoiselle. Nous sommes chez moi.
— …

Déjà Peggy grimpait les quelques marches d'un escalier de pierre qui menait à une porte d'entrée, signe s'il en était besoin qu'elle connaissait les lieux. Son pote âgé, lui, me donnait la main. Une fois à l'intérieur, mon intimidation allait grandissante. Ça puait effectivement le fric, mais aussi la cire. Des meubles en bois massif encaustiqué luisaient sous la lumière de lampes qui laissaient voir cet ensemble somptueux. Victor ne semblait pas trop gêné par ma présence. Il me détaillait avec un regard que j'aurais jugé vicieux si mon esprit avait su encore discerner le bien du mal.

J'étais debout dans l'embrasure d'une porte séparant un salon d'une immense salle à manger. Lorsque nos yeux se croisèrent, le bout de sa langue humectait ses lèvres. Pour ma part, je tremblais comme une feuille.

— Mesdames, installons-nous au salon. Ainsi, Sarah, vous serez plus à l'aise pour me narrer vos petits tracas. Et toi, ma chérie, tu veux bien craquer une allumette pour embraser le feu dans la cheminée ?

Peggy s'exécuta, et quelques instants plus tard, alors que je ne bronchais plus, les fesses posées sur un canapé en cuir fauve, Victor, d'une autre phrase, l'envoya préparer la table. Curieux comme elle lui obéissait au doigt et à l'œil ! Je ne saisissais pas les rapports qui existaient entre ce deux-là. Étaient-ils faits d'un mélange de douceur et d'ordres donnés, un genre de soumission passive ? Je ne voyais pas tellement cette follette se laisser guider dans des parties de sexe débridées. Finalement, je ne la connaissais qu'imparfaitement.

Le quinquagénaire me paraissait en bonne forme physique. Sa voix avait une tonalité particulière, claire et douce. Il commença alors un subtil interrogatoire ponctué par le bruit des assiettes et des couverts que Peg disposait dans la salle à côté. Au fil de mots, il rappela soudain mon amie :

— Peggy, ma belle…
— Oui, Victor ?
— Tu peux mettre une assiette supplémentaire ?
— Tu attends donc un invité ?
— Te voilà bien curieuse… Ce n'est pas pour toi, mais ton amie, je ne voudrais pas qu'elle se sente trop seule et abandonnée.
— Ah, d'accord…

Elle est retournée faire ce que le bonhomme voulait alors qu'il repartait sur une série de questions pas vraiment intimes, mais sûrement destinées à se faire une idée de ma personnalité. À quel moment les demandes ont-elles pris une tournure moins plaisante ? Je ne m'en suis pas aperçu tout de suite.

— Vous avez déjà eu beaucoup d'amants ? Enfin, de petits amis comme les filles disent aujourd'hui.
— … Mais…
— Oh, n'y voyez pas une curiosité malsaine. En fonction de qui vous êtes, je peux vous présenter celui qui vous conviendra le mieux. Vous saisissez ? Je suis sûr que, oui, vous êtes une femme intelligente.

Et pourquoi donc ai-je soupiré en répondant :

— Jamais.
— Vous voulez dire que vous êtes… encore vierge ?
— Ben… oui.
— Je trouve cela plutôt charmant ; c'est si rare, de nos jours, et si merveilleux ! Mon âge vous dérange un peu, n'est-ce pas ?
— Euh…

Je n'ai pas donné la réponse de suite, ou pas vraiment de manière spontanée. Mon bégaiement était révélateur, ce type n'était pas dupe.

— Le fils d'un ami… pas tout à fait la quarantaine, très bien de sa personne, ça vous dirait de faire sa connaissance ?
— Je… Vraiment, je ne sais pas.
— Il faut une bonne dose de courage pour braver les interdits, n'est-ce pas ? Peggy y trouve son compte, et je suis persuadé que vous pourriez, vous aussi, joindre l'utile à l'agréable. En plus, Maxime – l'ami en question – est un peu timide.
— Voilà ! Victor, tout est prêt !
— D'accord, ma chérie. Viens ici.

Peg, dans l'encadrement de la porte, revenait dans le salon. Elle prit place près du type qui, sur son fauteuil, l'invitait d'un geste de la main. Je pensais devoir bouger et me pousser pour lui dégager un peu de place sur le divan, mais ce n'était pas ce qu'attendait Victor. Mon amie s'assit alors sur la moquette et posa sa tête contre la jambe du mec. Position assez bizarre qui me conforta dans l'étrangeté des rapports de ces deux-là. L'idée que Peggy pouvait être véritablement soumise à ce gaillard m'effleura l'esprit une seconde fois.

La patte de l'homme lissait maintenant la chevelure de mon amie. L'image qui me montait en tête était celle d'un gars qui caressait son chien. Pourquoi cette idée me surprenait-elle à ce point ? Cependant, il eut un sursaut et s'excusa :

— Bon, Mesdames, j'ai un coup de fil à donner. Je vous demande une petite minute. Tu peux nous servir un verre, ma chérie ?
— …
— Le champagne est dans le seau à glace… Je dois appeler Maxime.
— Maxime ?
— Oui : ton amie Sarah se doit, elle aussi, d'être accompagnée pour le repas.

Ça lui a pris quelques instants et nous n'avons pas échangé un mot, Peg et moi, durant son absence. Pas que nous n'ayons rien à dire, mais nous n'osions pas.

— Parfait. Les filles, il va arriver dans quelques minutes. Que cela ne nous empêche pas de trinquer !

Le vin pétillant, je lui trouvai, à la première gorgée, un goût… plutôt amer. À la seconde, il était nettement moins désagréable. La fin du verre me redonna foi en la vie. Mais la sonnette de l'entrée qui vibrait en douceur me refroidit le sang une nouvelle fois.

— Voici notre dernier invité, donc. Vous voudrez bien vous asseoir à sa droite ?
— Comme vous voulez.
— Toi, mon cœur, tu restes près de moi. Tu sais ce qu'il te reste à faire ?
— Oui… oui, Victor.

Décidément, les rapports entre ces deux-là s'avéraient plus tordus que Peg ne me les avait décrits. Quelque part je pressentais que leur relation était basée sur des demandes et une obéissance quasi totale de la part de ma copine. Je n'en revenais pas vraiment. Si c'était ce genre de truc que le pote de ce Victor voulait me proposer, il allait être mal reçu.