Être une femme

Je ne cherche pas à savoir qui vient de suggérer que notre petite fête s'arrête là. Il est tard, et puis j'avoue que ça m'arrange bien. Cette nuit, je ne me sens pas l'âme d'une bringueuse ; il y a trop de choses qui refont surface. Pourquoi là ? Pourquoi ce soir justement ? À cause de mon anniversaire, ou bien parce que les pieux mensonges que je raconte depuis longtemps à mes amies me font me sentir mal ?

Il y a sûrement de cela. Mais pas seulement. Carine, elle aussi veut partir. Alors nous décidons que c'est terminé. Il ne nous reste plus qu'à filer et laisser dormir Clothilde, notre hôtesse. Chloé et Virginie vont coucher dans l'appartement de celle qui recevait pour mon anniversaire. Elles gloussent comme trois dindes alors que nous nous apprêtons à partir. Et moi qui ne saisis rien de ce pour quoi elles sont hilares…
Une phrase déplacée de Chloé me met enfin la puce à l'oreille :

— Ne lui fais pas le coup de la panne, Carine !
— Ah, c'est malin, ça ! Allez viens, ma Sarah. Laissons ces folles rigoler toutes seules de leurs âneries.

D'autres mots inaudibles fusent parmi les rires de ces trois sottes alors que nous nous smackons toutes avant que Carine et moi filions dans la nuit. La route est déserte ; pas un chat, et le trajet n'est pas si long. Je suis près de l'immeuble qui abrite les chambres d'étudiants. Elle ne s'arrête pas et continue.

— Tu m'embarques où, Carine ? J'ai des cours, moi, demain…
— Oh, je n'ai pas envie de rester seule, alors on va prendre un café chez moi. Je te déposerai demain devant ton bahut. Allez, sois zen. Et puis un petit brin de folie… tu n'auras pas tous les jours vingt-cinq piges.
— Pff ! Tu abuses, tout de même.
— Hou, la vieille fille… je parie que tu as raconté des blagues : tu n'as jamais touché un mec de ta vie. Tu peux me le dire à moi : je suis une tombe.
— Et toi, tu baises avec des nanas ? Pourquoi ces questions à la con ? Nous avons passé une bonne soirée, alors ne la gâchons pas avec des trucs débiles…
— C'est débile pour toi, le sexe, que ce soit avec Pierre, Paul ou Jacqueline ? Moi, je trouve très sérieux de vivre une sexualité qui nous convienne. On n'est pas toutes ou tous semblables ; ces différences se retrouvent aussi dans notre vision de nos amours de jeunesse… Oui, je préfère les filles aux garçons. Je n'en ai pas honte. Alors qu'est-ce qui te gêne dans le fait d'être encore pucelle ?
— Bon sang, si je te dis que je ne le suis plus… Quel intérêt aurais-je eu à vous mentir ?
— Dans un sens, oui, tu as raison ; et je ne te vois pas trop raconter des bobards. On le connaît ?
— Qui ça ? Quoi ?
— Le garçon… on le connaît ?
— Non !

Mon ton est sec, bref, sans appel. Elle reste médusée par ce pic de presque violence verbale. Elle n'ose plus rien demander. Comme elle manœuvre pour garer sa trottinette, ça passe mieux. Et nous voici dans son petit appartement. Elle gagne sa vie. Pas très bien à ses dires, mais elle arrive à s'offrir ce qui pour moi reste un luxe inaccessible ; « restait », devrais-je plutôt dire, parce que depuis Maxime, il y en a eu bien d'autres. Et ma vie a changé, sans que je le montre trop ostensiblement à mon entourage.

— Alors ? Un caoua avant d'aller nous pieuter ?
— Et tu comptes me faire dormir où ?
— Ben, dame… avec moi, bien sûr !
— Ça ne va pas la tête ? Je ne veux pas de…

Elle éclate de rire devant la tronche que je dois lui montrer, et elle revient sur le sujet :

— Mais non ! Je rigole… Tu prendras mon lit, et je coucherai sur le clic-clac.
— On peut faire l'inverse aussi… Je m'excuse, mais je ne suis pas attirée par les femmes.
— Tu n'as rien à te reprocher, et je peux comprendre. Mais si tu avais vu ta tête… c'en était comique ! Et puis, pour tout te dire, j'ai une amoureuse, une copine sérieuse…
— Ah bon ? Eh bien j'en suis heureuse pour toi. Tu es une chic fille, et tu sais bien que je vous aime toutes.
— Ouais ! Le malheur, c'est que je dois aussi faire taire mes penchants avec les autres. Elles ne sont pas toutes aussi compréhensives que toi, Sarah. La vie n'est pas toujours aussi simple, pour les personnes en marge. Mais parle-moi de toi, de lui…
— Lui ? Quel « lui » ? Il n'y en a pas, et avant longtemps il n'y aura pas de « lui » tant que mes études ne seront pas terminées ; j'en ai encore pour au moins deux ans : la pédiatrie, c'est une spécification longue.
— Ah oui, pour soigner les enfants des autres…
— Tu en auras bien un jour…
— Tu sais, en faire entre femmes, c'est difficile et mal vu.
— Tu t'en fiches du regard des gens. Notre société change, et un jour ce sera naturel. Je suis certaine que tu auras des gamins.
— Tu ne veux donc pas me dire avec qui tu as fait ça ? Moi, je te raconte tout si tu veux.
— Je préférerais aller me coucher, parce que demain – tout à l'heure même, vu l'heure – je dois aller bosser.
— Bon. Ma foi, si c'est un si grand secret… Allez, tu sais où sont la salle de bain et les toilettes. Ma chambre aussi…
— Garde ton lit : je serai très bien sur ton canapé.
— D'accord. Alors bonne nuit, ma belle. Et puis, si tu as peur… tu peux venir me rejoindre : dans ma couche, il y a de la place pour deux. Sans que l'on se touche, bien entendu !
— Non, non, Carine, ça va aller ; je n'ai peur que de l'orage. Bonne nuit.


Maxime m'a soulevée comme si je n'étais qu'une plume et, les yeux clos, je ne voulais plus rien voir ni savoir. Son lit moelleux nous a reçus. Moi absolument à poil, et lui seulement le torse dévêtu. Ses mains douces ont fait de nombreux voyages partout sur moi ; pas de refus de ma part, alors il s'est senti pousser des ailes. J'ai découvert que les frissons peuvent être exquis et que les plaintes ne se formulent pas que sous la douleur. Lentement, il a ouvert de nouvelles perspectives à mon esprit.

J'ai compris que Peg avait raison : l'âge est un facteur de savoir-faire. La bouche de l'homme est venue me faire sursauter en se posant sur des endroits… si sensibles. Tout tranquillement, sachant bien ce qu'il faisait, il m'amenait à un point de non-retour. Et tout naturellement, malgré mes craintes et ma crispation logique, il a su me faire céder sans heurts. Les caresses savantes, les câlins appuyés, tout concourait à me rapprocher d'un but désiré par ce Maxime plein de charmes.

J'étais simplement une toute petite chose pantelante et alanguie lorsqu'il se pencha sur mon oreille pour me murmurer :

— Tu es prête ? Tu veux bien que… je te prenne ?
— …
— Je voudrais être le plus doux du monde, mais je ne suis pas certain que ce sera indolore… et si tu veux dire non, c'est encore possible. Tu es belle, Sarah, et je serais heureux de faire de toi une femme ; mais toi seule peux en décider.
— Je… j'ai peur ! Vous le savez.
— C'est très normal ; ce serait le contraire qui serait absurde. Tu dois avoir confiance en moi, ou en celui qui sera le premier. Mais le bonheur d'être celui-là ne peut me faire oublier que c'est à toi de choisir.

Ses mots avaient-ils pour rôle de me rassurer ? Eh bien, ils n'assuraient pas leur office. Je tremblais. Pourquoi ne me pénétrait-il pas tout de suite au lieu de palabrer ? Le remède devenait pire que le mal. Enfin son corps tout entier recouvrit le mien. Son poids m'écrasait, ma respiration était saccadée, mais j'étais impatiente et mon ventre surfait sur des ondulations très étranges : un mélange d'envie et de trouille qui me serrait les entrailles. J'aurais voulu être en cet instant plus vieille de quelques dizaines de minutes.

Maxime, conscient qu'il m'étouffait, s'est légèrement redressé sur ses avant-bras. Alors, béatement, ma main a plongé entre nos deux corps. Du bout des doigts j'ai saisi son engin et l'ai placé sur la cible : impossible de lui faire un dessin plus explicite. Si cette fois il ne voyait pas que j'étais d'accord, il ne le saurait jamais.

La suite me prouva qu'il avait bien saisi. Et ma respiration fut d'un coup totalement coupée.

Je n'ai pas eu le temps de grimacer. Le vit pourfendit l'abricot d'une toute petite secousse. La douleur – pas insurmontable – était suffisante pour que je me crispe et agrippe son dos de mes ongles plantés dans sa chair. Plus aucun mouvement ; à eux seuls, nos souffles emplissaient la chambre de bruits. Celui qui venait de faire de moi une femme a eu la décence d'attendre que se calme cette brûlure que son sexe avait provoquée au mien. Après quelques instants, la douleur est devenue moins agressive et s'est apaisée.

Il fut alors fort surpris que ce soit moi qui l'exhorte à continuer ; j'en avais oublié jusqu'à mes « vous » respectueux :

— Vas-y, Maxime, fais-moi l'amour…
— Tu es certaine que ça va aller ?
— Tais-toi et bouge. Montre-moi ce que tous attendent ; montre-moi ce qu'est ce fameux plaisir dont toutes les filles parlent…

Et il a obéi à mes injonctions. Est-ce que nos gesticulations ont duré longtemps ? Incapable de le dire ; pas possible non plus de mesurer le degré d'intensité de la chose. Mais ce dont je me rappelle, c'est que j'ai apprécié sa tendre délicatesse. Ensuite, nous avons recommencé, non sans que je me sois douchée : un filet de sang maculait mes cuisses. Maxime avait l'air heureux.

Au petit matin il m'a déposée devant mon bahut, et ce n'est que le soir que dans mon sac j'ai découvert une enveloppe, dont j'ai eu honte.

Mon esprit, lui, se refusait pourtant à admettre que le fait d'avoir fait l'amour, première fois ou pas, contre une rétribution quelconque était incorrect. Et c'est ainsi que ma vie venait, dans le sillage de mon amie Peggy, de basculer vers un univers que je voyais plutôt sordide. Le contenu de cette enveloppe est resté quelque temps dans un tiroir, et les appels de ce Maxime n'obtenaient pas de réponses de ma part. Était-ce suffisant pour me redonner une bonne image de moi ? Pas vraiment…

Une fin d'après-midi pourtant, Peg qui repassait devant ma piaule par hasard me remit en scène le bonhomme.

— Tu sais, Sarah, il paraît que tu ne réponds plus à Max… et il déprime.
— … ? Je n'ai pas envie de revoir cet homme.
— Il n'a donc pas été généreux avec toi ? Pas gentil ?
— La question n'est pas là ; c'est surtout que je ne veux pas que cette affaire devienne une habitude. Et puis, franchement, je me sens sale d'avoir fait cela.
— Crever de faim ou ne pas pouvoir se payer une chambre décente n'est-il pas non plus à notre époque quelque part dégradant ? Et alors ? Si donner et recevoir un peu d'amour et de plaisir nous offre aussi un bonheur matériel plus… grand, où est le mal ?
— Toi, tu n'en vois pas, mais je n'ai pas exactement la même conception de la vie. Nous sommes différentes sur ce plan-là, toi et moi.
— Dis aussi que tu as la trouille de tomber amoureuse de ce que tu nommes pudiquement « un vieux » : tu seras plus proche de la vérité.
— Mais non…
— Alors qu'est-ce qui t'empêche de le revoir au moins une autre fois, de lui donner une seconde chance ? Tu as tout à y gagner et rien à perdre.
— C'est surtout à moi de décider, il me semble !
— Tout à fait, donc je n'insisterai pas plus longuement.

Nous nous sommes quittées non pas fâchées, mais à la limite de la rupture. De quoi se mêlait-elle, à la fin ? Après cette mésaventure, j'ai pourtant réagi. Et la décision de revoir Maxime revenait sur le tapis, ou en fait elle avait mûri dans ma caboche. Pour le joindre, rien de plus simple ; son répondeur a gardé mon message, et bien entendu, une dizaine de minutes plus tard il rappelait.

— Sarah… merci de m'avoir contacté. Je suis heureux d'avoir de tes nouvelles.
— Ben, j'ai rencontré l'amie de Victor, et elle m'a raconté que vous étiez déprimé.
— Oh ! Elle aurait dû se taire. Mais c'est vrai que tu me manques beaucoup. Je suis heureux d'entendre le son de ta voix. Tu ne veux donc plus me revoir ?
— Ce n'est pas ça, mais… je ne suis pas vraiment ce que vous croyez. Enfin, vous voyez, le coup de l'enveloppe, ça m'a déstabilisée, et je crois que le fait de savoir que c'était juste pour ce genre de rapport, l'idée m'était insupportable.
— Ben, dis-toi que c'était pour t'aider et que je suis content d'avoir pu contribuer à te faciliter la vie, pour un temps au moins.
— Oui, merci ; mais cette situation me fait aussi très peur. Je ne voudrais pas que les gens soient au courant de…
— Ce n'est pas moi qui vais le chanter sur tous les toits, et ton amie n'a pas non plus le moindre intérêt à divulguer ce genre de truc. Elle n'est pas mieux lotie, de toute façon. Tu ne veux pas que nous dînions ensemble ?
— Quand cela ?
— Ce soir, si tu es libre, et si le cœur t'en dit.
— … Je n'en sais rien. Vous allez encore profiter de l'occasion pour me faire l'amour ?
— Je crois qu'avant de te le faire, je t'ai demandé plusieurs fois, et il me semble me souvenir que c'est toi qui… as provoqué notre accouplement, en me plaçant dans la position qu'il fallait pour que ce soit possible.
— Je sais, je sais. Mais bon… je veux bien venir dîner. Vous passez me prendre ?
— Il me semblait que tu me tutoyais juste après nos jeux… Pourquoi ces « vous » si cérémonieux ?
— Je n'en sais rien… tu as raison : après tout, tu en sais déjà bien plus que beaucoup de personnes de mon entourage sur moi. Oui, on peut se dire tu !
— Alors j'arrive. Tu prendras ta douche ici.

J'ai donc raccroché, et environ une trentaine de minutes plus tard, de ma fenêtre j'ai vu la grosse voiture se garer sous le bâtiment. J'ai dégringolé les escaliers pour rejoindre mon rencard. Il n'a rien demandé, et nous avons tout naturellement pris la direction de son « chez lui ». L'entrée était la même ; pourquoi donc des gestes similaires ne se reproduiraient-ils pas ? J'ai senti que je lâchais prise.

Cette soirée où il m'a prise, m'a reprise, m'a donné un plaisir sans limites. Mais elle m'a aussi ouvert les yeux sur cet attachement que je ne pouvais admettre. Nous avons donc fait l'amour, partagé des moments d'une force incroyable, mais je ne voulais absolument pas être dépendante de ce type. Mes études avant tout, et à la fin de ces instants fabuleux dont je devais admettre l'intensité du plaisir j'ai décidé de mettre un terme à cette relation dangereuse.

Cette fois par contre, il n'a rien mis dans mon sac mais il m'a remis dans les mains une enveloppe identique. Prix d'un plaisir violent, prix de ces heures passées en sa compagnie ? En tout cas c'était pour le coût de la honte. Il a su à quoi s'en tenir dès lors qu'il posa la question de trop :

— Tu es fabuleuse, Sarah ! Quand donc nous reverrons-nous ?
— Jamais, Maxime, jamais. C'était bien, c'était bon, mais je ne veux pas faire ce genre de truc… pas pour ce que tu m'as mis en main.
— Mais…
— Chut ! Tu as eu ce que tu voulais, j'ai été choyée, et ma virginité s'est envolée en douceur, mais… je ne suis pas amoureuse de toi.
— Il n'y a pas de problème… je trouve simplement dommage que tu ne veuilles pas continuer cette collaboration qui me convenait.
— Pas à moi. Sexe ne rime pas dans ma tête avec argent… et la faim ne justifie pas tout.
— Bien. Je ne vais pas me rendre ridicule en insistant, mais si tu as quelques difficultés pour boucler tes fins de mois, tu pourras toujours m'appeler ou me trouver à mon bar préféré. J'y passe régulièrement ; en voici l'adresse.

Il a griffonné quelques lignes sur un papier ; celles d'un endroit totalement inconnu de moi. Ce mot est venu rejoindre dans ma poche ce que j'y avais déjà fourré quelques minutes plus tôt. Mon idée était de m'en débarrasser le plus rapidement possible, mais hors de sa présence. Pas question de le vexer : il s'était montré gentil et généreux envers moi, après tout.