La danse

Devant ces gestes, ces attentions, toutes empreintes d'une amitié que je ne peux que reconnaître, mes certitudes se raffermissent. Je me dis que c'est fini. La ronde des hommes qui, une fois par semaine, me couche dans des lits de hasard, c'en est bien terminé. Pour qu'aucune de ces amies qui m'invitent à leur table n'ait à rougir de moi. Mais… combien de fois ai-je déjà dit « fontaine je ne boirai plus de ton eau » ? Et le lendemain je replonge dans ce stupre qui m'arrange bien. Il m'assure un certain confort, une vie meilleure.

Il faut aussi reconnaître que j'ai toujours évité de m'accrocher ; c'est pourquoi, dès que je sens une attirance – voire seulement un soupçon d'attachement – je file : un nouveau mec fait tout autant l'affaire. Je ne peux décemment pas dire ça à ces nénettes qui m'ouvrent leurs cœurs et leurs portes. Je les aime, et elles savent me le rendre au centuple. Carine me lâche le cou, et j'avoue que le vide que ces bras laissent me perturbe. Je n'ai aucune inclinaison lesbienne, mais allez comprendre les effets de certaines choses !

Je triture l'objet que j'ai reçu en cadeau. Il est beau. J'en ai un, bien sûr, fourni par le service où je suis interne. Mais il n'est pas mien. Et la valeur du cadeau n'est pas vraiment son prix, mais la sentimentalité qu'il représente. Elles sont là, m'entourant de leur affection, et je ne sais même pas comment les remercier. Les seules images que j'ai, c'est que je dois faire gaffe. Ne pas leur montrer ma grande fébrilité.

Alors je détourne l'attention de toutes.

— Les filles, si on mettait un peu de musique ? Ça ne vous dirait pas de danser un peu ? On peut se faire plaisir, non ?
— Eh, là… mes voisins ne vont pas apprécier si on fait trop de boucan. Ce sont des pisse-froid qui se couchent tôt. On devrait peut-être jouer à un jeu, plutôt ; qu'en pensez-vous ?
— Ouais… je veux bien, moi.

Virginie est la plus prompte à se lancer dans cette direction, et naturellement les autres suivent. Mais j'ai des frissons quand elles décident ce que sera ce fameux jeu.

— Action-vérité ? Qui est d'accord ? Ou qui ne l'est pas, ce sera plus simple.

Personne ne lève la main et je n'ose pas dire non. Je suis donc le mouvement de toutes ces grandes bringues en fête. Je m'attends au pire. Je voudrais que mon tour n'arrive jamais, mais c'est impossible. Et c'est parti… Virginie lance la première question :

— Allez, Clothilde, à toi : action ou vérité ?
— Action, donc.
— Quand as-tu baisé pour la dernière fois ?
— Vous trichez… ça, c'est une vérité que vous demandez.
— Ben non ! Il faut avoir couché pour dire la vérité, et coucher… c'est bien une action. Tu dois répondre, ma vieille.
— Alors… la semaine dernière.
— Ah ! Et avec qui ?
— Non, non, Chloé : elle a été sincère et a dit son action, donc pas d'autre demande… pour le moment. Et c'est à toi, Clothilde, de choisir la prochaine à mettre sur le gril.
— Donc ce sera… Sarah !

Je sais bien que je ne peux plus me cacher. Mentir… merde, c'est difficile, et si l'une d'elles vient à le savoir ! Je baisse les yeux et attends la demande qui me terrifie déjà.

— Bien. Alors, ma belle… action ou vérité ?
— Vérité.
— Est-ce que tu as déjà fait l'amour avec des garçons ?
— Des… oui, oui, c'est vrai : j'ai déjà fait…
— Ben merde, alors ! Toutes, nous nous accordions à croire que tu étais toujours vierge.
— J'ai répondu, donc on change de fille et de sujet. Carine, à toi ! Est-ce que c'est vrai que tu aimes les femmes ?
— C'est pas juste ! Je n'ai pas pu dire si je voulais l'action ou la vérité.
— Eh bien comme ça tu diras ta vérité dans l'action.

Les autres rigolent toutes ; je m'en garde bien. Et je sens que, du coup, elle est très mal à l'aise. Je n'aurais pas dû lui poser cette question ?

— Je… j'avoue que je les préfère aux garçons. Et c'est en connaissance de cause que je vous parle. J'en ai essayé deux mecs et une seule fille. Eh bien j'ai plus eu de plaisir avec celle-là qu'avec les types.

La gêne est là qui montre son visage. Nous nous regardons toutes en cherchant à deviner avec qui Carine a bien pu… se mettre à nu. Laquelle de celles qui sont là ? Mais il n'est pas exclu que, finalement, ce soit bien avec une étrangère au groupe.

— Bon, je crois que ce jeu est nul, les copines : notre sexualité ne regarde que nous. Alors pourquoi tourmenter celle-ci ou celle-là ? Pour nous rendre intéressantes ? Et puis… l'amour, c'est personnel. Tant mieux si notre amie a trouvé du plaisir à faire ça avec une autre plutôt qu'avec un garçon. Louons aussi sa franchise d'avoir tout déballé ; je ne serais pas capable d'en faire autant.

Chloé vient de jeter son pavé dans la mare, et plus une seule d'entre nous ne moufte. Un long silence s'ensuit.

— Alors on fait comme le veut Sarah ? Un peu de musique ? Et au diable les grincheux du voisinage : on ne vit qu'une seule fois, après tout !


Le nouveau venu, pour être timide, n'en avait pas moins des yeux vifs. Il ne devait guère avoir plus de quarante ans, et ses vêtements n'avaient rien à envier à ceux de notre hôte. Victor avait donc choisi nos places. Et en voyant s'asseoir Peggy, la manière dont elle s'y était prise me confortait dans mon idée de soumission. Debout devant son siège, elle avait relevé sa jupe, et je devinais sa nudité sous le tissu. Élégamment, elle avait laissé retomber autour d'elle la corolle, et je savais que ses fesses étaient posées à cru sur la paille de la chaise.

Le manège n'échappa pas non plus à ce Maxime, qui restait plus que réservé. Le repas – confectionné sans doute par un traiteur – arrivait, servi par un Victor aux quinquets brillants. Nous mangions de bon appétit, et souvent la main du propriétaire des lieux disparaissait sous le rebord de la table. Tripotait-il Peggy ? Elle ne bougeait pas d'un iota, et je n'avais pas le moyen de m'en assurer. C'est au moment de desservir que j'en eus enfin la certitude.

— Tu veux bien desservir, ma belle ?

Elle s'est levée et j'ai vu que le bord de sa jupe ne retombait pas, crocheté dans ce qui servait de ceinture à son vêtement. Elle ne faisait rien pour remettre de l'ordre dans sa tenue, et les yeux exorbités de mon voisin de table n'avaient d'égaux que les miens. Elle fit deux ou trois voyages en direction d'une cuisine que je ne connaissais pas, puis lorsqu'elle revint, Victor lui fit un signe.

Je compris qu'il voulait qu'elle passe à sa gauche et se mette à genoux, le visage de nouveau contre sa cuisse. Et là, sous nos regards, la main de mon amie se mit à flirter avec la braguette du quinquagénaire. En quelques secondes, elle extirpa de cette fente ouverte dans le tissu un sexe qui ne semblait pas très volumineux. La petite tête de ma copine s'activa alors sur le membre de Victor, lequel, sans honte, continuait de bavarder avec son pote.

La limace prenait de la brioche ; elle montait doucement, mais sûrement. Victor nous demanda alors de l'excuser et il attrapa sa suceuse par le cou, sans vraiment lui faire mal et sans se préoccuper de la présence des spectateurs que nous étions. Peggy dut se pencher, le buste appuyé sur le tablier recouvert d'une nappe. La trique qui désormais bandait suffisamment pour la prendre disparut entre les cuisses entrouvertes de mon amie, et les coups de reins de son mâle l'obligèrent à fermer les paupières.

Si elle criait – je n'étais pas convaincue qu'elle ne faisait pas semblant – le tout ne dura guère que quelques minutes, deux ou trois tout au plus. Il s'extirpa de la chatte avec la queue engluée de sécrétions. Effarée, je vis cette jeune coquine qui, de nouveau à genoux, nettoyait le mât de son protecteur. Comment était-elle tombée si bas ? Je la plaignais mentalement. Personne ne parviendrait à me faire faire de telles saloperies, de cela j'en étais persuadée, du moins à ce moment-là, bien sûr !

Après cet intermède des plus vulgaires, nous nous sommes retrouvés tous dans le salon. Des meubles luxueux affichaient clairement le niveau de fric dont disposait ce bonhomme. Peg n'osait plus me regarder dans les yeux. La démonstration était faite que rien ne s'avérait aussi rose qu'elle me l'avait vendu. Mais bon, avec moi, son Victor restait courtois et son pote Maxime également ; donc pas d'inquiétude à avoir. Quant au dernier visiteur, lui non plus ne savait plus trop où nous nous trouvions.

Le café servi au salon ramena un calme tout relatif. Cette fois j'étais sur la sellette. Toutes les questions de Victor étaient destinées à renseigner son ami sur ma petite personne.

— Alors, ma belle Sarah, comme ça tu as vingt ans ?
— … Oui.
— Quelles études fais-tu ?
— Médecine.
— Je vois. Et tu galères un peu ?
— Plutôt, oui : elle n'a pas la chance d'avoir une famille qui la soutient.
— Qui t'a permis de parler, Peggy ? Tu seras punie pour ton insolence !
— Pardon…
— Ne t'inquiète pas, jolie Sarah : Maxime n'est pas du tout dans le même registre. N'est-ce pas, mon ami ?

L'autre a souri mais est resté d'un mutisme total. Ce fut donc Victor qui reprit d'un air complètement détaché et sur un ton neutre son questionnement :

— Tu cherches du sérieux ou juste de quoi passer quelques soirées pour te permettre de vivre mieux ?
— … Certainement pas le genre de truc que je viens de voir et d'entendre, je peux vous l'assurer.
— Oh, c'est seulement un jeu entre Victor et moi.
— Ouais… ce sont aussi des subsides plus importants et moins de rencontres, un choix que nous avons adopté dès le début de notre relation. Bien entendu, ça restera entre nous ; vous êtes bien d'accord ?
— Je l'ai promis à Sarah, mais ça ne veut pas dire que j'approuve ces jeux bizarres.
— C'est ton droit, et je ne crois pas que mon ami Max en soit fan ; alors tu peux te rassurer. Tu as un petit copain ?
— … Pardon ?
— Est-ce que tu as déjà couché avec un garçon ? C'est le sens de ma question.

Le rouge me monta aux joues et je baissai les yeux. Sarah revint sur notre discussion qui avait précédé cette rencontre :

— Non. Elle me l'a avoué chez moi : elle est vierge.
— Ce qui fait de toi un cadeau de roi ! Tu entends ça, Maxime ? J'espère qu'elle et toi allez trouver un terrain d'entente… mais je suis sûr que tu es déjà dans tes petits souliers. Mais, bon Dieu, parle ! Tu as une langue !
— Oui. Oui, vous êtes belle, Mademoiselle Sarah, mais c'est à vous de décider de ce que vous voulez faire.
— … Mais… je… je n'en sais rien… Je sais seulement ce que je ne veux pas. Et la soumission, c'est pas un truc qui me branche, même pour tout l'or du monde.
— Ben moi, j'adore être un peu salope, alors je ne crache pas dans la soupe. D'accord, Sarah ? Et puis… mon minet sait se montrer généreux, alors il mérite bien quelques petites attentions.
— Tu parles comme un livre, Peggy. Bon, mes amis, ce n'est pas tout, cela. Vous voici devenus des amis, et je voudrais passer un peu de temps en tête-à-tête avec ma miss…
— D'accord, Victor. Vous seriez partante pour que je vous invite à aller boire un verre quelque part ? Histoire de laisser le champ libre à nos deux tourtereaux ?


Carine danse avec moi ; Virginie et Chloé forment elles également un autre couple de danseuses. La musique est finalement en sourdine : les travailleurs du voisinage n'ont pas à subir notre barouf. Spontanément, ma cavalière est venue se coller à moi. C'est langoureux, c'est… presque trop collant. Clothilde, assise sur son divan, nous suit des yeux. Elle ne sait pas ou ne veut pas danser. La forme souple qui m'étreint devient un peu trop chatte à mon goût, mais comment refuser ce petit plaisir à une fille qui vient d'avouer qu'elle préfère les femmes aux hommes ?

J'ai un doute lorsque je comprends qu'elle m'a choisie délibérément. Aucune remarque, et nous esquissons les pas d'un slow plutôt ouaté. Les mains de cette cavalière vivace sont d'une douceur qui me surprend. Bien sûr, elles restent sagement posées, l'une sur mon épaule, la seconde dans le creux de ma patte. La place pour guincher étant des plus réduites, nous heurtons parfois les deux autres. Je me demande comment éviter cette pression trop… femelle de mon amie.

Alors que nous passons près de Clothilde, je me décolle de la sangsue qui me guide et attrape aussitôt le poignet de celle qui est restée assise. Emportée par notre élan, elle se laisse aller, et c'est un trio qui se trémousse au rythme suave d'accords lascifs. Si Carine s'est trouvée surprise par mon initiative, elle n'en laisse rien paraître. Imperturbables, nous nous accrochons les unes aux autres dans un joyeux cercle amical.

Les deux esseulées ne tardent pas à venir compléter ce noyau féminin : c'est donc à cinq que nous nous agitons sur une moquette qui, fort heureusement, étouffe nos pas. Nous sommes silencieuses, et l'unique son qui nous entoure sort de la chaîne hi-fi. Un second CD s'enclenche tandis que nous restons agglutinées, les unes agrippées aux autres. Ça limite grandement les effleurements. Non pas que ceux de Carine m'aient gêné, mais… je n'ai pas l'âme d'une femme à femmes. Je ne vibre pas sur ce genre de plan. Des pensées assez spéciales se déroulent sous mon crâne : l'amitié est belle, mes meilleures amies sympathiques ; pourtant je me sens sale à l'intérieur.

Cette crasse rejaillit à coup sûr et engendre ma morosité. Les filles prennent ça pour du bonheur, de la joie d'être avec elles, mais si seulement l'une d'entre elles venait à savoir la vérité, comment toutes celles qui me font tellement confiance en cet instant réagiraient-elles ? Et mes idées noires reprennent le dessus. Mais comme nous sommes aplaties les unes contre les autres, ça ne se voit pas trop. Et Maxime et les suivants dansent eux aussi au beau milieu de mon cerveau des rondes bien différentes.