La dernière prêtresse

Dans sa marche, en traversant de nuit une petite ville presque entièrement rasée par les bombes, Velléda avisa un bâtiment qui lui sembla étrange, presque intact à l'exception des vitres soufflées et d'un trou dans le toit, alors qu'il ne restait rien des maisons autour. Il était muni d'une tour au sommet pointu, et ses fenêtres avaient la forme d'ogives. Elle poussa la lourde porte et entra.

Dans la première salle qu'elle visita poussait un grand sapin, juste au milieu, le tronc émergeant de la dalle de béton fendillée par endroits. Fidèle à son habitude, elle toucha le tronc du bout des doigts, doucement, afin d'entrer en contact avec l'arbre, et tout d'abord le saluer ; le végétal lui rendit son salut et lui souhaita la bienvenue dans le lieu qui était une église catholique. Il n'était pas fréquent de voir un arbre pousser au milieu d'un narthex, mais l'ouverture dans le toit lui apportait la lumière et la pluie bienfaisantes, et plus aucun homme ne se trouvait là pour considérer qu'il gênait le passage.

Velléda poussa alors un battant de la porte faisant face à l'entrée et pénétra dans le vaste cœur de l'église. Une femme se tenait debout, à l'autre extrémité, derrière l'autel. Elle était vêtue d'une aube blanche et tenait quelque chose de rond à bout de bras levés vers le ciel.

Les deux femmes se regardèrent silencieusement.

— Il n'y a plus rien à piller ici, dit la prêtresse en la fusillant du regard.
— Je ne suis pas venue là pour ça. Me permettez-vous d'assister à votre culte ? Je vous promets que je ne vous dérangerai pas.
— Si vous voulez. Dans ce cas, asseyez-vous sur un banc ; ce ne sont pas les places qui manquent. Taisez-vous, et écoutez.

Velléda resta au fond de l'église et assista à la fin de l'office que la prêtresse avait l'habitude, de toute évidence, de célébrer seule. La voix de l'officiante chevrotait ; c'était une femme âgée dont les cheveux blancs brillaient sous la lumière de la grande bougie posée à côté de l'autel. Soudain, alors que la messe se terminait, la vagabonde remarqua le grand crucifix positionné sur le bord d'une allée latérale.

— Puis-je vous poser une question ? demanda Velléda.
— Allez-y.
— Vous crucifiez beaucoup de gens, dans les sacrifices que vous pratiquez pour votre divinité ?

La question était si incongrue que la prêtresse ne comprit pas immédiatement.

— Jésus, qui était le Christ, le fils de Dieu vivant parmi les hommes, est mort pour sauver les hommes du péché il y a 2 500 ans environ, puis il est ressuscité au troisième jour. Mais ce sont les Romains qui l'ont crucifié, pas nous.
— Croyez-le ou non, j'ai moi-même fait l'expérience de la croix à l'époque romaine, et je peux vous dire d'une part que c'est extrêmement douloureux, et d'autre part qu'il est rare qu'on y survive.
— Vous voulez dire que vous êtes ressuscitée d'entre les morts ? Vous vous prenez pour un nouveau messie, c'est ça ? Depuis que j'exerce ma vocation, j'en ai vus pas mal, des illuminés de votre espèce. Ils semblent se multiplier quand les temps se font durs.
— Ressuscitée ? Non, pas du tout : quelqu'un est venu à temps pour retirer les clous qui m'immobilisaient et me descendre de la croix. Vous voulez voir les traces que j'en porte encore ?

Elle montra ses plaies circulaires aux mains et aux pieds. La prêtresse la regarda avec de grands yeux ronds et fut obligée de la croire, au moins sur ce point.

— Je m'appelle Marie, dit la prêtresse. Je dois avouer que je n'ai jamais rien vu de pareil, depuis que j'ai été ordonnée il y a soixante ans. Avant, seuls les hommes pouvaient être prêtres, mais il n'y a plus d'hommes, plus un seul. Il a bien fallu s'adapter.
— S'il vous plaît, racontez-moi l'histoire de cet homme qui est mort et ressuscité, demanda Velléda.
— Volontiers. Mais avant, permettez que je m'assoie, parce que j'ai mal au dos. La nuit est calme, et nous avons tout le temps. Excusez ma rudesse de tout à l'heure ; ce n'est pas souvent qu'on me demande cela. D'ailleurs, cela fait longtemps que plus personne ne fréquente les églises. C'est même la première fois qu'on me demande ça depuis la guerre. Par les temps qui courent, les bandes de filles qui écument la région viennent plutôt pour piller et tuer que pour se convertir. Nous allons partir de zéro, parce que vous n'y connaissez absolument rien dans ce domaine, n'est-ce pas ? Donc, cette histoire est écrite dans un livre qui s'appelle l'Évangile, et qui est inclus dans un autre beaucoup plus long : la Bible. Je ne peux pas vous raconter toute la Bible, ce serait trop long. Par contre, je vais vous parler d'un homme qui s'appelait Jésus…

À la lueur du cierge pascal qui resta allumé toute la nuit, Marie raconta à Velléda l'histoire de Jésus, de la nativité à la Pentecôte, lorsque l'Esprit de feu descendit sur les douze apôtres pour leur donner le pouvoir d'illuminer le monde.

— Mais dans l'histoire des hommes, son action a été vaine, finalement, conclut Marie. À présent, toute espérance est perdue. Nous sommes plongées dans une nuit à laquelle aucun jour ne succèdera, car le mal a envahi le monde d'une manière irréversible, et Dieu, à bout de patience, a fini par retirer son Esprit aux humains écervelés, sans cœur ni raison, qui se sont fourvoyés dans leur orgueil démesuré. Je suis probablement la dernière prêtresse, et l'Église s'éteindra lorsque je mourrai, c'est à dire bientôt parce que je suis déjà une vieille femme et que, lorsque je célèbre l'Eucharistie, je perçois de plus en plus nettement, sur ma nuque, le souffle glacé de la mort. Pour les autres religions qui proclamaient l'amour d'un Dieu unique, la situation est identique. Lorsqu'il y en avait encore, les gens ne croyaient plus qu'en l'astrologie et autres pratiques divinatoires qui les enfermaient dans un carcan de superstitions plutôt que les libérer. Mais il est déjà trop tard : le verger de la création est devenu stérile.
— Je voudrais encore te demander quelque chose, Marie, demanda Velléda.
— Tout ce que tu veux. Personne n'est jamais resté aussi longtemps que toi pour m'écouter.
— Je voudrais que tu me baptises, comme Jésus l'a été par Jean-Baptiste au début de sa vie publique.
— À quoi bon te baptiser dans l'Esprit, puisque je te dis qu'il nous a été retiré ? Enfin, comme tu veux : je ne me vois pas te refuser ce service.

Le baptistère de pierre, où personne n'avait reçu ce sacrement depuis plusieurs décennies, ne contenait plus qu'une eau croupie. Velléda y entra cependant et fut baptisée.

— Surtout, ne perds pas courage, Marie, dit-elle sur le point de partir, une main posée sur l'épaule fatiguée de la prêtresse. Continue à veiller et à prier pour moi, parce que crois que je vais en avoir grand besoin…

Appuyée contre un pilier de son église, Marie la regarda s'éloigner alors que l'aube grisaillait, se demandant si cette inconnue serait capable d'offrir à l'humanité une lumière nouvelle.