Dans le nouveau temple

En chemin, Velléda eut soif. Comme elle se méfiait avec raison de l'eau de pluie, elle chercha autre chose pour se désaltérer. Elle avisa un bâtiment où étaient entreposées toutes sortes de marchandises, presque intact en dépit des bombes. L'enseigne au-dessus de l'entrée représentait la tête d'un éléphant peinte de la couleur de l'or et dont la trompe immense, disproportionnée, se dressait vers le ciel, symbole phallique à peine masqué du désir de consommer toujours plus ; cependant, l'extrémité de cet appendice avait été sectionnée par une explosion et les morceaux de plastique étaient éparpillés au sol. Elle dégagea du pied les débris qui gênaient le passage et entra.

Par l'abondance des marchandises, cela ressemblait aux échoppes de Babylone, mais incroyablement plus grand – Velléda ignorait bien sûr qu'il s'agissait d'un hypermarché. Il y avait ici et là des cadavres que la guerre avait produits, pourrissant lentement dans une odeur infecte alors que l'instant d'avant de succomber ils se déplaçaient à bord de grands chariots à propulsion électrique qui permettaient de ne pas avoir à marcher, remplis à ras-bord de produits et d'aliments divers. Il y avait là une fabuleuse abondance de denrées, et l'endroit était si vaste qu'il fallait plus d'une heure, en marchant d'un bon pas, pour le parcourir d'une extrémité à l'autre. À la poissonnerie, des monceaux d'huîtres s'empilaient, toutes desséchées depuis longtemps. C'était la grande affaire de tout un peuple qui, par milliards, voulait vivre dans le luxe d'un roi.

Velléda dut chercher longtemps avant de découvrir l'endroit où étaient entreposées les bouteilles d'eau, entre détergents et surgelés depuis longtemps dégelés. Le regard attiré par l'étiquette colorée, elle en ouvrit une au hasard et en but une gorge qu'elle cracha aussitôt en se disant qu'elle n'avait jamais rien trouvé d'aussi infect, pas même l'eau saumâtre des marigots du désert ; il s'agissait d'un soda extrêmement sucré dont les enfants raffolaient pourtant, aux temps de l'abondance. Un peu plus loin, elle dénicha des bouteilles de vin. Il lui fallut de la patience pour comprendre l'usage d'un tire-bouchon, mais trouva ce breuvage tout à fait acceptable, voire même excellent, autant que l'était celui que lui avait servi Nabuchodonosor ; elle s'enivra sans s'en rendre compte, ce qui la mit de bonne humeur pour déambuler dans les allées, curieuse de découvrir les produits de cette nouvelle époque.

La catastrophe ayant eu lieu à l'approche de Noël, il y avait un fabuleux amoncellement de jouets de toutes sortes : des poupées alignées à perte de vue, des jeux électroniques sophistiqués, des peluches de différentes taille, des doudous… Velléda trouva cela merveilleux ; elle aurait aimé pouvoir offrir cela aux petits qu'elle avait élevés, aux siens, à Nob et Laa, et se demanda comment un peuple qui portait une telle adulation à ses enfants avait pu ainsi disparaître au lieu de leur construire un avenir meilleur.

Dans une vitrine se trouvaient des gens qui semblaient bizarrement avoir survécu, tous munis d'une étiquette : « Girly » dans la catégorie des femmes – ou plutôt des jeunes adultes – et « KenJoie » pour celle des hommes. Girly se déclinait en GirlyNordique aux cheveux blonds, GirlyLatino, GirlyAfro, GirlyAsiatique ; mêmes variations ethniques pour son équivalent masculin, plus un qui était recouvert d'une épaisse fourrure, appelé KenMagnon. Un grand écran publicitaire vantait en continu les fonctions de ces drôles de compagnons au moyen d'images assez explicites d'étreintes en positions variées : il s'agissait de satisfaire les besoins charnels d'une population dont la grande majorité vivait dans la solitude la plus complète, en n'ayant presque pas d'interactions avec leurs semblables. Il leur fallait donc des robots pour les satisfaire : des machines très sophistiquées imitant les humains d'une manière si réaliste que Velléda les avait pris pour de véritables personnes enfermées dans une cage de verre depuis des années, ce qu'elle trouva d'une cruauté épouvantable ; elle eut pitié d'eux, comme de ceux qu'elle avait découverts crucifiés à l'époque romaine.

Sans plus hésiter, d'un vigoureux coup de pied elle fracassa la vitrine. Une alarme sonore se déclencha aussitôt, accompagnée d'un gyrophare, ce qui lui causa un instant de frayeur car elle ne comprenait pas ce qu'il se produisait, mais le bruit et la lumière s'arrêtèrent bientôt sans que rien de dangereux ne survienne. Les personnages prisonniers ne bougèrent pas. Intriguée par la passivité de ce comportement, Velléda poursuivit son exploration. Pour activer chacun des Girly et des Ken, il suffisait de leur toucher une main.

De petites cabines alignées étaient disponibles pour bénéficier d'un peu d'intimité pour celles et ceux qui, ne pouvant acheter ces modèles et les emporter chez eux, se contentaient de les louer pour un quart d'heure de plaisir. Certains dépensaient ainsi leur salaire. Ce lieu était désert, mais avant la catastrophe, même lorsqu'une foule compacte s'y pressait afin de découvrir les nouveaux modèles, les gens s'ignoraient totalement entre eux dans une sorte d'indifférence polie, évitant soigneusement tout contact du regard ou tactile – les dragueurs qui tentaient de séduire une femme humaine plutôt que de profiter des androïdes féminines étaient aussitôt expulsés par les vigiles – de sorte qu'ils se divertissaient exactement de la même manière que Velléda le faisait en n'étant entourée que de corps sans vie, victimes des radiations nucléaires.

Allongée au milieu de l'allée centrale, elle passa un moment tendre avec KenMagnon qui lui répétait toujours « Câline-moi, caresse-moi, dorlote-moi, je suis doux, je suis pour toi ! » Il y avait quelque chose d'immature dans la sexualité de ce peuple qui s'était construit ces partenaires de luxure à son image, comme un immense vide affectif à combler d'une manière factice. Comme ce gentil garçon n'était pas capable de lui raconter autre chose que ces trivialités sucrées, Velléda finit par comprendre qu'il s'agissait d'une machine, même si cette imitation d'un homme en devenait effrayante. Bandant à volonté, il possédait une inépuisable virilité, semblait jouir avec un bonheur sans cesse renouvelé – jusqu'à ses gémissements de joie qui semblaient authentiques – et son pelage était si doux et si parfumé que Velléda prit beaucoup de plaisir à s'y blottir, sans se méfier du fait que ces androïdes étaient susceptibles de causer de terribles addictions à cause des substances biologiques dont ils étaient imprégnés, des phéromones humaines. Ils étaient d'ailleurs destinés à cela, afin d'affaiblir les esprits critiques sous de voluptueuses caresses, et que l'asservissement en devienne indolore. Grâce à sa technologie, cette époque n'avait plus besoin de fouets, de galères et de croix pour rendre le peuple obéissant.

La robuste GirlyLatino, au regard doux, ressemblait vaguement à Sîn. Mais lorsque Velléda voulut l'enlacer après l'avoir retirée de son présentoir, la jolie fille aux cheveux de nuit tenta d'étrangler la vagabonde qui fut obligée, pour se défendre, de lui fracasser la tête sur une gondole de sous-vêtements féminins. Les composants électroniques apparurent dans une gerbe d'étincelles sous la peau déchirée, ce que Velléda trouva bien plus effroyable que du sang. La raison de cet écart de conduite était la suivante : les radiations, qui ne sont pas délétères seulement pour les humains, avaient parfois pour effet de dérégler les intelligences artificielles, menant les robots à des comportements soudainement violents, à l'opposé de ce pour quoi ils étaient programmés.

Elle passa quelques jours dans l'hypermarché, seule, entre orgies sexuelles avec des robots, beuveries d'alcools variés et festins de boîtes de conserves, goûtant à quantités d'aliments nouveaux et abusant de chocolat. Elle dormit profondément, négligea de méditer, se choisit des vêtements afin de s'habiller d'une manière très excentrique et riait beaucoup de se voir ainsi accoutrée dans un miroir.

Dans le parking souterrain, il y avait d'étonnants véhicules capables de se déplacer d'une manière autonome. Si la plupart étaient en panne, quelques-uns fonctionnaient encore. Velléda, sous l'effet de l'ivresse, trouva très amusant de les conduire pour faire des tours dans les allées, en roulant de plus en plus vite jusqu'à heurter un poteau en ratant un virage et se blesser au bras. Cet accident, heureusement sans gravité, lui remit brutalement les idées en ordre et la décida à quitter cette nouvelle Babylone des tristes joies solitaires.
Elle marcha seule deux journées entières.