Les guerrières du désespoir

Quelques jours plus tard, le chemin de Velléda croisa celui d'une bande d'une dizaine de guerrières armées de fusils automatiques. En ces temps obscurs, point de message de bienvenue ni de temps d'observation : l'affrontement fut immédiat. Celle qui semblait être leur chef s'avisa rapidement du manque de connaissances de cette inconnue en matière d'armement moderne. Elle lui proposa un combat singulier, à l'arme blanche, nues. La proposition ne laissait guère de choix, avec pour seul viatique une paire de ciseaux à bouts pointus. La pluie redoubla d'intensité : les deux adversaires pataugeaient dans une boue mêlée de déchets de plastique qui collait aux pieds et risquait de les déséquilibrer à tout moment.

Elles se toisèrent un court instant. La guerrière, sûre de son aptitude au combat, la fixa d'un regard impitoyable. L'étrangère, bien que plus grande et plus robuste, était pauvrement armée et visiblement en proie au doute. L'issue paraissait quasiment certaine.

Puis elles se jetèrent l'une sur l'autre. La hargne de la guerrière, qui criait afin d'impressionner son adversaire, tranchait avec le calme désespéré de la vagabonde. Rapidement, elles se retrouvèrent au sol, chacune bloquant le poignet de l'autre. Seule la force physique pouvait décider de l'issue du combat. Le couteau à la longue lame aiguisée déchira la peau d'un sein de Velléda. Son adversaire crut que la douleur allait lui offrir la victoire, mais elle dut déchanter lorsque les ciseaux la blessèrent au bras. Les deux femmes saignaient abondamment sous le regard amusé d'une dizaine de spectatrices.

Celle-qui-venait-des-étoiles obtint la victoire d'un fulgurant coup de coude décoché au niveau de la nuque. Momentanément assommée, son adversaire desserra son poing et se retrouva désarmée.

— Ne m'épargne pas. Rien ne serait pire pour moi que la défaite : je perdrais mon leadership sur la bande et n'aurais plus aucune autorité. Mes filles t'appartiennent maintenant : fais-en ce que tu veux. Quant à moi, je n'ai qu'une requête à te faire : achève-moi, vite. Je suis prête.
— Non, dit Velléda en regardant son adversaire dans les yeux. Il y a eu assez de morts comme ça, je crois. Quel est ton nom ?
— Tanit. Tu as tort, tu sais. Je ne sais pas d'où tu viens, l'étrangère, mais tes yeux sont encore plein de douceur, celle du monde d'avant. Il faudra que tu t'endurcisses si tu veux survivre ici.

Velléda se releva péniblement, épuisée, blessée, souillée d'une boue immonde mêlée de sang, puis tendit sa main pour aider Tanit à se relever. Elle pleura amèrement le destin tragique d'une humanité malade de sa violence au point d'en être arrivée à son crépuscule.

— Tu as de la chance d'être encore capable de pleurer, dit Tanit en crachant par terre. J'aimerais bien pouvoir faire comme toi, mais je n'en suis plus capable. Regarde-moi : j'ai trente ans, je suis en bonne santé – enfin, autant qu'il est possible de l'être dans ce coin pourri – et pourtant je suis déjà morte dans ma tête ; et pour les autres, c'est pareil. Et tu sais pourquoi ? Je vais te dire : parce que l'amour est mort ! Il a disparu, comme le soleil, comme tous les hommes, jusqu'au dernier. Nous sommes toutes maudites autant que nous sommes, à cause de ce que nous et nos parents ont fait du temps de l'abondance. Autrefois, je vivais avec mon compagnon et nous étions heureux, même si nous ne nous en rendions pas compte. Nous avions tout, le nécessaire et le superflu, surtout le superflu, et nous l'avons gaspillé sans y penser. Et puis une nuit, l'apocalypse est arrivée. Elle nous a surpris en train de dormir, et tout s'est écroulé autour de moi. Celui que j'aimais est mort avec les autres hommes. Ce que nous faisons toutes pour survivre est sans espoir, et pourtant je ne peux pas m'empêcher de tenter de vivre un jour, puis un autre ; et si j'essaie de penser à demain ou à hier, le désespoir me prend.
— C'est peut-être une chance : il fallait cela pour t'éprouver, pour que tu t'éveilles et te sentes vivante, vraiment vivante. On m'appelle Velléda, bien que j'ignore mon identité véritable que j'ai oubliée dans la nuit des temps. Quand nous aurons le temps, je vous raconterai mon parcours, si toutefois vous parvenez à me croire.

Les autres femmes du groupe écoutaient la conversation avec intérêt. Il y en avait de tous les âges, et beaucoup exposaient de vilaines blessures pansées avec des moyens de fortune.

— Vous souffrez, mais vous n'avez jamais été aussi libres qu'aujourd'hui. En effet, il n'y a plus personne pour vous dicter ce que vous devez penser, ce que vous devez faire, et ce que vous devez préférer ou aimer. Non, ne vous croyez pas maudites, bien au contraire : vous êtes la nouvelle humanité obligée de se lever et de marcher, de repartir de zéro sur un tas de poussière. Venez avec moi, même si tout ce que je peux vous promettre, c'est du danger, de l'aventure et du sang, mais pas en vain. Ensemble, nous allons bâtir un monde nouveau, une société de femmes où nous éviterons de reproduire les errements du passé, et notre nuit de douleur et d'angoisse fera place au jour. Car ce n'est pas moi qui vous libèrerai de la dictature de l'apparence et du fric tout-puissant : vous vous libèrerez vous-mêmes !

Elle se fit chaleureusement acclamer, puis elle reprit la route avec ses nouvelles compagnes dont elle accepta le rôle de chef, non pour satisfaire quelque absurde ego, mais pour ne pas les abandonner. Malgré sa popularité, elle dut apprendre à se faire respecter, quitte à user de ses poings pour remettre les indociles à leur place. Son don naturel de comprendre et parler toutes les langues, sa capacité d'écoute et son empathie firent le reste. Elle se forma rapidement à manier les armes sophistiquées de sa nouvelle époque.

Au moment de leur rencontre, elles n'étaient que onze, affamées, fatiguées, et souvent malades car les radiations nucléaires des explosions passées, les pluies toxiques ainsi que le stress affaiblissaient leurs défenses immunitaires. Il était impossible de vieillir dans un pareil environnement, et pourtant elles marchaient sans jamais se plaindre dans la direction indiquée par leur guide, fumant pour se distraire les mégots de cigarettes qu'elles trouvaient ici et là, se nourrissant comme elles pouvaient, au hasard des découvertes d'anciens stocks alimentaires.

Leur route ne fut jalonnée que de ruines encore fumantes d'une civilisation technologique et mondialisée déchue après un millénaire de gloire, agonisante sur des cendres radioactives. D'autres groupes féminins armés jusqu'aux dents croisèrent leur route, et il fallut toute la persuasion et l'intelligence relationnelle de Velléda pour éviter la confrontation immédiate.

Lorsque le combat était nécessaire, une fois l'évitement ou la fuite exclus des options possibles, la vagabonde faisait preuve d'un instinct sûr de la bataille, sachant limiter les pertes au minimum et gagnait, avec la victoire, de nouvelles recrues et surtout une aura extraordinaire. Elle savait parler en donnant à ses discours un ton qui enflammait les cœurs en n'appelant jamais à la haine, en s'abstenant de céder à la facilité en excitant les pulsions grégaires. Elle se fit aimer de femmes qui ne l'avaient aperçue que de loin, aimer d'un amour tel que l'on donnait sa vie en se jetant sous le feu des ennemies.

Pour la première fois depuis longtemps, on n'abandonnait plus les cadavres de celles qui perdaient la vie au combat sans autre forme de célébration, mais on les enterrait avec respect. Il fallut mettre fin à l'anthropophagie à laquelle on avait parfois recours dans les situations de famine. Timidement, progressivement, l'humanité commençait à reprendre ses droits.

Mais les survivantes étaient loin d'en avoir terminé avec la malédiction technologique du passé.