Sur les ruines du monde

Lorsque Velléda émergea pour la seconde fois, elle prit pied sur une immense plage. Elle sortit de l'eau ; l'écume noire de l'océan agonisant lécha ses pieds, comme pour retenir l'ultime créature vivante qu'il avait accueillie. Le sol qu'elle foulait n'était pas du sable ni des galets, mais une épaisse couche de détritus de toutes sortes, déjections d'une société d'abondance et de gaspillage, mélange gluant et inhomogène d'emballages de plastique, de papier, de carton, de métaux oxydés aux formes bizarres, de verre brisé et de puces de silicium. Ici, point d'animal sauvage pour lui fournir un vêtement : elle dut faire sécher son manteau de loup comme elle put, avant de repartir explorer cette terre de désolation.

Politiquement, le monde avait changé tant de fois que tous les régimes imaginables avaient été explorés. L'empire romain s'était effondré autant à cause de ses excès que sous la pression des guerriers venus de l'Est. De même, d'autres civilisations lui avaient succédé, avait prospéré puis s'étaient écroulées sous leur propre entropie. Mues par d'étranges idéologies, doctrines baroques et utopies généreuses mais vite démenties par la cupidité humaine, les nations se dressaient les unes contre les autres au cours de compétitions féroces pour lesquelles des peuples entiers disparaissaient dans des génocides.

Les guerres employaient des technologies de plus en plus sophistiquées, transformant ce qui n'était au départ que combats individuels plus ou moins codifiés en tueries organisées et systématiques, optimisées pour n'épargner personne. Ici et là, des villes et des villages avaient été pillés et brûlés, des cités avaient été rasées en un instant par des bombes atomiques, laissant les rares survivants désemparés. Un vent brûlant transportait l'odeur âcre des cendres des maisons et des corps consumés, et l'écho des cris de gens désespérés. L'humanité s'était presque complètement évanouie dans un déferlement inouï de violence au cours duquel la quasi-totalité des individus de sexe masculin, enrôlés de force sous différents uniformes, avaient été tués ou avaient étrangement disparu.

Seules avaient survécu, par miracle, quelques femmes sagement cachés au fond d'abris, accompagnées de très rares déserteurs. Les radiations issues des explosions thermonucléaires finirent par tuer celles et ceux qui se risquaient à l'extérieur, sur la surface désolée de la Terre. Pendant plusieurs années, personne ne vit la lumière du jour, et l'on ne survivait que grâce à une agriculture particulière, à la source d'énergie issue des profondeurs de la Terre. Et encore, même là, alors qu'il ne restait qu'une poignée d'hommes suffisamment jeunes pour aimer les femmes et laisser une descendance, on continua à s'entretuer de toutes les façons possibles, avec une incroyable et constante obstination, de sorte que les seuls survivants, finalement, furent de sexe féminin.

La première équipe de celles qui se hasardèrent à l'extérieur constata qu'il pleuvait, non pas l'eau fraîche et bienfaisante que Velléda avait si souvent accueillie avec délices sur son visage, mais un liquide chaud, acide et gluant qui piquait les yeux et brûlait la peau. La vagabonde, devinant que le contact avec ce fluide aurait tôt fait de lui prendre la vie, apprit à s'en protéger par des vêtements de fortune qu'elle avait fabriqués à partir de déchets. En permanence, le ciel était obscurci par une espèce de suie grise, de sorte que même en plein midi on y voyait à peine. En dépit de la faible luminosité, il faisait chaud, ce que l'humidité ambiante rendait difficile à supporter.

Son errance lui fit découvrir différentes constructions qu'elle trouva extraordinaires par leurs formes ou leurs dimensions, bien que d'une esthétique parfois déstabilisante. Elle resta bouche bée devant une statue géante, dix mètres de haut environ, surmontée d'un immense écran publicitaire qui miraculeusement fonctionnait toujours grâce à une source d'énergie nucléaire autonome. C'était un personnage animé aux cheveux blonds et aux joues roses, qui devait avoir eu un aspect sympathique à l'origine, grâce à un grand sourire de contentement et un petit ventre rond et dodu qui dépassait sous sa chemise trop courte. Mais le souffle des explosions avait ravagé le visage, arraché l'un des yeux, et imprimé au personnage une étonnante grimace qui le rendait effrayant.

Au début, Velléda crut se trouver devant un édifice religieux ou la statue d'une divinité qui, par son aspect et en particulier la forme de sa tête, lui rappelait d'une manière troublante le Moloch de Babylone ; et si la déité n'exigeait pas – faute de prêtres pour la servir – le sang immédiat de ses victimes, ses exigences et son emprise n'en semblaient pas moins malfaisantes. À cause de cette ressemblance, Velléda eut tout d'abord un réflexe de recul et de méfiance, craignant de tomber dans un piège mortel laissé autrefois par de pervers gardiens d'autel à destination des curieux. Elle resta sur ses gardes, n'avançant qu'avec précaution, prête bondir de côté au moindre mouvement suspect de cette étrange construction.

Mais après un temps d'observation prudente, elle se rendit compte qu'il s'agissait seulement de vendre un produit alimentaire pour le petit-déjeuner à base de céréales et d'autres ingrédients bizarres qu'elle ne connaissait pas. Pour cela, le robot promotionnel était animé d'un mouvement qu'il répétait inlassablement, portant une cuiller à sa bouche et avalant, avec une délectation mécanique confinant à l'extase, le produit vanté. Cependant, après plusieurs années d'activité sans entretien, le dispositif s'était détraqué et fonctionnait à l'envers : il vomissait des ordures, principalement constituées de petits morceaux de plastique déchiquetés, qu'il aspirait continuellement par une sorte d'anus en métal. La voix qui sortait de l'écran rabâchait infatigablement, des millions de fois avec une inébranlable conviction « Miam, j'en veux encore. Maman, donne-loi du Chocomiam. Miam, j'en veux encore… ». Puis différentes images, plus lénifiantes les unes que les autres avec des paysages de montagnes, girafes et lions entre autres animaux sauvages, évoluant en liberté, à une époque où il n'en restait plus un seul en dehors des zoos, et des mers bleu turquoise vierges de tout outrage complétaient en boucle cet absurde propos.

Telle était devenue la civilisation juste avant sa destruction : les gens ne voulaient plus sortir de l'enfance, ou bien, s'il le fallait absolument parce la vie l'exigeait, ils se dépêchaient de régresser. Ils mangeaient, s'habillaient, jouaient, riaient, se divertissaient, se comportaient en permanence comme des enfants par peur de vieillir, par peur de mourir. Tous les aspects de la société devenaient ludiques, ou devaient faire semblant de l'être ; tout ce qui leur paraissait trop sérieux les faisait fuir. Il fallait être jeune et le rester en apparence, coûte que coûte. Les cimetières furent progressivement relégués aux confins des cités, puis abandonnés, oubliés, dévorés par la végétation, noyés sous des montagnes d'ordures, bétonnés par des immeubles de bureaux, la crémation prenant le pas sur l'ensevelissement des morts. À défaut de parvenir à l'immortalité, tout un peuple constitué de l'ensemble des humains rassemblés en une seule société uniformisée finit par se croire des dieux, puissants certes grâce à leur technologie, mais des dieux frappés d'une irrémédiable folie, avinés de distractions et de jeux télévisés imbéciles autant qu'avilissants.

Nier obstinément la nature profonde du vivant n'était pourtant pas une tâche facile, la vérité s'imposant parfois d'une manière brutale, comme lors des catastrophes « naturelles » de plus en plus fréquentes que ne manquait pas de provoquer ce comportement. À cette civilisation de l'éphémère et de la légèreté, il fallait se trouver un dérivatif sous forme d'une mère de substitution : des entreprises commerciales se faisaient un plaisir de les satisfaire d'illusions en leur prenant, en échange, leur argent. Par moments, la voix publicitaire était couverte par le bruit du vent qui s'engouffrait entre les bâtiments délabrés, mais elle poursuivait sa rengaine au rythme des régurgitations de l'automate. Cette nourriture devait certainement être absolument succulente, mais la spectatrice comprenait mal l'intérêt d'un pareil édifice destiné à convaincre les gens de manger tant et plus d'un aliment particulier. Peut-être une œuvre d'art correspondant aux canons esthétiques d'une époque ? Pourquoi tout ce cérémonial, simplement pour de la nourriture ? Elle se dit que, dans ce cas, les goûts artistiques des gens de cette époque étaient décidément bien étranges.

Elle marcha longuement à travers la ville en ruines, s'extasiant devant la hauteur de certains immeubles restés debout, car tous n'avaient pas été détruits. Tout recouverts de verre, ils semblaient défier le ciel. Elle entra dans l'un d'eux dont la porte vitrée était cassée. Personne ne semblait avoir habité là : c'était un lieu de travail uniquement. L'endroit était désert ; la catastrophe avait dû se produire à un moment où les gens se trouvaient chez eux. Des plantes vertes, toujours régulièrement arrosées par des robots dévolus à cette tâche, avaient poussé jusqu'à occuper la plus grande partie de certains bureaux. La vagabonde ne se risqua pas dans les ascenseurs, dont elle devinait l'usage mais ne comprenait pas bien le fonctionnement ; craignant de s'en retrouver prisonnière, elle préféra se rendre au sommet par les escaliers de secours. Des centaines d'étages à monter dans une sorte de tunnel vertical en béton, mais cela ne fit pas reculer la vagabonde rompue aux longs cheminements solitaires.

À chaque marche gravie, elle scandait mentalement une syllabe des mots publicitaires imprimés dans son esprit : « Maman, donne-moi du Chocomiam. » ; elle se demanda bien pourquoi. Ce qu'elle ignorait, c'était que le robot promotionnel avait la possibilité de transmettre un message directement à son cerveau sans passer par le filtre des sens et des perceptions conscientes, de sorte qu'il lui faudra plusieurs jours pour s'en débarrasser. À l'apogée de cette technologie, ces dispositifs étaient omniprésents ; il était impossible d'y échapper. Ils conditionnaient les gens afin de les contraindre à consommer toujours plus de ce dont ils n'avaient pas vraiment besoin : c'étaient des envies compulsives qui s'infiltraient dans l'inconscient et que l'on ne pouvait pas expliquer par des mots, à moins de connaître le secret de la transmission cérébrale publicitaire, connu seulement d'une poignée de possédants et de techniciens dévoués à leur cause.

« C'est absurde, se dit-elle en parlant fort afin de tenter de faire taire cette agaçante petite voix. J'ignore complètement qui est ma mère. Comment pourrait-elle encore me donner à manger ? D'ailleurs, je n'ai pas faim. Drôle de spectacle… »

Une fois arrivée en haut, elle découvrit, ébahie, que la vue valait l'effort. Les débris de la civilisation disparue recouvraient la Terre en totalité, dans un aménagement qui ne laissait absolument aucune place à la vie sauvage. Aussi loin que portait le regard se trouvait une maison, un immeuble, en entrepôt, une route. Le soleil venait de se coucher. Dans le crépuscule, elle remarqua des oiseaux migrateurs en train de traverser le ciel. Le sol était sombre, sauf en quelques points curieusement lumineux qui formaient de longues lignes comme allumées d'étranges feux qui ne tremblaient pas. Des cris résonnaient, surtout vers le Nord. Velléda désira plus que tout une présence humaine ; elle décida de progresser dans cette direction.