Face à moi, le confiturier en merisier verni. Machinalement, j'ouvre les deux portes du bas de ce bahut, puis mes doigts glissent sur les étagères vides. Ils en ressortent maculés d'une poussière, celle de l'oubli prolongé depuis le départ de maman… Je ferme les yeux une fraction de seconde, et de derrière les stores il me remonte…

Ça sent la confiture et la brioche. Elle est penchée en avant. Dans sa main, une longue cuillère de bois qui tourne, tourne sans fin. Ses longs cheveux noués par un foulard, elle s'active dans la chaleur de cet après-midi naissant. Quand elle abandonne la bassine de cuivre rouge sous la flamme, c'est seulement pour passer à l'eau les pots alignés sur l'évier. Elle vient de s'apercevoir de ma présence.

— Qu'est-ce que tu fais là, Marie ? Je suis occupée, va voir ton père ! Allez, file ! Je n'aime pas te savoir dans mes pattes lorsque je cuisine.
— Mais…
— File, je te dis. Je t'appellerai pour goûter la « jumeÉcume, en patois de « chez nous ». » ! Va voir vers ton père.
— Oui maman !

Je reflue vers la salle où j'entends la musique. Papa est là. Henri, c'est son prénom, comme le mien c'est Marie-Charline. Il est assis et ses doigts courent sur les touches blanches et noires d'où coule une musique douce. Sagement, je reste dans son dos à regarder, à écouter. Il sait que je suis là, mais il a les yeux fermés et ses mains dansent. C'est drôle… je les vois, les notes qui volettent tout autour de moi. Elles sont dans ma tête, dans mon corps, elles me font rire, sourire et puis… pleurer aussi.

— Ah, ma petite Marie… Maman t'a chassée de sa cuisine ? Tu sais, c'est important pour elle, le calme et les confitures… Viens. Viens t'asseoir là. Viens, je vais te montrer. Tu aimes bien ma musique ?
— Oh oui, papa. C'est la plus belle de toutes !
— Mais non… Je vais même te dire un secret : la plus belle musique du monde, c'est celle de ta maman lorsqu'elle chante.
— Elle chante, maman. Quand elle est contente.
— Oui. Le bonheur la rend gaie, alors nous devons tout faire pour qu'elle soit heureuse. Un jour tu comprendras tout ce que je te dis aujourd'hui. Tu auras un mari, et peut-être que tu chanteras également.
— Un mari ? C'est quoi, ça, papa ?
— C'est vrai… un mari, c'est un homme avec qui tu te sentiras heureuse.
— Comme toi avec maman ?
— Exactement ! Tu es une grande fille. Tu veux jouer ? Je te montre et tu fais comme moi.
— Je vais faire de la musique ?
— Oui, ma chérie. On y va ? Mets ton petit doigt ici. Tu presses comme ceci. « Do ». Là, c'est… « Ré »
— Elles ne font pas le même bruit…
— Non. Ouvre bien grandes tes oreilles ! Mi… Fa… Sol… La… Si… Tu sens la différence ?
— Oui. Je peux essayer toute seule ?
— Bien sûr…

Il me tient la main. Nous restons assis sagement, lui sur le tabouret, moi sur ses genoux, et mes menottes de gosse frappent les touches au gré de cette patte qui les guide.

— Dis, papa… comment c'est, « À la claire fontaine » ?
— Tu veux que nous jouions cet air-là ? Attends, alors, Marie… Nous allons reprendre depuis le début.

Sur le pupitre, il pose une feuille blanche pleine de signes. Il me la montre en riant.

Partition

— Tu vois, ma chérie, ce sont les notes que nous allons jouer. Celle de ta chanson. C'est aussi une des préférées de maman. Quand elle est heureuse, elle la chante, et je la joue pour elle… On essaie ?
— Oh oui !

Les notes entrent dans ma petite tête brune. Je sens ma main minuscule emportée par le tourbillon imprimé par papa. Les sons accrochent mes oreilles et je ris. Il va vite sur les touches, je n'arrive pas à suivre. Fatalement, une fausse note perturbe la bonne harmonie du jeu auquel nous nous livrons. Combien de temps dure cet intermède dont je suis l'héroïne ? Le temps n'a guère d'importance ; seul compte l'instant présent.

La porte s'est ouverte discrètement. Je vois juste les bras de maman qui nous entourent. Elle nous serre fort et je me retrouve collée à la poitrine de papa.

— Alors on joue de la musique, et moi je bosse en silence ? Et puis… c'est ma chanson que vous me volez tous les deux ?

Elle rit, et j'entends seulement le bruit d'un bisou sur la joue de papa. Ça claque dans ma mémoire, ça claque dans mon cœur. Nous tous les trois, c'est fort, c'est bien !

— J'ai fini, et la « jume » refroidit encore un peu. On ne peut pas la manger tout de suite.
— La brioche aussi, maman ?
— Oui. Elle vient de sortir du four. Encore un peu de patience, jeune demoiselle, et nous irons tous les trois déguster les bonnes choses qui nous attendent, hein !
— Je pourrai avoir un verre de lait ?
— Évidemment… c'est bon pour ta croissance. Mais j'aimerais que papa me fasse plaisir à moi aussi… Rejouez-moi donc ce petit morceau dont j'ai ouï les notes depuis mes fourneaux.

Papa se penche en avant et serre de nouveau mes petites pinces. Il les promène sur le clavier, et je me raidis moins. Les sons sont forts et clairs. Et là, dans notre dos, la voix de maman… cristalline, superbe, fine, douce et tendre. Ça monte vers le ciel en me traversant les tympans ; on dirait un rêve. Les anges doivent se régaler ! Papa ne s'occupe plus de mes pattes ; il continue à frapper les touches, et l'ensemble réuni m'interpelle par sa beauté.

Dans mon dos je sens du vent. Je cherche à savoir d'où arrive ce courant d'air. Je glisse des genoux de papa. Maman Marine danse. Elle se perd dans des pas qui m'affolent. Lorsque ses yeux se retrouvent soudain face aux miens, c'est bien parce qu'au passage ces bras nus viennent de me happer comme une fleur coupée. Elle tourne, et je suis dans cette course folle. Elle me presse contre son coeur ; il bat. Presque autant que celui qui s'agite dans ma poitrine alors que moi, je ris aux éclats.

La folie des notes, celle de la voix, le tournis que me collent les pas de maman, pourtant exécutés avec justesse dans une farandole qui me ravit… tout est prétexte au bonheur en cet instant.

Puis la musique change. Le rythme n'est plus pareil. La voix de maman devient plus grave ; je ne comprends pas tout de suite. Papa, entraîné dans sa joie, reprend un autre passage qui me montre maman, tout aussi joyeuse. La danse est plus souple, plus lente aussi. Une valse ; ma première valse…

— Eh bien, ma chérie, tu rêves ? On dirait que tu as vu un fantôme…
— Ah, Michel, c'est toi ? Tu es déjà là ?
— Mais… Marie, il est presque dix-neuf heures ! Ça fait plus d'une heure que je t'attends à la maison.
— Je t'avais laissé un petit mot sur la crédence.
— Oui, et je pensais bien que je te trouverais ici. Mais tu n'as guère avancé dans ton débarras.
— …

Je repasse la main sur une des étagères désormais si vide… La poussote qui se colle au bout de mes doigts, je la tends vers ton grand nez.

— Tu sens quoi, là, Michel ?
— … ? La poussière. Tu veux donc me faire éternuer ?
— Ben, tu vois, c'est toute mon enfance, là. C'est la confiture de brimbelles, c'est ma première leçon de piano, c'est la voix de maman, les doigts de papa, c'est toute ma vie… mes jeunes années…
— Tout ça dans de la poussière ?
— Bien plus encore. Un jour, j'ai posé la question à mon père : « Un mari… c'est quoi, papa ? » Et tu sais ce qu'il a répondu ?
— … ? Comment le pourrais-je ?
— Il t'a décrit, toi…
— Comment ça, moi ?
— Oui. Voici sa réponse : « Un mari, c'est un homme avec qui tu te sentiras heureuse… »

Nous nous embrassons ; tout est dit.

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