Le cercle des écrivains disparus

Où tu assistes en direct à une création du divin Brodsky, apprends le nom du premier mort de cette histoire, et découvres à quel point un fantôme peut assurer au plumard.

« J'ai sur la langue un rouge à lèvre lilas, lilas… »

Lenorman passe en boucle sur ma platine depuis ce matin. Ouais, je sais, ça fait pas « jeune » comme dirait HPS, mais ça fait terriblement du bien. Je suis sur mon petit nuage, devant mon café à rechercher l'inspiration pour ma chronique hebdomadaire, mais je n'y arrive pas. Je suis noyé dans un océan de guimauve, et… j'aime ça. En même temps, je me rends bien compte que mes états d'âme ne vont pas intéresser grand-monde. Or, il faut bouffer… L'écriture, ce n'est pas une production à la chaîne dans une usine de bagnoles. On ne fabrique pas indéfiniment la même pièce toute la journée. Faut du neuf chaque jour, chaque heure, chaque minute, chaque seconde… Et là, tout ce qui s'imprime sur mon écran, ce sont des mots tellement sucrés que je risque un dépôt de plainte émanant des associations de défense des diabétiques.

Comment transformer le sucre en piment comme les alchimistes d'hier tentaient de transformer le plomb en or ? Est-ce possible ? Ils n'ont jamais trouvé la pierre philosophale, mais moi j'ai trouvé la fille d'Aphrodite. Je laisse mes doigts courir sur l'écran… Les mots s'affichent tout seuls…

Je suis en manque et j'ose
Te réclamer ma dose
De toutes ces belles choses
Que tu me dis tout bas
Derrière la porte close
Avant que je n'explose
Le corps en loverdose
Et le cœur en éclats…

Ouais… Juste une nuit, et me voilà en manque. Je vais finir par croire qu'ils ne rigolent pas, tous ces mabouls, et qu'ils sont bel et bien des descendants des Olympiens. Quant au mélange d'ADN évoqué par l'Œil Coquin, si ce n'est pas une supercherie, ça s'expliquerait par le fait que je descends d’Apollon, et Hank de Dionysos. Je délire…

Je t'en supplie, mon âme,
J'ai besoin de ta came
Et de tes mains de femme
Qui se posent sur moi.
Tu en joues, c'est infâme,
Mais tant pis pour les flammes :
Je donnerais mon âme
Pour une heure contre toi…

Ça m'a pris moins de dix minutes, mais au final je me retrouve avec quatre couplets pas trop mal torchés, que je relis avec satisfaction. Manque plus qu'une musique… Je vois ça un peu jazzy… Je prends ma gratte… Mais non. Je suis une bille en musique. Je vais envoyer ça à mon pote, Ricky the Black. Il sait mieux faire que moi…


— Allô, Brodsky… Je suis désolé de te déranger maintenant ; je sais, c'était pas prévu, mais c'est grave.
— Qu'est-ce qui se passe, Lioubov ?
— Réunion ce soir, à 21 heures.
— Pourquoi ?
— Je ne peux pas en parler au téléphone.
— Ouais… Mais bon, ce soir, je suis censé être sur Arte pour un débat sur l'influence réelle des rayons de la nouvelle lune sur la reproduction sexuelle des hannetons d’Amérique du Nord.
— Faut que tu te décommandes, mon Frère !

Et allez… j'aurais dû m'en douter : j'ai mis les pieds dans leur machin, et maintenant il va falloir y consacrer tout mon temps libre. LA raison pour laquelle jusqu'ici je refusais d'adhérer à RIEN : associations caritatives, clubs de pétanque, partis politiques, syndicats, faut toujours qu'on cherche à t'embrigader une fois que t'as accepté la poignée de main « fraternelle » qu'on te tendait. Avec tous les arguments culpabilisants qui vont avec : « On a vraiment besoin de toi, on peut pas se passer de toi, tu es l'homme de la situation, tu peux pas nous laisser tomber, ta présence est essentielle, et blablabla, et blablabla… » Tu te pointes à leur réunion à la con, et là on t'explique pendant trois heures que les comptes sont dans le rouge, qu'on va devoir fermer boutique si on ne trouve pas rapidement du fric, et alors tous les regards se tournent vers toi ! Ben ouais, Brodsky, t'es pété de thunes, t'es célèbre ; un petit chèque de ta part nous sauverait et ne se verrait même pas sur ton compte bancaire. Remarque, un don en liquide, ce serait pas mal non plus… On te nommera membre d'honneur du conseil d'administration.

— Écoute, Lioubov, je veux bien me décommander, mais ce truc est censé me rapporter quand même pas mal de fric. Alors donne-moi au moins la raison, merde !
— Tu fais chier, Brodsky… ATHANAGOR EST MORT !
— Hein ?
— ASSASSINÉ ! On l'a retrouvé dans la salle de réception où tu as reçu ton initiation, dans un état…
— Tu as prévenu les flics ?
— ON NE PEUT PAS !
— Comment ça, on ne peut pas ?
— Tu comprendras en arrivant… La réunion de ce soir est capitale pour l'avenir de notre confrérie. Maintenant…
— Oui ?
— Maintenant, si tu pouvais te radiner tout de suite…
— OK, vieux, je me pointe… Et j'amène du renfort.

Je passai un coup de fil à Hank. Il mit du temps à décrocher.

— Ouuaiis…
— Hank, pointe-toi fissa, j'ai besoin de toi, ça urge…
— Ooooh…
— Nous aussi on a besoin de lui…
— Et de sa grosse queue…
— Et de sa langue magique…
— Et de son petit cul sensuel…
— Hank, dis à tes dindes de la fermer, c'est grave !
— Ouuaiis, Brodsky… Mais là… c'est pas facile.
— Putain, Hank…
— Je veux bien venir, mec… mais elles m'ont attaché aux barreaux du lit.
— Passe-moi Lizzy.
— Ouiii, beau gosse, tu veux parler à ta Maîtresse ?
— Écoute, ma puce ; là, ça craint : j'ai vraiment besoin que tu me refiles mon pote pendant une heure ou deux.
— Ça se négocie ; faut voir… Tu proposes quoi en échange ?
— Rien du tout !
— Il est à nous, Brodsky ; c'est ce que tu as dit. Alors je te le prête, seulement si je veux… Et faut négocier le prêt.
— Bon, écoute… Là, j'ai vraiment pas le temps. Tu me le passes pour cet après-midi et tu négocies le tarif avec Charline. Ça marche ?
— OK, beau gosse… À bientôt.

Finalement, qu'on en prenne une ou qu'on prenne les trois, avec les femmes on se fait toujours niquer. C'était la théorie de Radagast. Ça m'avait toujours fait rigoler, mais là je commençais sérieusement à penser qu'il n'avait peut-être pas complètement tort.


Pauvre Athanagor… Lioubov avait raison : il est dans un état… qu'on ne peut pas décrire. Suspendu au milieu de la salle, les bras retenus par des chaînes en acier, un bâillon gonflable dans la bouche, ses deux pieds ne touchent pas le sol. Et il y a des plumes d'oie partout par terre. Il a été torturé comme dans une histoire de Radagast, sûrement pendant des heures, et son cœur a fini par lâcher.

— On ne peut pas montrer ça aux flics…
— Pourquoi, Lioubov ?
— Parce qu’on n'aurait plus qu'à fermer la Loge.
— Ben oui, mais qu'est-ce que tu veux faire du cadavre ?
— On pourrait le jeter dans le lac ; bien lesté, ça devrait…
— Non, Hank, on ne peut pas faire ça.
— Pourquoi ?
— On en a déjà trop au fond du lac.
— QUOI ? Qu'est-ce que tu racontes, Lioubov ?

Il a l'air bien emmerdé, pépère… Il se gratte la tête. Puis…

— Depuis six mois, nos membres se font assassiner comme ça, un par un. Chaque fois dans des conditions complètement délirantes. Et chaque fois de bons auteurs. On a déjà perdu pas mal de fric, et si ça vient à s'apprendre, tout le monde va se tirer.
— Ouais… Lioubov, t'es quand même un sacré enfoiré ! M'avoir fait venir ici alors que tu connais ma renommée… Maintenant, clairement, je risque ma peau si je reste.
— Oui, mais tu ne vas pas me lâcher, n'est-ce pas ?

Ben tiens… Si je me casse, je perds Charline. Je passe pour un lâche, et elle me lâche. Il le sait bien, ce vieux manipulateur de chattes. Sans compter Hank, qui est désormais complètement sous la coupe d’Inanna et de Lizzy. Pas question qu'il accepte de partir… D'autant plus que si je trépasse, lui, il ne risque rien vu qu'il est déjà mort. Y a pas à dire, j'ai vraiment un don inné pour me foutre dans des situations merdiques, moi, le fils d'Apollon !

— Bon. Qu'est-ce tu proposes, Lioubov ?
— Je vais m'occuper du corps, le descendre dans les forges de Vulcain. On mettra ses cendres dans une urne de la salle, ensuite. Comme ça, il sera toujours avec nous.
— C'est bien beau tout ça, mais si on ne prévient pas les flics, qui va rechercher l'assassin ? Parce que je dis ça comme ça, mais visiblement, à raison d’un par mois, il restera plus grand-monde d'ici un an ou deux.
— Pourquoi crois-tu que j'ai insisté pour que tu viennes parmi nous ?
— Hé, je suis pas flic, Lioubov…
— Non, mais tu écris des romans policiers.
— Je ne suis pas le seul, bordel !
— Brodsky, je te demande ça comme une faveur personnelle.
— Mouais… Si tu supplies, c'est pas pareil, bien sûr. Hank, t'en penses quoi ?
— Deux ans.
— Quoi, deux ans ?
— Je veux Inanna et Lizzy pour moi tout seul pendant deux ans.
— Je croyais qu'un an, c'était déjà trop long ?
— Non, mais là… Rien à voir, mec.
— C'est d'accord, Lioubov ?
— Oui, tout ce que vous voudrez, mais trouvez-moi le salaud qui a fait ça.
— Ça marche.
— Et pour Charline ?
— Quoi, pour Charline ?
— Deux ans, aussi.
— Charline est libre, Lioubov.
— Elle est fille d'Aphrodite ; elle obéit aux règles de la Confrérie.
— Mais, putain… Vous y croyez VRAIMENT ?
— Athanagor en est mort ; et il y croyait.

Je fermai les yeux pour tenter de me concentrer un peu. Ça devenait quand même vachement tordu comme histoire. Le Jardin d’Aphrodite – leur boîte, donc – était fichtrement réelle, et les bouquins vendus également, tout comme mes droits d'auteur. Le cadavre de ce pauvre Athanagor était lui aussi bel et bien réel. La Confrérie des Olympiens avait des statuts légaux, déposés en préfecture. Mais comment un type aussi intelligent que Lioubov ou un scientifique comme Athanagor pouvaient être amenés à croire une histoire aussi loufoque ? Descendre de dieux qui n'avaient JAMAIS existés…

— Ne sois pas si sûr de toi, me souffla Hank, qui comme toujours lisait dans mes pensées (ce qui me gavait profondément dans la mesure où il était totalement impossible de jouer aux échecs ou au poker avec cet enfoiré).
— J'avoue que je commence à ne plus être sûr de grand-chose, vieux… Et pour commencer, je ne suis pas sûr de la façon dont il convient de s'y prendre pour mener l'enquête. Comment ? Par où commencer ?
— Tu crois qu'il a vu son agresseur avant de mourir, Brod' ?
— Ça me paraît évident.
— Alors il suffit qu'on lui demande qui l'a tué : c'est simple.
— Ouais, Hank, c'est simple… Y a juste un petit truc qui t'échappe – oh, presque rien, une broutille… – ATHANAGOR EST MORT, IMBÉCILE !
— Ô Brodsky, roi des enquêteurs de merde et prince des connards, y a juste un petit truc qui t'échappe, oh presque rien, une broutille… MOI AUSSI JE SUIS MORT, CRÉTIN ! Et ton Alligator, à cette heure, je sais parfaitement où il se trouve.


Tandis que le Vieux se dématérialisait afin de pouvoir aller à la rencontre de notre seul et unique témoin, je commençai à cuisiner Lioubov à propos des membres de la Confrérie. Il allait devoir se mettre à table, le fils de Zeus… Qui avait été tué durant ces six derniers mois, comment, quels indices, avait-il des soupçons sur quelqu'un de particulier… Non, Lioubov, pas demain, les réponses : tout de suite ! Pas de café, pas de sandwichs. Des réponses, tu entends ? Quoi, je te bouscule ? J’espère bien, vieille canaille ; tu vas te mettre à table, et tout de suite !

Il a perdu les pédales vite fait, le pauvre ; c'était ni un violent, ni un truand… S'il avait su, il aurait avoué tout de suite… Mais Lioubov était blanc comme le cul d'un Norvégien, et surtout ne savait pas grand-chose.

Le chevalier du Lac ? Son vrai nom était Lancelot ; un grand monsieur, insoupçonnable selon lui, l'une des meilleures plumes de la maison.

Radagast ? Complètement givré, mais totalement inoffensif… Les filles en faisaient ce qu'elles voulaient.

Mortecouille ? Pas grand-chose à dire, sinon qu'elle avait été la maîtresse de Napoléon III juste avant la bataille de Sedan, puis celle de René Coty avant de passer dans les draps de Giscard… Elle cherchait désespérément un filtre de jouvence, se servait de son fric pour se taper des gigolos et rappait comme un gruyère.

Favasso ? Non, impossible : un gars paisible, amateur de belle littérature érotique (bref, un obsédé, trop occupé à se tirer sur la tige pour avoir le temps de méditer un meurtre).

Selon Lioubov, mieux valait chercher en dehors de la Confrérie. Parmi les nouveaux écrivains désireux de se faire un nom, et dont certains étaient capables de tout pour y arriver, y compris dessouder leurs rivaux à l'AK-47.

— Tu prends un verre avant de rentrer ? demanda-t-il.
— Ouais, si tu as une bière qui traîne…

On était en train d'écluser quand les deux harpies sont revenues. Elles avaient l'air furax…

— Brodsky, peux-tu nous dire où s'est tiré cet enfoiré de Hank ? Son portable ne répond plus.
— Il est en mission. Il ne va pas rentrer tôt, Inanna, désolé…
— Je te préviens, Brodsky : s’il ne revient pas rapidement, ça va mal se passer.
— C'est quoi ces bleus sur ton visage, Lizzy ? Ah, je vois… Tu as négocié avec Charline…
— C'est ça, fais ton malin tant que tu veux, mais rends-nous Hank, bordel !

Là, mes zamours, faut bien que je l'avoue : je me suis senti un peu jaloux…