De Charybde en Scylla

— Allô, Brodsky ? C’est Lizzy.
— Lizzy ? Mais t'es où, bordel ? On vous cherche partout…
— Tout va bien, mais…
— Attends, je te passe Hank ; je suis au volant, là… Pas envie de me faire arrêter par les flics.
— Allô, Démone, comment ça va ma cocotte ?
— Ça va Hank, pas de soucis… Vous êtes où ?
— On vous cherche… Radagast ne vous a rien dit ?
— Radagast a disparu.
— C'est quoi, ces disparitions bidon pour réapparaître une heure après ?
— De quoi tu causes, Hank ?
— Ben Lioubov, puis Charline, Inanna et toi ; et maintenant Radagast…
— Bon, alors on se calme… Lioubov n'a pas disparu : il s'est planqué, et Charline est avec lui. Par contre, Radagast n'est pas joignable.
— Il est sûrement dans un coin où son portable ne capte pas.
— Vous avez retrouvé Athanagor ?
— Oui, pas de problème ; et on pense savoir qui a buté tout le monde. Je te donne l'adresse où on l'a planqué ; va le chercher et mets-le à l’abri avec les autres. Nous, on va s'occuper du méchant.
— Vous ne voulez pas que je vienne avec vous ?
— Non, il vaut mieux que tu planques Athanagor. On va être face à toute une armée, et ça va sûrement défourailler un peu.
— Vous êtes armés ?
— On a tiré les flingues des gorilles de Pink, et on sait tirer. T’en fais pas, ma cocotte.
— Je ne suis pas ta cocotte…
— Oh, Démone…
— NON !
— OK…
— Je suis qui ?
— Démone, s'il te plaît…
— JE SUIS QUI ?
— Tu es ma Maîtresse.
— C'est mieux… Allez, à tout à l'heure, et soyez prudents…

Hank coupe le portable. Je me marre…

— Quoi encore ? Qu’est-ce que t'as, Brodsky ?
— Tu veux vraiment que je te dise, Hank ?
— Non. Ferme ta gueule.


On a roulé pendant deux heures au milieu de la campagne afin de trouver le trou du cul du monde dans lequel s'étaient établis Olaf de Sinope VI et sa secte. Quand je dis « trou du cul », je n'exagère en rien, lecteur de mon cœur. Pour un citadin comme moi qui carbure aux hydrocarbures parisiens – les meilleurs du monde selon la propagande d'Airparif – ceux qui ont la double vertu de soigner les cancers et de mettre de bonne humeur en permanence, le fameux « air pur » de la campagne, c'est une arnaque dans laquelle il ne faut pas tomber. Air purin, ce serait plutôt. La campagne, avec tous les engrais et tous les pesticides qu'on y déverse, ça sent pire que les égouts de Paris à l'époque des Misérables. Oui mes zamours, je peux bien vous le dire : ça sent pire, et ça s'empire.

— Bon, alors on s'y prend comment ? demande le Vieux, toujours excité à l'idée de dérouiller du crétin en se dérouillant les poings.
— T'emballe pas trop, Hank : rien ne prouve que ce maboul et ses dindes sont réellement dans le coup.
— Ben, t'as entendu ce qu'a fini par avouer la « Princess » : Olaf veut flinguer Lioubov et ses potes.
— Mouais… Mais d'une part, rien ne prouve qu'elle nous a dit la vérité ; et d'autre part, même si tout ça est vrai, rien ne prouve que c’est lui.
— T'as d'autres suspects ?
— Au moins un autre.
— Ah ouais, je vois… Monsieur le grand auteur de polars a les boules. Monsieur pensait avoir percé l'énigme grâce à son cerveau génial, et Monsieur est en rogne parce qu'il s'est planté.
— Monsieur a retrouvé Athanagor et fait parler la suspecte. Et toi ? À part balancer des châtaignes et tirer deux déesses dont l'une t'a cocufié, tu as servi à quoi ?
— Hé… Qu'est-ce qui te prend, Brodsky ? Tu as les nerfs, on dirait…
— Je m'inquiète pour Charline.
— Puisqu'on t'a dit qu'elle était à l'abri.
— Mouais…
— On arrive, Brod'. Regarde-moi ça… Mais… c'est plein de gonzesses, ici !
— Mouais… J'ai l'impression qu'il n'est pas maboul du tout l’Olaf, si tu veux mon avis. Un peu tordu, totalement pervers. Mais con, sûrement pas…

À peine garés, nous nous retrouvons cernés par une quinzaine d'amazones, les nibards à l'air, avec juste un petit pagne pour protéger leur foufoune des intempéries. Hank, ce vieux cochon, jubile :

— C'est pas avec nos flingues qu'on va devoir tirer, Brodsky !
— Ouais, ben évite de sortir ton automatique pour l'instant ; on va essayer de parlementer.

J'explique à celle qui mène l'escouade que nous venons voir Sa Majesté Olaf de Sinope VI et que nous désirerions être conduits près de lui. Nous sortons de la caisse et nous suivons sagement les drôlesses. Hank écarquille les yeux et a bien du mal à laisser les mains au fond de ses poches.

On nous amène près d'une épave de bagnole déglinguée perdue au milieu du champ, et nous en voyons descendre une espèce de géant drapé élégamment dans une toge aussi blanche que ses cheveux et sa barbe hirsute. Hélas, je n'ai pas le temps d'ouvrir la bouche que mon ange gardien déclenche illico les hostilités :

— C'est toi, Olaf de Synopsis ? qu'il demande sur un ton qu'on pourrait qualifier de « peu amène » si le mot peu n'était pas de trop.
— Qu'est ce qui t'amène en ces lieux, mortel ?
— Bon, pépère, autant te le dire tout de suite ; je ne suis pas mortel : je suis DÉJÀ mort. Ça te les coupe, hein ?
— Je comprends mieux l'odeur de charogne qui a envahi les lieux, répond le géant sur le même ton.
— Tu peux répéter ce que tu viens de dire, espèce de gros poussah ?
— Ôte-toi de mon soleil, pour commencer ! Olaf ne peut supporter de vivre dans l'ombre d'un imbécile.

Bon, mes zamours, c'est pas la peine, je crois, que je vous fasse un dessin. Vous imaginez aisément la réaction du Vieux. Sa droite est partie comme un éclair vers la trogne du barbu. Sauf que là, surprise… Le mec n'a pas bougé d'un pouce. Il est resté droit, digne, ses deux jambes de Terrien bien plantées au sol. Passé l'effet de surprise, Hank a enchaîné par un coup vicieux au foie dont il a le secret. Même résultat. C'est alors qu’Olaf de Sinope le sixième a répliqué d'un direct en pleine face et que mon compère s'est retrouvé le cul par terre. Pas pour longtemps… En habitué qu'il était des combats inégaux dans l'arrière-cour des bistrots borgnes, il s'est relevé d'un bond et a plongé dans les jambes du Gigantesque Guide, réussissant à lui faire perdre l'équilibre. Nos deux lutteurs étaient désormais au sol…

— Brodsky !

Je me retournai, et… je vis Radagast qui s'avançait vers moi, accompagné d’Inanna.

— Il faut qu'on parle, mon Frère… Il est temps qu'on te mette au parfum de certaines choses. Suis-nous.
— OK, je vous suis ; mais je vous préviens tous les deux : vous avez intérêt à être convaincants.
— Hank ne vient pas avec nous ? demanda Inanna.
— Bah, regarde-le, il s'amuse bien… Je crois qu'il retrouve sa jeunesse. Et puis je ne suis pas certain qu'il ait la même patience que moi-même envers toi.

Je les ai suivis dans une espèce de tente dressée pas loin de là. On s'est assis tous les trois, façon chefs de tribus indiennes, avec Inanna dans le rôle de la squaw… Radagast sortit de sa toge une espèce de long calumet…

— Tu permets, Brod’ ? Il est temps de signer un important pacte d'alliance. Et une petite fumette s'impose.
— Qu'est-ce que c'est que le tabac que tu nous prépares ?
— Oh, rassure-toi : c'est un petit mélange de mon invention. Tout d'abord, parce que désormais on n'a plus le droit de fumer de tabac dans un roman ou un film à moins de faire partie des méchants, et ensuite parce qu'on n'est pas des drogués.
— Alors c'est quoi ?
— Eucalyptus et gingembre… Eucalyptus pour l'odeur, et gingembre pour rester en forme.
— La forme par les plantes ! déclara Inanna en rigolant.
— Bon, et si vous m'expliquiez ce qu'on fout là ?


Athanagor était en train de lire un de mes bouquins, allongé sur le lit de sa chambre Formule 1 quand un grattement à sa porte le fit sursauter.

— Atha ? C'est Lizzy… Ouvre, c'est Brodsky qui m'envoie.
— Lizzy ? Entre, ma belle… Putain, je suis content de te voir !
— Tu vas bien ?
— Aussi bien qu'on peut après avoir quitté le royaume des morts.
— C'était comment ?
— Affreux, sordide, angoissant : je déconseille la location dans un coin pareil.
— Ben oui, mais en même temps, on finira tous par se retrouver là-bas…
— Je me pose la question de plus en plus sérieusement.
— Laquelle ?
— Changer de religion…
— Tu es sérieux ?
— Oh, que oui !
— Tu ne vas quand même pas opter pour aller t'emmerder au milieu des culs-bénis du Paradis chrétien ?
— Ben, entre les culs-bénis et les culs gelés, je ne sais pas ce qui est préférable… Je crois que je vais me mettre au Shintoïsme, ou étudier le Tao.
— Bon, on reparlera de tout ça une autre fois. Prépare tes affaires, on se tire.
— Où ça ?
— Lioubov a trouvé une planque. On va le rejoindre ; Charline s'y trouve déjà.


— Ne me regarde pas comme ça, Brodsky, commença Inanna ; si j'ai quitté la Confrérie, ce n'est pas par ambition personnelle.
— N'empêche que te voilà désormais reine des amazones.
— Et alors ?
— Et alors, si j'ai bien compris, votre but est de détruire la Grande Loge Olympienne.
— La Grande Loge n'avait qu'un objectif, Brodsky : retrouver son pouvoir d’antan ; et pour ce faire, détruire toutes les autres religions. Alors c'est vrai, nous sommes – ou tout au moins nous étions – en guerre.
— Et là, vous ne l'êtes plus ?
— Elle ne représente plus un réel danger pour l'instant.
— Ben forcément : vous avez buté pas mal de ses membres, et les autres sont contraints de se planquer.
— Ce n'est pas nous, Brodsky.
— Brodsky, ce qu'il faut que tu saches, c'est que les victimes des meurtres qui ont eu lieu ces derniers mois ont toutes un point commun.
— Lequel, Rad' ?
— Ils étaient tous membres du Collège des Officiers, le Haut Conseil de la Loge : notre gouvernement, si tu préfères.
— Qui aurait eu intérêt à les buter ?
— Forcément l'un des membres du Collège… Les autres ne sont que des auteurs, comme toi. Des écrivains sous contrat qui n'ont aucun intérêt à voir les autres mourir.
— Bien. Alors, l'étau se resserre… Qui reste-t-il ?
— Il n'en restait que deux : Lioubov et moi. Et maintenant que tu l'as ramené des enfers, Athanagor.
— Bon. Alors, résumons… Ça ne peut pas être toi, sinon tu ne me dirais rien de tout cela, et tu ne serais pas en train de faire la paix avec Inanna.
— Bien vu.
— Athanagor a été tué ; donc… Lioubov ! Putain, Charline se trouve actuellement avec lui !
— Ne va pas trop vite dans tes conclusions, Brod' ; il reste encore une possibilité.
— Laquelle ?
— Athanagor prétend avoir été assassiné ; or, il n'est pas capable de dire qui est son agresseur. Il aurait pu manipuler tout le monde…
— Je n'y crois pas trop ; mais si tu dis vrai, Lizzy est actuellement entre ses mains.
— Oui, reprit Inanna. C'est l'un ou l'autre, quoi qu'il en soit. Et dans tous les cas, nous avons à faire à un esprit retors. Maintenant…
— Maintenant, il va falloir agir ; et surtout faire le bon choix !


Assis à la place du mort – et pourtant à présent bien vivant – Athanagor regardait Lizzy conduire sportivement la puissante voiture qui les emmenait rejoindre Charline et Lioubov.

— Alors, Lizzy, elle est où la planque de Lioubov ?
— Oh, dans un endroit sûr, ne t'inquiète pas. Personne ne viendra t'y chercher…
— Tu en es certaine ?
— Tu as lu les nouvelles de Charline ?
— Certaines d'entre elles, pas toutes.
— Il y en a une qui se passe sur un bateau…
— Ça ne me dit rien.
— C'est l'histoire d'une femme qui embarque pour aller on ne sait où, et qui au bout de quelques jours commence à ressentir une forme d'angoisse indicible, qui peu à peu se transforme en terreur.
— Et alors ?
— Et alors, l'angoisse monte, de plus en plus…
— Et ça se termine comment ?
— Ça ne se termine pas.
— C'est pas gai, dis donc…
— Non, c'est totalement flippant !
— Et alors ?
— Et alors, le bateau existe.
— Comment ça ?
— Le capitaine du bateau, c'était Lioubov. À cette époque, Charline et lui ne se connaissaient pas.
— Tu veux dire que cette histoire est vraie ?
— Presque. Charline avait quitté la Russie à cause d'un chagrin d'amour. Elle se bourrait de cachets et picolait plus que de raison, ce qui l'amenait à avoir parfois des crises de profonde angoisse. Lioubov l'a trouvée un matin inanimée dans sa cabine. Tu le connais… Il l'a recueillie, il a pris soin d'elle…
— Il l'a sautée…
— Sûrement ; peu importe. C'est comme ça qu'elle est entrée dans la Loge Olympienne.
— Et donc, là, on va sur le bateau…
— Oui ; on n'attend plus que nous. Dès notre arrivée, on lève l'ancre et on se tire en mer.
— Sans attendre Brodsky et Hank ?
— Je les préviendrai par téléphone. Nous, on disparaît et on leur laisse le champ libre pour mener l'enquête.
— C'est pas cool, quand même…
— Pourquoi ?
— Ben, pour Charline… Je veux dire qu’elle a vécu l'angoisse sur ce rafiot, et là elle risque d'être replongée dans ses souvenirs.
— Bien fait pour elle ; ça lui rabaissera son caquet ! s'exclama Lizzy en éclatant de rire.

Un éclat de rire qui glaça le sang d'Athanagor.

— Tiens, on dirait que tu commences à comprendre, le ressuscité… Tu as mis le temps. Si tu veux mon avis, tu aurais mieux fait de rester aux enfers, parce que cette fois tu vas vraiment souffrir ! Et crois-moi, on va te faire durer longtemps…