Hank se déchaîne

L'exfiltration d'Athanagor ne fut pas très difficile, en réalité. L'aller-retour aux enfers avait duré moins de cinq heures, et c'est au petit matin que nous arrivâmes dans les sous-sols de la Grande Loge Olympienne. Restait à en sortir avec le plus de discrétion possible afin que personne, hormis Radagast, ne puisse savoir que l'opération avait réussi. Il était évident que l'assassin ou ses complices faisaient partie de la confrérie, et que par conséquent le retour d'Athanagor parmi les vivants allait entraîner des réactions dont l'hostilité n'aurait d’égal que le vice et la sauvagerie. Or, en tant que victime, et de la manière dont il avait été occis, il était quand même le témoin capital qui allait nous permettre de mettre hors d'état de nuire celui qui butait les meilleurs écrivains de la boîte depuis plusieurs mois.

Comme je l'avais dit à Radagast avant de descendre, j'avais bien ma petite idée sur le coupable, sauf que je n'avais en ce qui le concernait ni mobile, ni la moindre idée du mode opératoire.

Oh, je te sens trépigner, lecteur de mon cœur. Tu te dis « Mais à quoi joue-t-il, nom de Zeus ! Il a Athanagor sous la main, que ne l'interroge-t-il pas ? Pourquoi nous fait-il languir et surtout perdre notre temps si précieux en écrivant autant de phrases inutiles alors que nous avons soif de connaissance et d'action ? » Ben… c'est que mon éditeur a été formel : pas moins de douze mille signes par chapitre. Alors forcément, ça impose qu'on se gratte un peu la tête et qu'on se fasse chauffer les neurones afin d'allonger la sauce.

Et puis surtout, soyons sérieux : si je t'annonce comme ça, dès le second chapitre, qui est le coupable, tu m'avoueras quand même que côté suspens, pour un auteur de romans policiers, ce serait quand même prendre « un peu » les lecteurs pour des imbéciles ! Donc, reste zen, ô lecteur chéri… Je vais te faire une confidence : Athanagor va nous dire tout ce qu'il sait avant la fin de ce chapitre ; et toi, tu ne sauras toujours pas le nom du coupable.


Nous voilà donc planqués, mon unique témoin et moi, dans un hôtel Formule 1 au milieu d'une Zone d'Activités Commerciales, c'est à dire un endroit où les gens qui n'ont pas beaucoup d'argent viennent claquer le peu qu'ils ont avant que l’État ne vienne leur piquer ce qui leur reste. Nous sommes assis tous les deux sur le bord d'un grand lit à deux places dont l'occupation habituelle est de servir de refuge aux amants désireux de s'ébattre loin des centres-villes, des femmes trop exclusives ou des maris trop susceptibles. Mais soyons clairs tout de suite : ce n'est nullement le cas ici. Je suis ici pour recevoir le témoignage d'Athanagor, et uniquement pour cela. Tu vois, lecteur adoré, tout vient à point à qui sait attendre…

— Alors, si tu me disais par qui et comment tu t'es fait trucider ?
— Ben, j'aimerais bien te rendre ce service, Brodsky, surtout après ce que tu viens de faire pour moi. Hélas, je n'en ai aucune idée…
— Comment ça ?
— Ben, en réalité, je n'ai jamais vu leur tête…
— Tu veux dire qu'ils étaient plusieurs ?
— Au moins deux : un homme et une femme.
— Raconte-moi comment ça s'est passé.
— Eh bien… j'ai reçu dans ma boîte à lettres électronique un curieux message émanant d'une certaine Omphale, totalement inconnue. Elle prétendait me connaître et être fascinée par mes écrits. Elle promettait, si je lui faisais confiance, de me procurer des plaisirs insoupçonnés.
— Et bien sûr, tu as accepté.
— Tu parles, que j'ai accepté !
— Sans la connaître ?
— Faut pas me juger, Brodsky… Tu sais, ça fait des années que je me la mets sous le bras ou que je dors sur la béquille ; alors forcément, là…
— Ouais, tu étais vulnérable…
— Tu sais, un écrivain, c'est d'abord un grand fantasmeur… On écrit des trucs incroyables, et le public qui ne connaît pas notre vie s'imagine qu'elle est semblable à nos histoires. Mais la réalité, c'est que si on écrit ce genre de machin…
— Ouais je sais…
— Alors quand ce genre d'occasion se présente, on a tendance à perdre un peu la tête.
— Ouais… Et alors ?
— Je devais me tenir à sa disposition, dans la salle d'initiation, totalement à poil et les yeux bandés.
— Ce que tu as fait, bien entendu.
— Ce que j'ai fait, oui. Putain, Brodsky, me regarde pas comme ça !
— Non, je comprends, ne t'en fais pas…
— Elle est arrivée. J'ai entendu ses talons, senti son parfum… Elle a caressé mes épaules, puis mon torse avec ses ongles… J'ai eu des frémissements pas croyables.
— Tu m'étonnes… Elle a parlé ?
— Non. Pas un mot pendant la séance.
— Comment peux-tu jurer que c'était une femme, alors ?
— Je l'ai entendue rire, arrivé un moment…
— Tu pourrais identifier la voix ?
— Si j'entendais son rire à nouveau, sûrement. Mais pas autrement, je crois…
— Ensuite, que s'est-il passé ?
— Elle m'a enchaîné, puis elle s'est amusée un long moment, d'abord avec ses ongles, et puis je crois qu'ensuite elle a utilisée des plumes.
— Et ton cœur a lâché…
— Non mais, tu rigoles ? Il m'en faut plus que ça ! Non, mon Frère… Je me suis mis à bander comme un taureau. Et c'est alors…
— Oui ?
— C'est alors qu'elle a éclaté de rire et qu'elle est partie. Je ne me suis pas affolé ; je pensais qu'elle allait revenir. Au bout d'un moment, j'ai entendu un autre pas derrière moi, plus lourd. On a retiré mon bandeau. Et alors…
— Et alors ?
— Et alors… une vision d'horreur ! Un mec se tenait devant moi, entièrement recouvert d'un costume de latex, avec une cape, un casque de Dark Vador et un fouet à clous à la main. « Bienvenue en Enfer, qu’il m'a dit ; ton heure est venue ! »
— Tu as reconnu sa voix ?
— Ben non… Sa voix était trafiquée à cause du casque.
— Ensuite ?
— Ben, qu'est-ce que tu crois ? C'est là que j'ai fait mon arrêt cardiaque.
— Une dernière question : Daphné Pink, tu connais ?
— Une nana en contrat avec la boîte, mais je ne l'ai jamais vue.

Et voilà… Mes soupçons se confirmaient. On était face à un couple de pervers sadiques, membres de la boîte, qui pour d'obscures raisons avaient décidé d'éliminer les écrivains un peu trop talentueux. Athanagor n'avait pu identifier personne parce qu'on s'était débrouillé pour qu'il ne puisse pas reconnaître qui que ce soit. Une question, juste comme ça, mes zamours : pourquoi Madame Pink aurait-elle tenu à ne pas se faire voir d'un bonhomme qui ne la connaissait pas, surtout si c'était pour l'envoyer en enfer une heure après ? D'autant plus que ça ne lui ressemblait pas trop… J'avais plutôt l'impression que son trip était d'approvisionner son chenil (ou celui de ses copines) en chiens de race. Donc j'avais envoyé Hank sur une fausse piste, et je n'avais plus qu'à espérer qu'il n'allait pas se foutre pour rien dans la gueule de la louve.

Mon portable sonna : Radagast.

— Ouais ?
— Brodsky… Faudrait que tu te pointes rapidement.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Lioubov a disparu ; on est sans nouvelles de lui depuis hier, et il est injoignable sur son portable.
— OK. Préviens les filles, j'arrive.
— Ben…
— Ben quoi, Rad' ?
— Ben elles aussi…
— Quoi, « Elles aussi » ?
— Disparues !

Quand les choses se corsent – comme disait Bonaparte – il convient de prendre les bonnes décisions. Rejoindre Radagast, c'était laisser Hank se démerder tout seul. Certes, il ne risquait pas de mourir, et il avait plus d'un tour dans son falzar. Mais quand même, coupable ou pas du crime d'Athanagor, Daphné Pink n'en restait pas moins terriblement redoutable.

D'un autre côté, si la disparition de Lioubov posait problème, celle des filles – et surtout celle de Charline – me mettait dans tous mes états. Bon, toi, lecteur, tu sais qu’Inanna était partie rejoindre Olaf ; mais moi, je n'en savais rien. Et Hank, lui, ne savait pas qu'il était cocu… Quant à Charline et Lizzy, que s'était-il donc passé ?

Je décidai quand même d'aller chercher Hank tout en demandant à Radagast d'essayer de se mettre sur la piste des filles et de Lioubov. Puis je téléphonai à Athanagor pour lui intimer de rester planqué dans sa piaule mais de se tenir prêt à rappliquer au cas où…

Et maintenant mes zamours, direction le château de la Pink Lady… Mais il est temps d'apprendre ce que le Vieux avait fabriqué pendant mon voyage au centre de la Terre. Parce que, pas un message, ni sur le portable ni par télépathie, franchement, c'était pas dans ses habitudes…


Arrivé aux portes de la villa, je sus tout de suite que Hank avait opéré avec toute sa délicatesse coutumière. La porte d'entrée était fracassée, et le majordome – dans la même tenue que celle qu'il avait lors de notre première rencontre – gisait dans le hall d'entrée, mis KO par un magistral bourre-pif dont ma brute préférée avait le secret. Dans l'un des couloirs, Nick la Trique était également étendu, ayant visiblement son deuxième round, et dans le petit salon son compère dormait comme un bébé sous les débris de ce qui avait dû être un fauteuil Voltaire finement ouvragé.

J'arrivai dans la salle à manger où je trouvai Hank, la chemise déchirée, accoudé au bar devant une bouteille de sky à moitié vide.

— Qu'est-ce que tu fous là, Hank ?
— Je reprends des forces.
— Et Daphné ? Ne me dis pas qu'elle s'est encore tirée ?
— Oh, que non ! Elle est là haut, dans la chambre, cette satanée panthère… Mais pas moyen de la faire parler.
— Tu veux que je te relaie un moment ?
— Ouais… T'as qu'à faire le gentil. Moi, ça fait deux heures que je fais le méchant, sans aucun résultat.

Je montai les marches qui menaient à la chambre. La chambre des supplices, pour le coup. Hank l'avait menottée, à poil sur une chaise. Elle avait les cheveux complètement défaits, un coquard sur l’œil gauche, le corps couvert d’ecchymoses, mais elle restait belle et sexy en diable, toujours aussi dangereuse. Dès je franchis le seuil de sa porte, elle éructa :

— Ah, te voilà, espèce d'enfoiré !
— Écoute, Daphné, faut pas le prendre comme ça… Tu as voulu jouer, tu as perdu. Je t'avais prévenue.
— C'est moi qui te préviens, Brodsky : tu…
— Allons, allons… On se calme. Tu réponds à mes questions, gentiment cette fois, et on te fout la paix.
— J'ai déjà tout dit à l'autre taré…
— Bon, j'avoue, Hank est un peu brut de décoffrage ; mais en même temps, fallait pas lui envoyer tes guignols. Et encore, il s'est retenu, là… Il n'a pas sorti sa sulfateuse à pruneaux : il s'est contenté d'envoyer quelques mandales dont tes esclaves finiront par se remettre.
— Je te promets que toi, Brodsky, le jour où je te tiendrai entre mes mains, tu ne t'en remettras pas !
— Ben tiens, voyez-vous ça… Comment tu disais, la dernière fois ? Ah oui : « Pauvre petite chose… » Bon, Daphné. Athanagor…
— Ce n'est pas moi, je te l'ai déjà dit.
— Mouais, je ne suis pas loin de te croire… Seulement voilà : tu travailles dans la boîte ; tu sais forcément des choses.
— Je ne sais rien, je te l'ai déjà dit…
— Écoute : Lioubov, Charline, Lizzy et Inanna ont disparu ; et franchement, je serais toi, je me mettrais à table vite fait. Parce que celui qui s'amuse à buter tous les écrivains de la maison finira un jour ou l'autre par s'en prendre à toi.
— Tu as bien dit qu’Inanna avait disparu ? dit la belle en ricanant.
— Oui, entre autres…
— Tu as entendu parler d’Olaf de Sinope VI ?
— Non.
— Ça ne m'étonne pas. Pauvre petite chose…
— Accouche, Daphné, ou je rappelle mon pote.
— C'est un vieux maboul qui a été mon amant avant de perdre la tête. Monté comme un âne…
— Et ?
— Il a monté une secte dont le but est de détruire Lioubov et ses sbires qui se prennent pour des dieux.
— Quel rapport avec Inanna ?
— Inanna est sa maîtresse, imbécile ! Maintenant, c'est tout ce que je sais. Détache-moi.
— Pas question, Daphné, tu es trop dangereuse. Tu attendras que tes domestiques se réveillent. Bisous, ma belle…
— Brodsky… L'histoire n'est pas terminée. Je te promets qu'on va se retrouver bientôt, et que je vais m'occuper de toi.
— Arrête, tu m'excites…
— Fanfaronne tant que tu peux… Mais je te jure qu'un jour je te ferai ramper à mes pieds.
— Mouais… ça m'étonnerait. Adieu, ma jolie…*
— À bientôt, Brodsky.

Je redescendis les marches quatre à quatre et chopai Hank qui attaquait la bouteille de gin.

— Allez, mec, faut faire fissa !
— Tu as des news ?
— Un peu, ouais. Ton Inanna…
— Quoi, elle est en danger ?
— Non, couillon ! Elle te baise depuis le début.
— Ben je sais, on n'arrête pas…
— Putain, Hank, t'es vraiment trop con des fois !

* Titre d'un roman noir de Chandler ; les puristes avaient compris, bien sûr.