Final

Et voilà, lecteur de mon cœur, tu sais tout.

Quant à moi, ça faisait un petit moment que je m'en doutais. En nous laissant mener l'enquête dans l'enfer chrétien sans broncher, Lioubov nous avait à l'évidence laissé suivre une fausse piste. Sans compter que c'était lui qui m'avait mis sur la voie de Daphné Pink. Je voyais mal Athanagor prendre le risque de mourir en imaginant que j'irais le rechercher au royaume d’Hadès.

Nous savions que c'était un couple qui avait opéré ; or Inanna et Charline étaient toutes les deux hors de cause. Restait Lizzy… Ne restait plus qu'à les trouver. Et là, lecteur de peu de foi, tu te demandes bien comment il m'allait être possible d'opérer ce miracle. Ah, la-la… Mais pour qui donc me prends-tu ?

J'avais discrètement glissé un mouchard dans la veste d'Athanagor au cas où le tueur le trouverait le premier. Un de ces trucs qui permet aux maris jaloux de pister leur femme et d'être certains qu'elle est bien chez le coiffeur et pas chez son amant lorsqu'elle sort de chez elle. Et le mouchard indiquait… Le Havre. Donc un port, donc des bateaux. Oui, je sais, un bateau parmi des centaines d'autres, ça risquait quand même d'être compliqué. Sauf que sur ce coup-là, la môme Inanna avait était sympa. Elle aimait bien Charline, et je crois qu'elle aimait bien Hank également. Alors c'est une centaine d'amazones qui débarquèrent en ville avec moi pour le round final.


Pendant ce temps, Charline et Athanagor étaient enchaînés à fond de cale, totalement nus, à subir les sarcasmes de leurs bourreaux.

— Quel dommage que je ne puisse pas m'amuser un peu avec eux tout de suite, susurra Lizzy à l'oreille de l'ignoble Lioubov.
— Patience, ma belle, patience… Nous devons quitter le port au plus vite ; ensuite, ils seront à nous. Ne t'en fais pas.
— Mais pourquoi fais-tu cela ? demanda Athanagor. Cela n'a aucun sens…
— Aucun sens, en effet… ricana Lioubov. Mais vois-tu, la Loge avait un but : détruire toute forme de morale et de religion par le biais du sexe et de la débauche. Le temps est passé, et le but à été oublié. Vous n'étiez plus bons qu'à écrire pour le seul plaisir d'écrire.
— Mais c'était suffisant…
— Non, Charline ! Je suis Slave : en moi coule le sang du nihilisme et de la révolution. Vous avez failli à votre mission, vous deux, et tous les autres également. Il faut que la Grande Loge soit détruite pour être reconstruite ailleurs.
— Ailleurs ? Où cela ?
— À l'Est, dans un pays où quelques-uns de mes fidèles ont infiltré les instances politiques et qui n'attendent plus que ma présence pour faire un coup d'État et me nommer empereur.
— Quel pays ?
— Le Boukistan. Ah, Charline, comme tu m'as déçu… Je ne pensais pas que tu tomberais amoureuse de ce crétin de Brodsky ; je voulais faire de toi mon impératrice. Tant pis : Lizzy saura te remplacer avantageusement.
— Que comptes-tu faire de nous ?
— Vous offrir à Lizzy afin qu'elle s'amuse un peu le temps de la traversée. Ensuite, vos restes seront jetés à la mer. Elle aura de quoi s'occuper, avec les prisonniers politiques…
— Tu es ignoble !
— Ah-Ah-Ah-Ah-Ah…
— LIOUBOV, ICI BRODSKY. LE BATEAU EST CERNÉ ! TU N'AS AUCUNE CHANCE DE T'EN TIRER ; LAISSE SORTIR CHARLINE ET ATHANAGOR OU NOUS DONNONS L'ASSAUT.

Lioubov monta sur le pont et apparut tout sourire avec une bouteille de whisky à la main. Il jeta un regard autour de lui et constata que le bateau était bel et bien assiégé par les amazones, toutes armées de lances, frondes et couteaux. Il éclata d'un rire satanique…

— Ah, Brodsky… Mais tu délires, mon ami : si quelqu'un s'avise de monter sur le pont, je donne l'ordre à Lizzy d'occire les deux otages. Et tu aimes trop Charline pour prendre ce risque, n'est-ce pas ?
— Lizzy, ma poulette, c'est Hank ! Si tu les tues, le bateau sera quand même pris d'assaut et tu prendras une sacrée branlée. Alors que si tu fais le bon choix, je serai tout à toi jusqu'à la fin de mon purgatoire.
— Ah-ah-ah ! Vous bluffez, Messieurs.
— Oh que non, Lioubov : je crois aux dieux de l'Olympe, moi. Le jour de mon intronisation, tu m'as offert un brelan de dames. Tu n'en savais rien, mais c'est ma main fétiche au poker. Je n'ai jamais perdu avec. On y va, les filles !

Là, je dois dire que la montée d'adrénaline me secoua quand même terriblement. L'histoire de la main fétiche était vraie, mais j'avais quand même conscience que nous n'étions pas assis autour d'une table.

Comprenant qu'il avait de toute façon perdu la partie, Lioubov bouscula et renversa trois amazones, puis il se jeta à l'eau tandis que nous descendions dans la cale. Là, nous trouvâmes Charline et Athanagor délivrés. Lizzy se jeta dans les bras de Hank en pleurant.

— Pardon, mon amour, pardon… Il m'avait envoûté, je ne savais plus ce que je faisais.
— Mouais… fis-je en lançant un coup d’œil perplexe au Vieux.
— Ben, puisqu'elle te le dit, Brodsky !
— Et tu vas lui faire confiance ?
— C'est pas plus risqué que d'ordonner l'assaut de ce maudit rafiot.

Nous remontâmes sur le pont afin de voir si les amazones avaient capturé Lioubov ; mais non : apparemment, il avait coulé à pic et n'avait pas refait surface.


Athanagor devint le Grand Maître de la Grande Loge. Charline en devint la Grande Prêtresse, et Lizzy en fut temporairement bannie, ce qui ne l'empêcha pas d'emménager avec Hank qui en bava des ronds de chapeau, pour son plus grand plaisir.

Quant à moi, je fus propulsé Couvreur, ce qui consiste à veiller sur la sécurité de tout ce petit monde. Le danger était écarté.

La vie reprit avec ses cérémonies érotiques, ses initiations poilantes, et une production effrénée de littérature absolument géniale. Eh oui, lecteur de mon cœur, après la pluie venait enfin le beau temps. Et ce beau temps, nous étions bien décidés à en profiter dans notre éternité olympienne.


Deux mois après cette histoire, sur les rivages du Boukistan…

Une femme absolument superbe s'avance, suivie de quatre gardes du corps armés de fusils-mitrailleurs, en direction d'un vieil homme allongé sur le sable. À quelques mètres de lui se trouve un radeau de fortune qui, semble-t-il, lui a permis d'arriver jusque là. Le regard du naufragé examine un long moment les bottes impeccablement cirées qui se trouvent devant lui, puis ses yeux contemplent deux jambes parfaites. Il se redresse sur les coudes, et son regard croise alors celui de la femme : Daphné Pink.

— Alors vous avez réussi.
— Oui, Camarade Lioubov. Votre trône vous attend, mais je dois dire que nous étions inquiets.
— Allons, Mademoiselle Pink, vous savez bien que je suis immortel.
— Je suis en tout cas bienheureuse que vous soyez de retour.
— Moi aussi ; nous avons tant de choses à faire…
— J'ai cependant une requête à vous formuler, Camarade.
— Faites.
— Je veux Brodsky.
— Il est à vous, Daphné. Il se croit en sécurité ; ils se croient tous en sécurité, mais l'heure de la revanche sonnera bientôt.

Un nuage noir passa alors devant le soleil, et tous purent contempler les flammes infernales qui brillaient dans les yeux de Lioubov et de Daphné Pink.