Mâles barrés

Où l'on voit Hank donner de sa personne pour retrouver Athanagor, et Brodsky se foutre dans la merde comme à son habitude.

Hank, le Vieux, la Star, Chinasky, l'Enfoiré, le Fils de Dionysos paraît-il, bref, ce sale con à cause de qui les meufs allaient me prendre le chou et me couper les roubignolles s'il ne se grouillait pas de rentrer, prenait pourtant tout son temps… Faut dire qu'en habitué des lieux, il fut reçu comme une rock star en arrivant aux portes de l'Enfer. Les diablotins et les diablotines, les incubes et les succubes, les néo-nazis et les anciens cocos, les cols bleus, les cols blancs, les collets-montés et les collabos, Hitler et Staline, Pif et Hercule, Marx et Engels, Léo et Popi, Chapi et Chapo, Laurel et Hardy, Dracula et Draculette, le tsar Nicolas et le tsar Kozy, tous étaient là, trépignant, hurlant, scandant son nom en lui tendant des bouts de papier ou des calepins afin d'avoir un autographe. Nabilla le supplia de bien vouloir signer sur ses nichons et Madonna tenta de lui arracher un poil de son torse velu afin de se confectionner un talisman.

Après avoir réussi à se frayer un chemin parmi ses fans en délire, Hank finit par entrer et se retrouva face au diablotin réceptionniste :

— Salut, Lénine ; ça va ?
— Salut, Hank. Qu'est-ce que tu veux ?
— Je suis en mission ; faudrait que je voie un de vos nouveaux résidents.
— Lequel ?
— Un nommé Alligator.
— Athanagor, tu veux dire ? Ah oui, il est arrivé ce matin.
— Tu me files un laissez-passer ?
— Si tu veux, mais de toute façon t'en as pas besoin : tu sais très bien qu'il est hors de question qu'on garde ici un fouteur de merde comme toi.

Hank se rendit directement aux quartiers des écrivains. Il connaissait le chemin pour y être resté quelques mois avant que ses gardiens ne supplient Saint Pierre de le transférer au purgatoire. Céline et Brasillach étaient toujours à leur poste. En tant que collabos modèles, ils avaient su tirer leur épingle du jeu et étaient devenus les concierges du quartier français.

— Salut les gars, je viens questionner Athanagor, le nouveau.

Brasillach regarda la liste qu'on lui avait remise le matin même. Il avait du mal à y voir clair, à cause de son regard de myope et de la buée qui se déposait sans cesse sur ses verres de lunettes à triple foyer.

— Je trouve pas le nom…
— Bah, tu ne trouves jamais rien avec tes yeux de taupe, n'est-ce pas ! s'énerva Céline en lui arrachant le papier des mains. Je vais finir par te dénoncer aussi, parce que, n'est-ce pas, tu ne m'es d'aucune utilité ici !
— Sois pas cruel, Ferdinand, il n'y est pour rien…
— C'est ce qu'ils disent tous, n'est-ce pas ; tous ceux qui sont ici prétendent n'y être pour rien. Alors que, n'est-ce pas, le seul qui n'y est vraiment pour rien, Hank, c'est moi.
— Ben oui, c'est bien vrai, ça : tu as mené une vie digne et exemplaire.
— C'est ce que je me tue à leur dire. Seulement, n'est-ce pas, c'est plus facile de s'en prendre à un vieillard comme moi qu'à un banquier au nez proéminent…
— Bon, alors, il est où mon Tentakulor ?
— Je suis désolé, Hank, mais je ne le trouve nulle part.
— Tu veux dire qu'il n'est pas ici ?
— Pas au quartier des écrivains, en tout cas… C'était quoi, son métier ?
— Scientifique.
— Oh, alors là, n'est-ce pas, c'est très différent. Scientifique, c'est beaucoup plus grave qu'écrivain ! Un écrivain, il est prisonnier des mots, prisonnier du langage, alors qu'un scientifique, rien ne l'oblige à dire ou écrire des horreurs.
— Mais je vais le trouver où ?
— Essaie dans le quartier des savants ; mais je te préviens : c'est beaucoup plus grand qu'ici. Un scientifique, n'est-ce pas, c'est rare que ça croie en Dieu. Ils arrivent ici par fournées entières… On ne sait plus quoi en faire… On ne tient même plus les registres, là-bas. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

Hank se rendit dans le quartier des savants. Céline n'avait pas menti (pour une fois) : c'était le bordel, un bordel infernal, comme il se devait. Les gus arrivaient en tas, l'air offusqué, ou totalement hébétés… Certains continuaient de refuser l'évidence. Non, c'était impossible, tout cela n'existait pas, tout cela ne pouvait pas exister… C'était un rêve, ou plutôt un cauchemar, le dernier… Les soubresauts ultimes de leur cerveau en train de calancher, impossible qu'il en soit autrement. Et au milieu de ce bordel, un gnome infâme en train de ricaner : le docteur Petiot himself, goguenard, et suintant de jouissance malsaine.

— Salut Marcel, j'ai besoin de ton aide.
— T'as de quoi payer ?
— À quoi ça pourrait bien te servir ?
— À rien, c'est juste pour faire chier… Un principe, chez moi.
— Et mon poing dans ta sale gueule de rat d'égout ?
— Oh, ça va… Si on peut plus être odieux, ici…
— Non, ici tu es au Diable, et franchement en ce qui te concerne, c'est quand même bien fait pour ta gueule.
— Que tu dis… Mais regarde ce que je suis devenu : la preuve de mon innocence, non ?
— La preuve que tu es une crevure, c'est tout.
— Bon, qu'est-ce que tu veux ?
— Je veux Attentat-Gore, enfin un nom comme ça…
— Qui ça ?
— Le chercheur du CNRS.
— Inconnu au bataillon.

Hank lui colla une mandale en pleine tronche.

— Mais pourquoi tu as fait ça ? Je te jure que j'ai dit la vérité.

Coup de savate dans l'estomac.

— Mais je te le jure…

Nouveau coup de savate, plus fort que le précédent.

— Mais Hank… Je t'assure…
— C'est bon, le nabot, je te crois.
— Mais alors, pourquoi ?
— Parce que ça défoule. Ça me fait plaisir… et puis j'aime pas ta gueule.


Pendant que le Vieux menait son enquête, je continuais la mienne. Lioubov m'avait mis sur la piste d'une gonzesse un peu étrange, qui vivait « like a princess » disait-il, et qui écrivait des histoires sado-maso qui pouvaient faire penser aux supplices qu'avait connus ce pauvre Athanagor avant de trépasser. Je me pointai chez elle, non sans quelques appréhensions, avec l'imper et le chapeau de Robert Mitchum dans Le Grand Sommeil, décidé à jouer à fond les Philip Marlowe.

Ah, le bon vieux temps des séries noires… Des histoires d’hommes, des vrais de vrais, dans lesquelles la virilité n'était pas considérée comme une tare ou une absence totale de sensibilité. J'ai toujours considéré que c'étaient les écrivains qui façonnaient les civilisations. À cette époque, on savait qui on était, et où on allait. On appelait un chat un chat, et y avait pas de mots interdits pour les auteurs, ni de sujets tabous. Quand une fille jouait les garces, on lui en collait une.

Bon, ça… J'avoue que ça m'a toujours gêné, cette espèce de goût qu'ont les Yankees de régler leurs problèmes domestiques en passant par la distribution de pralines. Les teigneux, les violents qui cognent leur nana, ça me débecte quand même pas mal. C'est pas viril, et puis surtout, c'est pas compatible avec l'art de vivre français. Le mec qui cogne, c'est un mec à court d'arguments. Un connard, un vaincu… On a jamais vu Gabin cogner une femme, et pourtant… on ne peut quand même pas prétendre qu'il n'incarnait pas le mâle dans toute sa splendeur.

La différence entre un cogneur et un taiseux, c'est que le premier n'aime que lui, alors que le second aime les femmes. Le premier veut être le maître ; le second sait qu'au fond il ne le sera jamais. Alors il met un masque, bougonne, fait la moue, bombe le torse… et espère très fort que la fille fera semblant de tomber dans le panneau. Parce que c'est dans l'ordre des choses, cette espèce de faux-semblant. Mais tout le monde le sait bien : le grand fauve d'Amazone est un petit chat qui aime ronronner dans les bras de sa bien-aimée lorsque les lumières sont éteintes et les volets de la maison fermés. Enfin, c'était comme ça, avant ; et c'était mieux, avant…

C'était le temps béni où l'on pouvait allumer sa clope devant tout le monde, et pas seulement dans la rue. On pouvait fumer dans les trains, dans les tramways (nommés Désir), au bureau, et personne mouftait, surtout pas les souris. On pouvait boire ET conduire sans que les ayatollahs de la sécurité routière ne viennent nous casser les bonbons. Et puis arrivèrent les années 60, les hippies, le pouvoir des fleurs et toutes ces conneries. Les derniers rockeurs résistaient avec Black is black tandis qu'un chevelu français susurrait White is white*. On s'est mis à fumer des joints et à bander mou, à libérer le « côté féminin » des hommes qui, petit à petit, sont devenus des femmes comme les autres. Allez donc faire un tour dans les grands magasins le jour des soldes, aujourd'hui… Vous les verrez, les « hommes » des années 2000, l'air hagard, déprimés, vaincus, anéantis, portant les sacs de leurs donzelles qui se battent à coups de poing quand ce n'est pas à coups de dents pour s'emparer d'un morceau de chiffon à moins 30 %. Le mec d'aujourd'hui est devenu la meilleure copine de sa gonzesse… Tous. Enfin, presque tous ; mais pas Brodsky. Je fais partie des derniers dinosaures, des derniers Cro-Magnons, ces conquistadors qui conquirent le monde avec leurs lances, vêtus d'un slip en peau de bison.
Brodsky mène l'enquête pour vous, mes zamours, avec juste sa bite et son couteau.

Donc je sonne à la porte de cette fameuse Daphné Pink, qui vit dans sa villa « like a princess ». Je demande à voir… C'est quoi, la vie d'une princesse aujourd'hui ?
Un gus m'ouvre la porte. Il est à poil avec un nœud papillon ridicule, un collier de chien et une cage en plastique qui lui enferme la queue. Une cage de chasteté… Lioubov m'avait prévenu, je ne suis donc pas surpris. Juste un peu dégoûté… Comment un mec peut-il accepter un truc pareil ? Je décline mon blaze ; je suis attendu, j'ai pris rendez-vous par téléphone. Il me dit « Princess vous attend ; si vous voulez bien me suivre… » et se retourne. Je mate son cul. Pas un poil ; juste un plug anal entre les deux sphères. Je me demande quel genre de jouissance on peut éprouver avec ce genre de jouet. Je hoche la tête, méprisant…

« Tu disais quoi, Brodsky ? » La voix de Charline résonne dans mon crâne. Ses yeux bleus flamboyants, son majeur explorant un lieu interdit… Putain, non… C'est pas le moment… vraiment pas le moment.

On traverse la villa ; enfin, le palace. Salon, petit salon, salle à manger, couloirs interminables. J'ai l'impression d'être dans un Cluedo grandeur nature ; je m'attends à chaque instant à croiser le colonel Moutarde et le professeur Violet… On a tué le docteur Lenoir, alias Athanagor… avec la plume d'oie, et je demande mademoiselle Rose, dans…

— Le boudoir, Monsieur… annonce le clebs humain en se courbant. Mademoiselle Pink vous attend.

Mademoiselle Pink… Je comprends mieux dès le premier regard. Vous avez vu le film L'affaire Thomas Crown avec Mc Queen et Dunaway ? Ben, j'ai le sosie de la belle juste en face de moi, avec des yeux bleus perçants, des cheveux blonds tombant jusqu'aux épaules, un petit haut qui laisse dépasser des épaules à la peau de nacre, et des jambes… mon Dieu… interminables. Elle est allongée sur un sofa et joue avec un fume-cigarette. Elle me désigne sans un mot le fauteuil qui se trouve juste en face. Nous sommes juste séparés par une petite table basse. Je pose mon cul.

— Vous désiriez me voir ?

Elle a une putain de voix rauque, sensuelle… Tout est sensuel chez elle. Tout invite à l'amour. Je commence à me demander si la cage de chasteté du clébard n'est pas une précaution indispensable. Parce que, qu'il soit son mec ou son larbin, il est impossible pour un mec normalement constitué de ne pas avoir envie de sauter sur cette salope.

— Oui, Mademoiselle Pink, en effet. Ça ne sera pas long, ras…
— Dommaaaage…
— Pardon ?
— On m'a dit que vous meniez une enquête ; je m'attendais à ce que vous me cuisiniez… J'aurais sans doute trouvé cela amusant.
— Euh… Je ne suis pas là pour vous importuner, je…
— Mais vous ne m'importunez pas, Monsieur Brodsky : vous m'amusez.
— Je vous amuse ?
— Vous aviez l'air si sûr de vous en entrant dans cette pièce… Et là, vous semblez tout intimidé. Allons, n'ayez pas peur, Monsieur Brodsky, je ne vais pas vous manger. Enfin… pas tout de suite.

Je sens qu'il faut que je fasse vite, très vite. J'ai tous mes radars en alerte. Y a danger, ça pue… Une vague impression qu'elle est en train de gagner du temps en attendant quelque chose. Mais quoi ? Pas Médor, quand même ? Là, sérieux, je me sentirais presque insulté… Mais je me fais des films, sans aucun doute. En réalité, je n'ai plus l'habitude. Normalement, dans un cas comme celui-là, Hank m'accompagne. Il s'occupe de l'intendance et des méchants, déjoue les pièges pour moi… Sauf que Hank n'est pas là et que, forcément, je commence à flipper.

— J'ai juste deux ou trois questions à vous poser, Mademoiselle Pink. Une enquête de routine…
— Je vous écoute, Monsieur Brodsky. Je suis toute à vous…
— Connaissiez-vous un écrivain du nom d'Athanagor ?
— Que lui est-il arrivé ? Il est mort ?
— Qui vous a dit ça ?
— Monsieur Brodsky, si tel n'était pas le cas, vous n’emploieriez pas le passé pour parler de ce pauvre scribouillard.
— Scribouillard ?
— Monsieur Brodsky, les écrivains capables d'écrire des romans érotiques ne sont pas nombreux. Personnellement, je n'en connais que trois, dont deux sont déjà morts.
— Qui ça ?
— Sade, Sacher-Masoch, et moi-même.
— Il y en a quand même pas mal d'autres…
— Les autres ne m’arrivent pas à la cheville. Regardez mes chevilles, Monsieur Brodsky. Vous les trouvez comment ?
— Qu'avez-vous fait la nuit dernière ?
— Vous n'avez pas répondu à ma question, Monsieur Brodsky. Vous avez du feu ?
— C'est moi qui pose les questions, ma belle ! dis-je exaspéré en allumant sa cigarette. Qu'avez-vous fait la nuit dernière ?

Elle me défie du regard et me souffle la fumée de sa cigarette au visage. Je ne bronche pas.

— Je repose une dernière fois ma question, Mademoiselle P…

Mes yeux me piquent… Ma tête commence à tourner…

— Pink… Mademoiselle… Pink… Qu'avez-vous… fait…
— La nuit dernière ? Je torturais mon larbin. Mais il commence à m'ennuyer…
— Je…
— Chut… Je parle, Brodsky. C'est ce que tu voulais, non ? Je n'ai rien à voir dans ton affaire de meurtre. La nuit dernière, je torturais mon larbin, c'est tout. Et ce soir, c'est toi que je vais torturer. Tu vas le remplacer.
— Espèce… de… sal…

Et puis le noir.

* Les puristes que vous êtes ne manqueront pas de bondir, mes zamours, et de s'écrier « Non, c'est Wight is Wight ! » Sauf que j'ai en ma possession le brouillon de la chanson écrite de la main même de l'auteur, et sur lequel il est écrit « White is white ». Chanson écrite à la gloire des hippies, chevelus et dégénérés. Le titre a été changé ensuite, uniquement pour des raisons commerciales… PIECES and love ? Tu parles, Charles ! Shit and fuck, ouais… C'était ça, les années 60.