Velléda impératrice

Durant sa période d'errance, Velléda avait lu des livres et elle avait compris ce qui n'avait pas fonctionné. Progressivement, les villes furent rebâties et les communications rétablies, ainsi que la production industrielle et les échanges commerciaux, mais sur un mode plus raisonnable et plus équitable qu'auparavant. Une éducation axée sur la fraternité, le dialogue et la paix fut donnée à tous et toutes, sous l'attentive supervision de l'impératrice qui n'hésitait pas à venir à la rencontre des tout-petits comme des adolescents pour leur enseigner longuement la sagesse qu'elle avait acquise au cours de ses pérégrinations à travers les époques. Chacun et chacune l'écoutait, non pas uniquement en vertu de son rang parce qu'elle commandait au monde entier, mais parce que sa voix captivait et que son charisme enflammait les esprits, et l'on ressortait de ses cours plein d'espérance et d'énergie.

Durant ses discours officiels, l'impératrice portait souvent des lunettes de soleil afin de s'interdire de séduire par son regard. Elle ne voulait que ses seuls mots pour convaincre, et non l'ascendant que lui procurait son charme.

Quand la nouvelle génération fut en âge de comprendre les enjeux de son temps, un corbeau freux vient se poser sur le trône de Velléda alors que celle-ci, fidèle à son habitude, méditait en pleine nuit. Alors qu'elle restait seule à veiller dans le silence, dans la fraîcheur du jardin de son palais, l'oiseau vint la sortir de sa contemplation du ciel étoilé par la fenêtre ouverte. De son bec s'échappèrent de nouvelles paroles :

Il est temps à présent, car ton œuvre s'achève,
Que tu quittes ces lieux où l'on trouve la paix.
Tu as su de leur âme une peine extirper ;
D'autres après toi sauront assumer la relève.

Lentement se construit le monde de ton rêve :
Les hommes vont cesser enfin de s'étriper,
À la disparition ils viennent d'échapper.
Le règne de l'amour succède au temps du glaive.

Ta mission accomplie, tu pourras retrouver
Tous ceux de ta famille auxquels tu as prouvé
La valeur de ton cœur, et de ton bras la force.

Sois fière : il est fini, le temps amer des larmes ;
L'humanité enfin a déposé les armes :
Une ère de sagesse à cet instant s'amorce.

Son règne aurait pu être quasi éternel. Elle aurait pu ordonner qu'on l'adorât comme une déesse au pouvoir d'immortalité. Pour avoir été celle qui avait apporté la paix, elle aurait obtenu cela sans difficulté ni aucune violence, tant les gens l'aimaient sincèrement. Mais elle répugnait à cette idolâtrie. Il lui fallait au contraire lutter constamment contre le trop-plein d'amour que le monde entier déversait sur elle car cela stérilisait toute initiative politique. Or elle souhaitait développer l'expression libre des idées et que soient parfois contestés ses choix de société : elle préférait des peuples debout aux brebis fidèles bêlant à sa gloire et acceptant tout ce qu'elle ordonnait sans réfléchir. Face à ces risques de dérive, elle prit alors – conformément au conseil du corbeau – la décision de partir.

Afin de ne pas laisser derrière elle un chaos qui aurait probablement ouvert à nouveau un temps de violence et de destruction, Velléda prit le temps d'organiser sa succession. Après deux cents ans de règne solitaire, elle se choisit un époux nommé Mithras, un anonyme que rien ne semblait distinguer dans la foule, ni plus grand, ni plus beau, ni plus intelligent que la moyenne ; simplement un homme doux et patient qui s'avéra, aux côtés de l'impératrice qui conservait le pouvoir suprême, un monarque attentif et efficace à trancher les conflits qu'il arbitrait.

Le jour de leur mariage, il fut décidé qu'ils auraient un enfant unique et que celui-ci règnerait, quel que soit son sexe, dès l'âge de vingt ans. Ce fut une fille, et elle fut nommée Xénia en souvenir de celle que l'impératrice avait aimée. La Constitution précisait qu'elle était destinée à être la dernière à régner en raison de son sang, la démocratie prenant ensuite le relais.

Quotidiennement, des vaisseaux spatiaux s'élançaient dans le système solaire afin de collecter les matières premières dont l'humanité avait besoin pour rebâtir ses infrastructures détruites par la guerre. Platine, iridium, indium, autres métaux précieux ainsi que terres rares, extraits d'astéroïdes capturés sur leur orbite lointaine, étaient ramenés via des tunnels gravitationnels à proximité de la Terre par de puissants cargos remorqueurs.

Progressivement, les ruines se relevaient et le monde se repeuplait au fur et à mesure que diminuait le niveau des radiations, l'héritage mortel des temps obscurs. Certains quittèrent définitivement la Terre pour s'installer sur la Lune et Mars, puis Ganymède, Titan, et enfin Europe et Callisto pour y collecter la précieuse eau qui se trouve sous leur surface. Certes, il y eut encore des disputes entre groupes constitués et même des conflits armés, car même l'extrême habileté à gouverner de la famille impériale ne pouvait changer la nature humaine. Mais le niveau de violence ne dépassait plus le seuil au-delà duquel plus aucune valeur n'a cours et dans lequel sombrent les civilisations décadentes.

Les anciennes, survivantes du cataclysme qui avait dévasté le monde jusqu'à presque l'anéantir, avaient chacune laissé leur témoignage des erreurs que les hommes devaient absolument éviter pour ne pas retourner dans les folies du passé. C'était leur avertissement, le fruit du sacrifice de leur génération massacrée.

Leurs mémoires racontaient l'absurde compétition pour produire toujours plus de biens inutiles, les désirs artificiels créés de toutes pièces par l'omniprésente publicité, la sensation de vide, de superficialité, de soif de plus être – jamais étanchée – que l'illusion de satisfaire ces envies donnait, le nombre toujours croissant d'exclus que le système générait et dont la révolte avait fini par tout détruire.

Velléda se souvenait du temps où elle vivait au milieu d'une forêt avec ceux qu'elle aimait, dans un dénuement qui n'avait rien d'une privation mais au contraire les emplissait d'être et de profondeur, les fortifiant chaque jour, en intime communion avec chacun des membres du monde minéral et du monde vivant. Pour que ce bonheur soit accessible à tous, il ne fallait pas de trop grandes densités humaines, tout en laissant chacun libre de procréer comme elle ou il le désirait, d'autant que les progrès médicaux avaient permis de repousser les limites de l'espérance de vie au-delà de ce qu'on croyait possible.

Ce fut la raison pour laquelle elle décida de peupler le système solaire de la manière la plus homogène possible, et en même temps de lancer de vastes et confortables vaisseaux à destination des étoiles de la Voie Lactée, même si l'immensité des distances interstellaires impliquait des voyages s'étalant sur plusieurs dizaines, voire centaines de générations, malgré de nouvelles technologies de propulsion permettant de s'approcher de la vitesse de la lumière. Ces immenses chantiers situés sur l'orbite terrestre furent la grande affaire de tout un siècle de progrès techniques, donnant du travail à plusieurs millions d'artisans et d'ingénieurs.

Elle n'avait pas oublié les immenses parties fines entre guerrières, qui faisaient partie intégrante du mythe fondateur de son empire. Pour elle, religiosité et sexualité étaient liées, soudées par l'adversité, et devaient le rester dans les temps favorables. Pour cela, elle organisait des cérémonies de méditation qu'elle présidait, avec une assistance uniquement féminine, et qui finissaient toujours en de vastes orgies saphiques que commentaient ainsi les corbeaux témoins de la scène :

L'impératrice, nue parmi ses hétaïres,
Poursuit l'incantation brûlante du ciel noir.
Nul ne peut contester son transcendant savoir :
Fidèlement, toujours on transcrit tous ses dires.

Ignorant les envieux qui dans son dos conspirent,
Créant des lendemains qui sont chargés d'espoir,
Célébrant l'amour dans un lubrique foutoir,
Elle oublie le destin tragique des empires.

Parée de ses bijoux et parfums impériaux,
Entourée de fidèles et gardes prétoriaux,
Elle chante l'amour, l'exquise chair des femmes.

Les fragrances des corps se mêlent à l'encens
Qui brûle abondamment, exacerbant les sens ;
Ses discours enflammés toujours la paix proclament.